Tomoyuki Aoki, Harutaka Mochizuki : Live in Strasbourg (Soleils Bleus, 2020)
Suite (et presque fin) de la sélection de 10 disques japonais récents à écouter d'urgence, établie Michel Henritzi à l'occasion de la parution de son livre, Micro Japon...
Tomoyuki Aoki et Harutaka Mochizuki ont laissé, dans le sillage de leur tournée en Europe, ce très beau live enregistré à Strasbourg. Disque où se mêlent guitare, saxophone alto et voix, reprises de chansons du répertoire kayo-kokyu japonais et improvisations psychédéliques.
Aoki est le guitariste du groupe Up-Tight, brulot incandescent psychédélique. Ici, le duo joue des ballades reptiliennes, où voix et sax se disputent le pathos, les larmes et les déchirures ; deux voix qui s'enroulent l'une sur l'autre, voix solitaires comme entendues dans un écho brisé.
Ce live est un disque psychédélique parfait, hypnotique, lancinant, rappelant les Rallizes Denudes, la guitare totalement barrée, distordue, ouvrant l'espace en deux dans lequel s'engouffre l'alto de Harutaka.
Tomoyuki Aoki, Harutaka Mochizuki : Live in Strasbourg
Edition : 2020.
Soleils Bleus
Michel Henritzi © le son du grisli
Makoto Kawashima & Harutaka Mochizuki : Free Wind Mood (An'archives, 2018)
Depuis quelque temps, un truc se réveille dans les clubs du Japon, de jeunes gens enragés redécouvrent l'histoire de la free music, se l’approprient et la bousculent, enfilant les fringues trouées de Kaoru Abe. Makoto Kawashima et Harutaka Mochizuki apparaissent aujourd'hui comme deux échos sublimes de ces lointains orages disparus.
Makoto Kawashima est apparu sur le label mythique PSF, adoubant ce jeune sax alto qui reprend le free là ou Abe l’avait laissé dans sa sauvagerie dernière, pour sa façon aussi de désosser de poisseuses mélodies, les écorcher littéralement. C’est juste beau, si la beauté peut être de mourir dans le son, par le son. Ca joue, entrant toute sa rage et sa désespérance dans le corps de métal, les poumons avec, ectoplasme errant entre les couacs, les crachats soniques, les mélodies blessées, les chorus avortés dans la vibration d'un air chargé de particules métalliques.
Harutaka Mochizuki semble moins dans la fascination de cette insurrection sonique des sixties, free, lui joue comme un autiste sourd aux bruits des modes et du temps. Son jeu est comme tourné vers l'intérieur, ce qui hante nos vies, la sienne. Il ne cherche pas à cacher les bruits de l'instrument, alto patiné, mais au contraire à exhiber, faire entendre, monstration du cirque intime du sax, souffles, salives sonores, jeu asthmatique, mélodies comme crachées dans l’air. Il y a une vraie fragilité dans son jeu, comme un fil tendu dans l’air où s’accrochent des notes maigres, tremblantes, susurrées. Il écrit de foutues mélodies sur le vent, poésie de l'écart, le son comme un bateau ivre, on tangue et putain c'est beau.
Makoto Kawashima & Harutaka Mochizuki : Free Wind Mood
An'archives
Edition : 2018.
Michel Henritzi © Le son du grisli
Harutaka Mochizuki, Tomoyuki Aoki : 2 (2020)
Si le titre de l’album est « 2 », c’est la quatrième fois que l’on peut entendre, sur disque, Harutaka Mochizuki et Tomoyuki Aoki : il y eut, avant ce 2, un disque sans titre, la première face d’un Enka Mood Collection pour le label an’archives ainsi qu'un live enregistré à Strasbourg.
On savait donc de quoi retournait la collaboration du saxophoniste et du guitariste d’Up-Tight, qui donnent ici tous deux de la voix – sombre chanson électrique aimantant, pour s’en nourrir, toutes les plaintes possibles : dérapages du saxophone, saturations de la guitare... La forme et la longueur des quatre premiers titres sont classiques : ballades qui installent leur mélancolie sur un paquet d’arpèges de guitare ou de clavier.
Si l’écoute est agréable, c’est un peu plus loin que le disque impressionne : dans les plaintes longues des cinquième et sixième morceaux. Bâti sur un bourdon qui oscille et grésille, un instrumental s’abandonne peu à peu à un nouvel arpège. C’est alors la dernière chanson du disque qui commence : divagation d’un quart d’heure qui ne cesse de répéter son premier motif et, à force, compose dans une inspirante instabilité. 2 n’est tiré qu’à 200 exemplaires. Vite : se rapprocher d’an’archives.
Harutaka Mochizuki, Tomoyuki Aoki : 2
Edition : 2020.
an’archives
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Harutaka Mochizuki : Flageolet Ni Tokeru Chocolate (Klageto, 2020)
Ce que je recherche, c’est la perfection. Forcément, la plupart du temps, j’échoue. Ce que je recherche avant tout, en fait, c’est chanter davantage. La confidence date du printemps 2018, et ce nouvel enregistrement solo d’Harutaka Mochizuki, Flageolet Ni Tokeru Chocolate – deux plages datées de 2019 et 2020 – pourrait en être la parfaite illustration.
Progressant toujours comme sur un fil, Mochizuki passe de saxophone en clavier et donne même de la voix : une série d’airs différents, de presque chansons succinctes, passe comme autant de séquences subtilement enchaînées. L’emballement d’une machine peut l’inciter à s’essayer à la poésie sonore quand ce n’est pas la tentation d’une pop naïve qui le travaille. Mais la foucade passée, le musicien retourne au saxophone alto : glisse avec lui le long de pentes légères, engouffre dans l’instrument deux voix presque semblables, tremble enfin jusqu’au silence.
Les tergiversations expressives de Mochizuki, qui filent une même poésie, ne datent pas d’hier. C’est ce dont témoigne les trois pièces que le Japonais a déposées sur un vinyle qu’il partage avec les doyens de Negativland (deux récréations passées au collage sans susciter de grand intérêt) et Kommissar Hjuler und Frau (un théâtre inquiet qui convoque respiration souffreteuse et musical antalgique). En 2004 et 2012, Mochizuki chantait déjà : au piano, avec un peu de percussions (à moins que ce ne soit là le grelot agité par un chat), il élabore une chanson qui fait grand cas de distance et de silences. C’est là un art du lâcher-prise qui exprime autant qu’il cache, et qui touche.
Est-ce cette peur de l’échec qui, malgré tout, conduit Harutaka Mochizuki à s’essayer à d’autres expériences encore ? Sur la compilation 聖みろくさんぶ, on le retrouve ainsi en compagnie du guitariste et chanteur Atsushi Noda (qui présente ici quelques-uns de ses projets personnels) sur deux titres d’une pop instable. Au saxophone et à la voix encore, il œuvre à une chanson qui flotte cette fois entre plages délicates et écueils. Noda a eu raison d’embarquer le saxophoniste : l’étrangeté de sa pratique augmente sa pop désuète (on pense à 800 Cherries) d’autres dissonances, décisives celles-là.
Harutaka Mochizuki : Flageolet Ni Tokeru Chocolate
Klageto / An'archives
Edition : 2020.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview d'Harutaka Mochizuki
Cette interview du saxophoniste Harutaka Mochizuki est à retrouver dans l'anthologie du Son du grisli, que l'on peut commander ici.
Quel est ton premier souvenir de musique ? C’est la chorale, à l’école primaire. Le souvenir de chanter avec tellement de monde. C’était un peu triste. Je ne sais pas pourquoi.
Quand et où es-tu né ? Je suis né dans la ville de Shizuoka, au Japon, en 1977.
Puisque nous avons le même âge, une question s’impose : qu’écoutais-tu au début des années 1990 ? J’étais au lycée à cette époque. J’écoutais de la pop japonaise et de la techno de Détroit.
Qu’est-ce qui t’a conduit à faire de la musique ? Quels ont été ton premier instrument, tes premières influences ? Le premier instrument que j’ai acheté, ça a été un synthétiseur. Concernant mes influences, je vais me répéter : la pop japonaise et la techno de Détroit.
Quelles ont été tes premières expériences de musicien, en groupe par exemple… Au tout début, j’ai utilisé mon synthé pour faire de la techno. Ça a été mon premier emploi [dont Digital Sects 2, une compilation sortie sur Matrix, a gardé le souvenir]. J’avais 18 ans. Deux ans plus tard, j’ai revendu tous mes synthés et, avec cet argent, j’ai acheté un saxophone alto.
Qu’est-ce qui a provoqué ce changement ? La découverte d’une autre musique ? J’ai entendu un CD de Kaoru Abe. Cela m’a surpris autant que touché. C’était très beau. Après ça, j’ai rapidement acheté un saxophone, les synthétiseurs n’étaient plus les bienvenus, même si le saxophone a des points commun avec le synthétiseur. Il peut en effet produire une plus grande variété de sonorités que n’importe quel autre instrument à vent. C’est ce qui le rapproche des synthétiseurs.
Quel souvenir gardes-tu de ce passage du synthétiseur au saxophone ? As-tu joué dans des formations et, si tel est le cas, quel genre de musique ? À 23 ans, j’ai joué dans un club des environs. Ça a été mon premier concert donné au saxophone, en solo. Je n’ai jamais fait partie d’un groupe. Mais il y a eu des duos avec Hideaki Kondo and Aoki [Tomoyuki].
Ton premier disque est d’ailleurs un enregistrement solo… Solo Document 2004, qui renferme des enregistrements qui datent de l’époque où j’habitais Tokyo.
Ce sont là quatre improvisations. La première pièce, si ce n’est sur sa fin, est assez loin du free jazz de Kaoru Abe, mais on peut y entendre en effet cette variété de sons dont tu parles, une sorte d’ « expressionnisme blanc », avec autant de notes que de vents à passer, de grognements, de grincements… Quel regard portes-tu sur cet enregistrement qui date d’une quinzaine d’années maintenant ? Le considères-tu comme un document qui parle déjà de la musique que tu joues aujourd’hui ? Cet enregistrement remonte à une quinzaine d’années maintenant. Il est, je pense, assez différent de ce que je peux faire aujourd’hui. Il y a une dizaine d’années, par exemple, j’ai arrêté des idées concernant mon jeu au saxophone : par exemple jouer, du début à la fin d’un concert, une mélodie ; jouer sans bouger mes doigts rapidement ; pour rendre le terrain instable, ne pas appuyer tout à fait sur les clefs : tout ça, c’est en fait une technique pour rendre le terrain instable. Ce sont ces idées que j’applique désormais quand je joue. Ce n’était pas le cas sur Solo Document 2004. On trouve moins de mélodie dans ce disque, les doigts vont plus vite, le jeu est plus rapide.
D’où t’es venue cette idée de jouer sans « bouger les doigts rapidement » ? Je n’aime pas les passages rapides. Ils rendent les choses difficiles s’agissant de saisir la mélodie or je veux que l’intégralité de mon concert contienne une mélodie facile à saisir. Voilà pourquoi je ne veux plus jouer rapidement. Et puis, il y a aussi le fait que je suis plus intéressé par le changement de tonalité que par l’effervescence des notes. Plutôt que de multiplier le nombre de notes et de changer la mélodie, je préfère enrichir la mélodie en changeant de sonorité. Si tu ne cherches pas à multiplier le nombre de tes notes, alors tu peux te contenter de bouger les doigts lentement.
Dirais-tu que ton approche instrumentale a davantage à voir avec les sons (avec les bruits, même, puisque, sur ton premier disque, on peut t’entendre tousser) qu’avec la musique ? Fais-tu une différence entre son et musique ? Sur l’enregistrement d’un concert, un bruit tel qu’une toux peut survenir. Concernant le son du saxophone, c’est tout à fait différent. Le son de ma toux n’est pas le son que je contrôle ; celui que je contrôle, complètement, est le son de mon saxophone. Mais j’aime assez le contraste de ces deux types de sons.
Tu dis contrôler « complètement » le son de ton saxophone mais, en tant qu’auditeur, on a parfois l’impression que tu fais aussi avec ce qui arrive, ce qui advient… Lorsqu’une note point derrière une première, ou même derrière un souffle… C’est que je contrôle ce qui advient. Je le contrôle par le mouvement de mes doigts. Je change le mouvement de mes doigts quand j’ai décidé que quelque chose devait advenir. C’est un happening que je contrôle.
J’aimerais beaucoup réussir à contrôler ce genre de chose. A la toute fin de Through the Glass, la première pièce se termine avec le son d’un verre qui se brise. C’est une fin à la Dada et aussi une façon très élégante de conclure un morceau. C’est une très jolie pièce, dont la conclusion semble dire : « après tout, ce n’était qu’un exercice ». Mais peut-être est-elle le fruit d’une expérience : toi et ton saxophone face à un verre de cristal ? Non, j’ai détruit ce verre tout seul. J’ai enregistré ce bruit et l’ai collé à la fin de cette pièce. Quand j’ai détruit ce verre, il n’y avait pas de saxophone dans les parages. Through the Glass est mon premier enregistrement solo en studio, j’ai voulu qu’il soit différent de mes disques enregistrés en concert. J’ai donc essayé ce collage, en studio. Dans la traduction d’un livre de Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, j’ai lu ce « Through the Glass » que j’ai voulu en quelque sorte illustrer.
On m’a dit en effet que tu aimais beaucoup Blanchot. Peut-être connais-tu Le livre à venir, dans lequel il consacre un texte aux Sirènes, à leurs « chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir » ? J’ai récemment réécouté Short-Short – un très beau moment musical, et de courte durée ! – et cette cassette pourrait être l’illustration de ce « chant encore à venir »… L’un des livres de Blanchot a été traduit en Japonais il y a de nombreuses années et, aujourd’hui, plusieurs de ses livres sont disponibles en Japonais. J’avais 23 ans quand j’ai lu Blanchot pour la première fois. C’était une phrase à propos de Kafka. Après ça, j’ai lu son roman, Thomas l’obscur. Mais celui que je préfère est L’attente, l’oubli. C’est très difficile, mais aussi très intéressant. Je l’ai lu et relu. On peut bien sûr réaliser des films à partir de nombreux romans, mais avec ceux de Blanchot c’est impossible. Les romans de Blanchot ne sont possibles qu’en littérature. C’est un art du roman très particulier.
C’est une sorte de musique, tout comme la poésie. Impossible de faire un film d’une musique... Je suis bien d’accord. Même son travail critique donne l’impression d’être un poème. Et il cache tellement de mystères. J’ai toujours été attiré par le mystère.
Pour revenir à la musique : t’es-tu intéressé à la musique des musiciens du free jazz ou des improvisateurs historiques ? Evan Parker, Anthony Braxton, Albert Ayler, par exemple… Ou aux collaborateurs de Kaoru Abe (Masayuki Takayanagi, Sabu Toyozumi…) ? J’aime beaucoup Steve Lacy et Eric Dolphy, car leur son est d’une beauté folle. Et leurs concerts sont pleins de mystères. Pour ce qui est de Kaoru Abe, j’ai écouté beaucoup de disques de musiciens qui l’ont côtoyé : Takayanagi, Motoharu Yoshizawa, Mototeru Takagi, Takehisa Kosugi, Toyozumi etc. Ce sont des musiciens que je respecte. Surtout Kosugi.
Tu parles de « mystères » à propos des concerts de Lacy et de Dolphy, c’est un compliment que je pourrais te retourner. Tu me rappelles Martin Küchen dans la façon que tu as de créer une musique qui, sciemment, occulte une partie de sa réalité… Comment perçois-tu l’effet de ta musique sur l’auditeur éloigné que je suis – ou sur l’auditeur éloigné (puisque Français aussi) qu’est aussi Cédric Lerouley, qui publie ta musique sur son label An’archives… Je m’intéresse de près à la culture française. Je l’apprécie beaucoup. Les chansons de Mouloudji ou de Jean-Roger Caussimon, les écrits de Maurice Blanchot ou de Jean Genet. Mes amis musiciens s’intéressent aussi à la France, notamment à sa littérature et à son cinéma. La France est un beau mystère, dont j’aime bien des choses. Voilà pourquoi je suis heureux de pouvoir échanger avec toi, comme avec Michel [Henritzi, ndlr] ou encore Cédric, par le biais de ma musique. Mais cela n’influe pas forcément sur ma musique. Je joue la musique que je crois bonne. Ensuite, j’échange avec mes Français préférés. Et ça me rend très heureux.
Écoutes-tu de plus jeunes musiciens que ceux dont nous avons parlé ? Comme je te le disais, ton approche du saxophone m’évoque par exemple Martin Küchen… Je ne connaissais pas Martin Küchen mais, suite à ta question, je suis allé voir sur YouTube. En concert, il y a en effet un rapport, même si je pense qu’il est bien plus technique que moi. Mais c’était très beau. J’aime vraiment beaucoup Masayoshi Urabe. Mais il a dix ans de plus que moi, il n’est donc pas si jeune. Il m’a en tout cas beaucoup influencé. Je l’ai vu de nombreuses fois en concert et j’écoute régulièrement ses disques.
Si tu ne connaissais pas Küchen, moi, je n’avais jamais entendu parler de Masayoshi Urabe ! Renseignement pris, je vois qu’il a joué avec Michel Henritzi, qui est celui qui m’a fait découvrir ta musique. Vous jouiez encore ensemble il y a quelques semaines au Japon. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Il m’a dit que tu jouerais sans doute en France dans quelque temps ? Il y a deux ans, Michel est venu un de mes concerts. Je connaissais sa musique depuis longtemps. L’année dernière, nous avons décidé de faire de la musique ensemble. Ça devrait sortir bientôt. C’est un musicien que je respecte beaucoup, qui s’intéresse de près à la musique japonaise et ne manque jamais d’enthousiasme. Je prévois de me rendre en Europe et naturellement en France, ce serait l’occasion de nous rencontrer !
Pour revenir à Masayoshi Urabe, sais-tu ce qui t’a touché dans sa musique ? Urabe chante à travers son saxophone alors, ce que j’ai appris de ses concerts, c’est comment chanter. Quand je me suis rendu pour la première fois à un de ses concerts solo, j’ai cru entendre Billie Holiday. C’est grâce à lui que j’ai appris l’importance du chant. Beaucoup d’improvisateurs oublient de chanter.
Evan Parker chante, parfois… En tout cas, il vocalise. Est-il une influence, pour toi ? Bien sûr, Evan Parker peut chanter. Mais je n’aime pas la technique de respiration circulaire. Je pense qu’elle met à mal le chant. Avec elle, le premier souffle disparaît. Je ne peux donc pas dire qu’Evan Parker soit une influence pour moi.
Quelle différence fais-tu entre musique et chant ? Je pense que ce que font les musiciens de noise, par exemple, est aussi de la musique. Mais je ne pense pas qu’ils chantent pour autant. L’une des choses essentielles est de savoir s’il y a mélodie ou pas. Une autre chose essentielle est de savoir si ce chant sera ou non entendu. Même s’il s’agit de chansons, avec des mélodies, cela ne veut pas dire que « le musicien chante » pour autant. C’est une question de sensibilité, assez difficile à saisir.
Pourrais-tu jouer du saxophone sans avoir appris l’instrument ? Sans avoir reçu l’enseignement de mon professeur, à l’école, je ne jouerais sans doute pas de saxophone. Je crois qu’il m’a été nécessaire d’apprendre les bases de la pratique instrumentale. Je m’entraîne d’ailleurs encore de façon scolaire quasi quotidiennement.
Tu t’adonnes au chant (sans saxophone) en compagnie de Tomoyuki Aoki, avec Hideaki Kondo l’un de tes partenaires de duo. Comment les as-tu rencontrés ? J’ai rencontré Kondo il y a une quinzaine d’années. Je vivais à Tokyo et il est venu à un de mes concerts après lequel nous avons fait connaissance et il m’a proposé de sortir un disque sur son label. C’est comme ça qu’est né Solo Document 2004. Un peu plus tard, nous avons commencé à enregistrer en duo. Pour ce qui est d’Aoki, il vivait dans la ville voisine de celle où je suis né. Il avait déjà joué en concert avec son groupe, Up-Tight, que j’ai vu jouer lorsque j’avais 23 ans. Cinq ans après cette rencontre, Aoki et moi commencions à jouer ensemble.
Plus qu’un improvisateur qui chante, pour reprendre tes propres termes, tu es peut-être un chanteur qui improvise. Tu donnes l’impression de vouloir pousser la note sans forcément savoir jusqu’où tu pourras le faire… Dans un certain sens, mais… Je réfléchis en fait à ce que je peux faire avec mon saxophone jusqu’à la veille du concert : composition, gamme, tonalité polyphonique… Mais c’est une préparation a minima et, la plupart du temps, cette préparation a peu d’effet sur le concert. C’est en cela que ma musique a à voir avec l’improvisation. Ce que je recherche, c’est la perfection. Forcément, la plupart du temps, j’échoue. Ce que je recherche avant tout, en fait, c’est chanter davantage.
On peut chanter de différentes façons, et bien sûr dans différents genres. Ton duo avec Aoki, publié en 2014, l’atteste d’ailleurs : on y trouve de la chanson donc, mais aussi un peu de théâtre, de noise, et même de blues. J’ai l’impression que Aoki et toi partagez une même approche des choses, entre composition et improvisation et, plus encore, qui marrie différents intérêts… Dans notre duo, Aoki écrit les chansons. Étant donné qu’il vient du rock, ses compositions sont très arrêtées. Quand je l’ai rejoint, sa musique a pris une autre couleur. Comme tu le dis, différents genres peuvent émerger. C’est une approche tout à fait différente de celle de mon travail en solo. Quand je joue en duo avec Aoki, j’ai un peu l’impression de faire partie d’un groupe de rock. Et ça me plait bien.
De quoi tes journées sont-elles faites ? As-tu un travail, par exemple ? Pratiques-tu le saxophone quotidiennement ? Est-ce toi qui t’occupes de trouver des concerts ? Pour subvenir à mes besoins, je travaille tous les jours dans un hôtel. Ce qui fait que je n’ai pas beaucoup de temps pour m’entraîner au saxophone. Mais je m’oblige à jouer quand même une heure par jour. Je me concentre et joue pendant une heure. Il n’y a pas tellement d’opportunités de concert par ici. Mais de temps à autre j’en donne un, ou je vais entendre jouer mes amis.
Où habites-tu exactement ? Penses-tu que vivre à un autre endroit rendrait ta vie de musicien plus simple ? Actuellement, j’habite Shizuoka, la ville où je suis né. Sa population est faible, comparée à celle de Tokyo. C’est une petite ville et j’y ai peu d’amis.
Entretiens-tu des contacts avec d’autres musiciens au Japon ? J’ai été actif musicalement à Tokyo il y a une quinzaine d’années, ce pendant environ cinq ans. J’entretiens toujours des relations avec les personnes que j’ai rencontrées là-bas ; Hideaki Kondo, entre autres.
Jouerais-tu encore de la musique si personne ne pouvait l’entendre ? Oui !!
Fuji Yuki, Michel Henritzi, Harutaka Mochizuki : Shiroi Kao (An'archives, 2018)
Cette chronique de disque est l'une des 90 que l'on peut lire dans le quatrième numéro papier du son du grisli, en plus d'une longue interview de... Harutaka Mochizuki.
Où l’on retrouve Harutaka Mochizuki : première et dernière des quatre plages de ce disque de Michel Henritzi échangeant (en duo) au Japon avec le saxophoniste et la vocaliste Fuji Yuki. C’est que, tout en poursuivant son œuvre de défricheur et de passeur, Henritzi remet sur le métier son art personnel – à Philippe Robert, il confiait ainsi dans Agitation FrIIte : « J’ai enregistré avec À Qui Gabriel des reprises de chansons enka, joué des chansons de Kazuki Tomakawa à Tokyo et l’accueil était plutôt bon. Ma seule ‘’fierté’’, c’est qu’on m’ait dit plusieurs fois que ma musique semblait habitée par la musique japonaise : pour moi, c’est le plus beau compliment. »
À Shizuoka avec Mochizuki, Henritzi apparaît – « Je suis passé de la guitare au lapsteel, qui ouvre de façon incroyable de nouvelles approches et me semble être un instrument sous-employé dans ces musiques, comme la vielle à roue qu’on redécouvre aujourd’hui. » – en dérouleur de nappe épaisse sur laquelle fleurissent des bourdons et va le saxophone empêché d’abord, saisissant ensuite. Faits pour s’entendre, les deux hommes adaptent leur langage singulier et en créent un troisième. Tsuki No Kage le redit : Mochizuki commence seul, que le guitariste rejoint en glissant : c’est alors une Western Suite réinventée à l’Orient.
À Shizuoka avec Yuki, Henritzi intervient aux guitares, aux percussions et au banjo, pour accompagner un autre chant énigmatique. Sur un léger écho, Yuki progresse à distance, comme en élévation même ; ses vocalises, à l’air fragile mais qui persistent, se promènent dans une forêt de cordes qu’elles finissent par envelopper. C’est la fin, notamment, de We Turn In the Night Endless, beau chant de brume que l’on pourrait laisser filer une journée entière. De quoi revenir souvent à ce beau disque (c’est la loi de la maison) An’archives.
Fuji Yuki, Michel Henritzi, Harutaka Mochizuki : Shiroi Kao
An'archives
Edition : 2018.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Harutaka Mochizuki : Through the Glass / Short Short (Armageddon Nova, 2017)
Cette chronique de disque est l'une des soixante-dix que l'on trouvera dans le quatrième numéro papier du son du grisli, en plus d'une longue interview de... Harutaka Mochizuki.
Il y a presque quinze ans paraissait Solo Document 2004, premier disque du saxophoniste – et chanteur – Harutaka Mochizuki. En quatre improvisations, le jeune homme prouvait que d’un souffle voulu difficile pouvait naître une expression certaine. Au jeu des comparaisons, on pouvait oser les noms d’Albert Ayler ou de Martin Küchen, mais quelque chose n’allait pas. Les provocations de Mochizuki cachaient de toute évidence autre chose qu’une énième révérence au free jazz ou à l’improvisation libre.
Déjà en 2004, un air – pour ne pas dire une mélodie – s’insinuait au fil de l’exercice : au creux d’un souffle timide ou derrière un sifflement, une habile soustraction de notes ajoutant sans cesse au contenu musical. Aujourd’hui, le mystère reste entier et, même : après l’écoute de Through the Glass et de Short Short, deux nouveaux solos de saxophone, n’a-t-il pas épaissi ? Mochizuki a beau dire qu’il a passé du temps entre son premier solo publié et ces deux disques-là, la première intention est la même : chanter la bouche fermée par le bec d’un alto.
Vingt minutes et puis dix, voilà pour Through the Glass. Aux souffles embarrassés pourront succéder des sifflements et à un chapelet de notes amoindries un bruyant dérapage : le saxophoniste n’abandonnera jamais la mélodie étrange qu’il a construite sans même que l’auditeur s’en aperçoive. Mais lorsque le motif l’atteint enfin – ce Summertime rebelle mais qui vacille –, ce-dernier comprend qu'il n’a pas été à la hauteur. Trop distrait, ici, pour saisir telle nuance, trop occupé ailleurs à chercher, en lieu et place du musicien, une conclusion à son exercice. Pouvait-il s’attendre alors, pour finir, à ce bruit de verre brisé ?
La seconde pièce de Through the Glass pourrait faire l’effet d’une ligne tracée à la craie sur un tableau noir. C’est donc l’histoire d’une trace et celle d’un passage, ce que redit Short Short en deux très courtes faces. C’est là une cassette tirée à 51 exemplaires, certes, mais toujours différente puisque Mochizuki les a enregistrées l’une après l’autre en combinant deux morceaux tirés de manière aléatoire d’un répertoire de dix. Quelle mélodie l’auditeur entendra-t-il alors ? Acceptera-t-il d’ignorer jusqu’au titre des deux pièces qu’il possède ?
La bande tourne déjà : le passage a commencé et la trace se laisse entendre au gré de la progression d’un alto fragile. Derrière le premier souffle il y a une, deux ou trois notes à la peine et des bruits impromptus : il y a surtout un air qui reviendra plusieurs fois, disparaîtra ensuite, reviendra à nouveau. Aussi fragile que l’instrument duquel il est sorti, aussi iconoclaste que le musicien qui l’a inventé. C’est une somme de mystères qui provoque une exceptionnelle attente.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli