Sylvain Guérineau, Itaru Oki, Kent Carter, Makoto Sato : D’une rive à l’autre (Improvising Beings, 2016)
Ils n’y peuvent rien mais peuvent tout : le free jazz coule dans leurs veines. Et ce, depuis longtemps déjà. Et même s’ils sont passés par d’autres sphères, rarement relayées par les médias, Sylvain Guérineau, Itaru Oki, Kent Carter et Makoto Sato aiment à voguer librement, toutes voiles dehors. Avec de vrais morceaux de Trane-Cherry ici. Et alors ? Que faire ? Les ficher S sur le Code pénal de la critiquature ?
Ici, entendre le ténor se lover au cœur d’une contrebasse grouillante, sentir la timide et essentielle sourdine du trompettiste titiller le saxophoniste, entendre le batteur déstructurer la pompe du contrebassiste, aimer ces cuivres chauffés à blanc, retrouver ces phrasés lancés à même le sensible. Oui, c’est ça : fichés S. S comme superbe !
Sylvain Guérineau, Itaru Oki, Kent Carter, Makoto Sato : D’une rive à l’autre
Improvising Beings / Orkhêstra International
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ Terre-Neuvas 02/ Bateau phare 03/ Récif 04/ Le rideau de mer 05/ D’une rive à l’autre
Luc Bouquet © Le son du grisli
Linda Sharrock : They Begin to Speak (Improvising Beings, 2016)
Linda Sharrock. Donc le cri. Pas le cri bien appliqué et discipliné des bons élèves (on s’y laisse prendre parfois). Donc le cri de rage. Donc le cri d’amour. Le crescendo qui monte. La gorge et la poitrine en feu. Le cri des chaos d’hier. Et de ceux à venir. L’écartèlement. Le cri des origines. Le cri toujours indompté. Et des diables (Mario Rechtern, Itaru Oki, Eric Zinman, Makoto Sato, Yoram Rosilio, Claude Parle, Cyprien Busolini) surgissant des murs. Forts. Enthousiastes. Bondissants. Envoûtés. 20 mai 2015 – Paris : le cri qui dure.
Linda Sharrock. Donc la blessure. Donc les blessures. Donc les bleus. Et toujours le cri. Chez les anglais (Derek Saw, John Jasnoch, Charlie Collins + Mario Rechtern) une autre rage. D’autres équilibres. Des horizons sans barreaux. Trompette et saxophone en bataille. Et toujours le cri en pleine poire. Et Linda qui guide le cri. Chef d’orchestre plus qu’on ne le croit. 5 mai 2015 – Sheffield : le cri et son insupportable beauté.
Linda Sharrock : They Begin to Speak
Improvising Beings / Orkhêstra International
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
2 CD : CD1 : 01/1 02/2 03/3 - CD2 : 01/1 02/2 03/3
Luc Bouquet © Le son du grisli
Linda Sharrock : No Is No (Improvising Beings, 2014)
D’un des deux mots que lui a laissés la maladie – « Tu dois savoir qu'elle ne prononce plus que deux mots, Yes, et No », précisait Julien Palomo –, une musicienne a composé un disque double et une sentence qui vaut bien un langage entier : No Is No. Ici, entre deux No, c’est un « être » qu’on trouve, dont le nom est Linda Sharrock.
Comme pour en finir. Avec le free jazz, la liberté en musique et la fièvre suggestive. Avec les standards funambules, même. Désormais contenue, la virulence n’en est que plus vive. Black Woman assise, Sharrock – avec ses partenaires Itaru Oki, Mario Rechtern, Eric Zinman, Yoram Rosilio et Makoto Sato – signe un manifeste qui balaye tout passé et relativise le présent. Au chant c’est un râle qu’on oppose et à la verve libre un autre message que l’on suspend : brillants, Itaru Oki et Mario Rechtern démontrent aux trompette et saxophones une invention qui pardonne l’affectation sporadique (en studio, surtout) de Zinman ; impeccable, la section rythmique offre au rôle d’accompagnateur une subtile démesure.
Sur la couverture, c’est Jeanne d’Arc au bûcher ; sur disques, c’est une fronde musicale qui anéantit toutes les « prises de risque » d’imitateurs qui, sur les grands boulevards de l’improvisation, découvrent l’Amérique. Là encore, entre deux No, c’est un vocabulaire autrement riche que l’on agite pour s’amuser des illusions du verbe et annoncer sans lui qu’après des années de recherches on peut désormais affirmer que le free jazz n’est non plus seulement disparu, mais bien mort, et que son dernier mot a été No Is No.
Linda Sharrock : No Is No (Don't Fuck Around With Your Women) (Improvising Beings)
Edition : 2014.
2 CD : CD1 : 01/ No Is No (CD) – CD2 : 01/ No Is No (Live)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Alan Silva : Paris, Atelier Tampon, 18 mai 2019
Three Hundred Seasons and Some : 80 ans d’Alan Silva.
Alors qu'une averse trempe Paris, un concert célébrant le quatre-vingtième anniversaire d'Alan Silva se déroule dans une petite salle du 10e arrondissement aux murs ornés de calligraphies chinoises. L'anniversaire du contrebassiste, joueur de synthétiseur, compositeur et enseignant avait en fait eu lieu quelques mois plus tôt, en janvier. Mais les occasions de jouer pour les musiciens tels que lui sont rares, désormais, aux États-Unis ou dans sa France d'adoption.
Silva fit un discours d'introduction enjoué, expliquant que le free jazz avait depuis longtemps été une affaire de petites salles : du Cellar Café de l'Upper West Side new-yorkais où s'était déroulée l'October Revolution de 1964, à la Vieille Grille de Paris, où Silva avait joué quelques années plus tard avec Sunny Murray, durant son premier long séjour en France. Dans le groupe de Murray se trouvaient alors plusieurs musiciens français : Bernard Vitet, Beb Guérin, et François Tusques.
Ce soir, Tusques était là pour écouter. Tusques et la femme de Silva, Catherine, furent applaudis, une attention que le pianiste semble toujours accueillir avec un air de surprise, comme si... Silva mentionna l'âge et la mort, rappelant les noms de musiciens aux côtés desquels il avait construit sa carrière, maintenant tous disparus : Cecil Taylor, Bill Dixon, Sun Ra.
En 1970, alors que l’impressionnant Celestrial Communication Orchestra secouait la scène de la Maison de l'ORTF, quelque part parmi les neuf cents spectateurs se trouvait un jeune japonais, alors étudiant en littérature française. Makoto Sato n'avait pas encore entrepris de devenir batteur sur les conseils de Don Cherry. Ce soir, il se trouve derrière le kit. Face à lui, Itaru Oki et sa trompette prolongent un travail entamé dans les coffee houses de Tokyo cinquante ans plus tôt. À sa gauche, un musicien beaucoup plus jeune, le français Richard Comte, ajoute une voix nouvelle à l'aide de ses guitares électriques et électro-acoustiques.
Depuis environ vingt ans, la préférence de Silva va au synthétiseur plutôt qu'à l'instrument sur lequel il a fait son nom. Silva décline une basse offerte au profit d'un clavier Yamaha. Pour le rappel, le groupe accueille le saxophoniste Georges Gaumont, vétéran du Celestrial époque IACP et membre d'une illustre famille musicale. Un grand nombre d'années d'histoire sont réunies sur scène.
Et la musique, qu’en est-il ? Peut-être qu'un adepte de la philosophie bouddhiste mentionnerait l'impermanence. Passé un certain point, plus rien n’est à prouver. Lorsqu’une musique contient suffisamment pour continuellement se recomposer, fusionner, et générer à nouveau, c'est le signe que l'état de changement continu a été infléchi, et que quelque chose a été accompli. La musique était légère. Bon anniversaire, M. Silva.
Pierre Crépon © Le son du grisli
Photographies : Olivier Ledure. Traduction : Cathy Lecocq.
La version originale anglaise de cet article a été publiée dans la revue en ligne Arteidolia.
Shigemasa Horio, Itaru Oki, Kei Yoshida, Izumi Ose, Akira Ando, Makoto Sato : Paris, Le Chat Noir, 12 décembre 2017
À quelques pas des trottoirs verglacés du boulevard de Belleville, au sous-sol du bar Le Chat noir. Derrière une porte un peu dissimulée qui demande à ce qu’on ne l’ouvre pas, un sextet entièrement japonais. Makoto Sato à la batterie, Akira Ando au violoncelle, Izumi Ose à la voix et au piano (tous deux résidents de Berlin), et trois trompettes : le légendaire Itaru Oki, Shigemasa Horio (qui vient de Fukuoka, au sud du Japon), et Kei Yoshida.
Progressivement, la musique s'installe, sous-tendue par les motifs énigmatiques du violoncelle et le jeu plein d'espace de Sato, qui suspend souvent sa baguette dans les airs quelques instants décisifs avant de frapper. Les musiciens jouent d'abord en quartet. Quelque chose se met en place, avec assez de douceur pour qu'il soit possible de remarquer que les sons émis par les glaçons du verre d'un spectateur s'accordent étrangement avec ce qui est en train de se dérouler. Oki se lève et rejoint le groupe. Les deux trompettes se voient complétées brièvement par le mélodica d'Ose. Démarre un souffle collectif qui ne retombera pas.
Cette musique improvisée là, repose sur le son juste, et son plein potentiel se révèle quand elle peut faire entendre tous les sons justes à la fois. Les deux trompettes et le mélodica, bientôt les trois trompettes, jouent ensemble de longues lignes. Les musiciens, maintenant au complet, forment presque un cercle. Dans ce que jouent les trois cuivres se mêlent la pureté du son de l'instrument, la force de l'unisson, et l’ouverture vers toutes les possibilités du registre free. Une ligne rauque, presque brutale, de Yoshida, vient créer l'appel d'air. Le jeu de salive d’Oki, ses interjections de voix – auxquelles répondent les wordless vocals d'Ose –, forment comme un seuil derrière lequel existent les très nombreuses autres choses qu'il sait jouer. Des accords graves plaqués au piano à l'exact bon moment. La batterie qui passe un cap et montre qu'espace n'est pas l'inverse de puissance. Le chat noir sait où il va.
L'archet d'Ando a souffert, mais la musique a résonné très fort ce soir. Les musiciens se serrent la main. En haut, des gens fêtent un anniversaire. C'est une bonne soirée.
Pierre Crépon © Le son du grisli
Photos originales : JJGFREE
Itaru Oki : Chorui Zukan (Improvising Beings, 2014)
Le souffle infiltre le silence. La trompette d’Itaru Oki cueille la mélodie (lumineux Misterioso & 'Round Midnight), se recueille devant ces histoires si souvent contées (I’m Getting Sentimental Over You, I Wish I Knew). Ici, ce ne sont plus des standards mais de neuves mélodies, crées il y a quelques secondes seulement.
Ailleurs, la trompette du japonais improvise et l’appel n’en est que plus pressant. Bill Dixon avait déjà tutoyé ces étranglements, cette réverbération salivaire, ces grondements zébrés. Itaru Oki lui offre un nouveau moteur, un autre mystère. Parfois les souffles se dédoublent, parfois le blues s’installe et tous les repères historiques et géographiques se perdent. Ou bien, est-ce le contraire. Ce disque solo suffira-t-il à nous convaincre de l’intrépide et singulier talent d’Itaru Oki ? On espère la réponse positive.
Itaru Oki : Chorui Zukan (Improvising Beings)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Janomecho 02/ I’m Getting Sentimental Over You 03/ Oogamadara 04/ I Wish I Knew 05/ Asagimadara 06/ Midorishijimi 07/ Misterioso 08/ You Are Too Beautiful 09/ Karasuageha 10/ I Wish I Knew 11/ Shimokita Blues 12/ Smiling Mr. Nanri 13/ Suminagashi 14/ ’Round Midnight
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ressuage : Semelles de fondation (Bloc Thyristors, 2011) / Irau Oki, Benjamin Duboc : Nobusiko (Improvising Beings, 2010)
Sous le nom de Ressuage– technique inquiète de lourd et de métallique – agissent Itaru Oki (trompette, bugle et flûtes), Michel Pilz (clarinette basse), Benjamin Duboc (contrebasse), Jean-Noël Cognard (batterie), Patrick Müller (« electronsonic ») et Sébastien Rivas (ordinateur).
Sous un ciel de soupçon se dressent ces Semelles de fondation : plantées là, auxquelles le climat s’adapte maintenant : une note de contrebasse tombe, la flûte et la clarinette invectivent, la cymbale menace et l’électricité gagne du terrain. Sous les coups de Cognard, elle finit d’ailleurs par faire éclater une pluie d’éléments variés qui retomberont lentement, au son des effets d’étouffoirs et de transformateurs. La suite, sur l’autre face, délivre un exercice plus atmosphérique : valse de gimmicks sous réverbération. La fusion industrielle rêvée a tous les charmes de l’exercice artisanal qu’un jeu de citations opposant Oki et Pilz changera en improvisation amène.
Ressuage : Semelles de fondation (Bloc Thyristors / Metamkine)
Enregistrement : 29 et 30 novembre 2010. Edition : 2011.
LP : A1/ Portiques indéformables A2/ De béton et de verre A3/ Les travées basses des façades A4/ Module d’échanges B1/ Pré-tension B2/ Voiles suspendues B3/ Emprise ferroviaire B4/ Long pan opposé
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Plus tôt (15 décembre 2009), la paire Itaru Oki / Benjamin Duboc enregistrait Nobusiko. Donnant de la voix, passant de trompette en flûte et de bugle en percussions, le premier construit sur le solide soutien du second des mélodies réservées et des pièces plus vindicatives – ici Duboc accompagne (Foudo), là il provoque (Harawata), ailleurs encore s’emporte à l’archet (Siwasu). Remisant ses éclats, Oki tranquillise alors. Nobusiko est l’histoire d’un équilibre trouvé à deux, un geste après l’autre.
Jazz à part 2011
D’une émission radiophonique hebdomadaire – diffusée tous les vendredis par la station HDR, 99.1 sur la bande FM locale – est né l’an dernier, à Rouen, un festival de jazz. Ainsi, une émission de radio et un festival partagent désormais un même nom, Jazz à Part, et une même devise : Free Music for Free People.
En 2010, le festival a programmé le trio Jean-Luc Cappozzo / Jérôme Bourdellon / Nicolas Lelièvre, le contrebassiste Claude Tchamitchian ou encore le guitariste Raymond Boni et le batteur Makoto Sato emmenant le Mamabaray Quartet. Encourageante, l’expérience commanda une suite : la deuxième édition vient d’avoir lieu, le cœur eut lieu le week-end dernier (21 et 22 mai). Plus tôt dans la semaine, un cinéma a diffusé en guise d’appetizers les films The Connection (Jackie McLean et Freddie Redd dans les rôles principaux) et Billy Bang’s Redemption Song tandis que la Galerie du Pôle Image a laissé au duo Ecco Fatto (Emmanuel Lalande et Jean-Paul Buisson) le soin d’improviser sur cadres de pianos.
Au cœur du festival, maintenant. Samedi 21 mai, en fin d’après-midi, Daunik Lazro donna un solo au saxophone baryton à l’Aître Saint-Maclou, ancien cimetière aux colombages ornés de crânes, d’os croisés et d’utiles instruments d’enfouissement. Pour Lazro, pas de Memento Mori cependant, plutôt un rappel recueilli administré à l’auditeur averti comme au passant : « Souviens-toi que tu peux entendre ». Interprétant, le saxophoniste rend hommage à John Coltrane et Albert Ayler. Une question, alors : combien sont-ils, les musiciens capables de mêler leur voix à celle de deux figures pareilles ? Le compte-rendu ne rendra pas de comptes, ne donnera pas d’estimation numéraire et encore moins de noms, mais soulignera que Daunik Lazro est de ceux-là, et des plus justes encore. Improvisant, le saxophoniste déploie par couches successives un témoignage d’exception fait autant de graves tonnants que de souffles blancs, de notes endurantes que de vibrations porteuses, et ce jusqu’au fading derrière lequel l’auditeur comprendra que l’instant est déjà passé, qui contenait un lot d’impressions aussi intenses qu’insaisissables.
Un peu plus tard, sur les quais de Seine, deux duos d’improvisateurs ont accordé l’un après l’autre leurs humeurs vagabondes : Hélène Breschand et Sylvain Kassap, d’un côté, Akosh S. et Gildas Etevenard, de l’autre. A la harpe, à la voix et aux machines, Breschand dessinait une musique de chambre à ogives que Kassap, aux clarinettes, aux flûtes et aux machines lui aussi, envisageait dans le même temps en coloriste. La connivence mit sur pied un théâtre enchanteur : mystère aux croyances discordantes et emmêlées, au langage en conséquence halluciné. Plus terrestre, l’échange d’Akosh S. (saxophone, clarinettes, flûtes, percussions) et Gildas Etevenard (batterie et gardon – instrument à cordes hongrois encaissant aussi bien frappes que pincements) ne fut pas moins efficient. Partenaires réguliers illustrant notamment les chorégraphies de Josef Nadj, les deux hommes composèrent de subtils paysages de rocailles, tentés de se fondre en des cieux béants. Contemplatif et concentré, le duo vagabonda en plaines, décidant ici ou là de tailler un relief à la hache : comme au temps de l’Unit, les belles incartades du ténor sont la marque de son invention abrupte.
D’autres reliefs encore, dimanche 22, au même endroit – le 106, pour être précis. En après-midi, Carlos Zingaro et le batteur Nicolas Lelièvre, familiers, se retrouvaient sur scène en présence de Joëlle Léandre. Deux archets d’exception : celui de la contrebassiste, exubérant, passionné, et même apaisé par moments ; celui du violoniste, volubile, sensible, voire surfin. Toutes cordes combinées avec élégance, que Lelièvre accompagna avec aplomb, cursif et agile, à l’affût pour changer toute intention en frappe opportune. Ensuite vint le temps d’une autre batterie (celle de Makoto Sato) et d’une autre contrebasse imposante (celle d’Alan Silva, qui interviendra aussi au synthétiseur), entre lesquelles se glisseront trompette, bugle et flûtes (ceux d’Itaru Oki). Sur synthétiseur, Silva expérimente en enfant détaché de toutes conventions, dans la joie ou le tumulte, invective ; à la contrebasse, il accompagne et ordonne, profite de l’harmonie de ses partenaires – Sato caressant peaux et cadres, mesurant ses coups comme d’autres réfléchissent en traçant des points d’interrogation, et Oki inventant dans le sillage de Don Cherry des mélodies sublimées par sa profonde exécution. Généreuse est la conclusion de ces quelques jours d’une improvisation en partage. Les promesses ont largement été tenues, jusqu’au respect de cette citation d’Eric Dolphy, phrase-étendard prononcée en guise d’introduction au solo de Lazro à l’Aître Saint-Maclou : « À peine écoutez-vous de la musique que c’est déjà fini, qu’elle est déjà partie, elle est dans l’air. Pas moyen de remettre la main dessus. » D’ailleurs, la redite elle-même ne saurait être consolante : le seul recours reste l’improvisation à suivre, l’instant d’après à inventer dans les limites du possible et de l’irraisonnable. Dès l’année prochaine, Jazz à part devrait y travailler.
Guillaume Belhomme © Mouvement / Le son du grisli
Nuts : Symphony for Old and New Dimensions (Ayler, 2009)
D’abord, le silence ou presque. Les échos lointains d’une musique des profondeurs, aux amples souffles immergés. Puis, lentement, le surgissement à la surface, comme perçant l’eau et brisant la glace, d’un lourd et lent vaisseau. C’est la nuit, assurément. Les premières heures du jour, peut être. C’est la musique de Nuts, ses premières minutes. C’est, autour de la contrebasse de Benjamin Duboc, deux batteurs et deux trompettistes. Soient les mélodiques et percussifs Makoto Sato et Didier Lasserre et les deux souffleurs enchanteurs Itaru Oki et Rasul Siddik. Mais nous reviendrons aux musiciens un peu plus tard, retournons à la musique.
Elle a déjà entamé son voyage et nous avec. Dans notre sillage, les fantômes des belles heures du free jazz des années fin 60 et 70. Comme alors, Nuts choisit de développer sa musique en de longues improvisations collectives qui malaxent puis agglomèrent la matière sonore pour fabriquer ces deux longs poèmes sinueux et accidentés que sont Movement One : Paths et Movement Two : Fields, qui proposent, en des flashs et des pauses enchâssés, les épisodes de gloire de la musique africaine américaine ainsi que les bribes d’un nouveau folklore. A la proue, l’aura de Don Cherry irradie et dévoile les pistes qui s’ouvrent, les reliefs (tantôt Paths, tantôt Fields) qui se découvrent. Au regretté musicien, l’équipage de Nuts emprunte d’abord la lettre : Symphony for Old and New Dimensions fait référence à l’album Symphony for Improvisers et au groupe Old and New Dreams. Mais du trompettiste, surtout, c’est l’esprit qui est convoqué le long de ce disque tout emprunt d’aventure et de sérénité.
Les cinq musiciens de Nuts ont beaucoup cheminé, cherché, voyagé pour enfin se trouver ce 5 février 2009 au Carré Bleu de Poitiers et offrir l’essentielle musique offerte ici. Symphony for Old and New Dimensions est le point de confluence de cinq fleuves bien distincts mais guidés tous par un même courant de curiosité et de liberté. Benjamin Duboc et Didier Lasserre sont deux musiciens français d’une petite quarantaine d’années, fidèles de l’Atelier Tampon Ramier et s’inspirant autant du jazz que de la musique contemporaine d’un John Cage. Les trois autres musiciens sont de la génération précédente et, américain tel Rasul Siddik ou japonais tels Makoto Sato et Itaru Oki, ont contribué à écrire les plus belles pages du free jazz.
A l’écoute de cette musique, forte des personnalités qui la jouent comme du collectif qui la fait couler de source, peut venir à l’esprit cette phrase bouddhiste : « Cakyamuni, dit le Bouddha, se saisit d'un morceau de craie rouge et, traçant un cercle, déclara : Quand des hommes même s'ils s'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents, au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. » Si vous écoutez ce disque, vous l’aimerez car il devait en être ainsi. Vous devriez vous retrouver, tout comme les cinq musiciens de Nuts s’y retrouvèrent heureusement, dans le cercle rouge où fut créée cette musique née du hasard et de la nécessité.
Nuts : Symphony for Old and New Dimensions (Ayler / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Movement One : Paths 02/ Movement Two : Fields
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Nuts clôturera ce samedi soir l'édition 2010 du Festival Météo.