Finn von Eyben : Plays Finn von Eyben (Storyville, 2016)
De l’écoute de Finn von Eyben, on gardait ce faux goût d’Old Stuff – référence du New York Art Quartet dans lequel il succéda à Lewis Worrell – et le thème de Chess qu’il défendit auprès de John Tchicai dans le Cadentia Nova Danica (August 1966 Jazzhus Montmartre) jusqu’à ce que le label Storyville publie ces enregistrements datant de 1966 et 1967 : souvenirs de workshops et de concerts donnés en grande formation.
Forcément inédites, ces huit plages donnent à entendre Eyben – l’une des deux contrebasses, avec celle de Niels-Henning Ørsted Pedersen, du RadioJazzGruppen – défendre, à la même époque que celle où fut enregistrée cette apparition à Molde du Cadentia Nova Danica, d’autres compositions personnelles : le « jazz libre » n’y est presque plus qu’un souvenir, qui transforme quand même un contemporain affirmé (Roads of Flowers et Joys and Flowers) ou a laissé dans son sillage un gimmick que les nombreux solistes se passent comme un témoin (Flower Point).
Mais c’est en quintette, que le contrebassiste impressionne le plus : avec Jesper Bech Nielson (saxophone ténor), Kim Menzer (trombone), Søren Svagin (piano) et Teit Jøgensen (batterie), il investit le champ d’un jazz modal qui profite aux souffleurs. En un clin d’œil exotique, leurs lignes se chevauchent et vrillent (Asia) quand elles suivent ailleurs le pas de marches contrariée – dans laquelle s’exprime la gouaille de Menzer (Krogerup) – ou « carrément » défaite (Springtime). Pour être de Copenhague, c’est là un autre Something Else!!!
Finn von Eyben : Plays Finn von Eyben
Storyville
Enregistrement : Mars 1966 / 9 septembre 1967. Edition : 1966.
CD : 01/ Asia 02/ More Flowers 03/ Krogerup 04/ Springtime 05/ Out of Something 06/ Roads of Flowers 07/ Flower Point 08/ Joys and Flowers
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Cadentia Nova Danica : August 1966 Jazzhus Montmartre (Storyville, 2016)
En 1966, après avoir passé quatre années à New York, John Tchicai retrouve son Danemark natal où il formera Cadentia Nova Danica. En 1966, la formation n’est pas encore l’orchestre qui enregistrera, auprès de Willem Breuker, cet Afrodisiaca que Promising réédita il y a cinq ans : elle compte en effet « seulement » huit membres, dont le saxophoniste Karsten Vogel et le contrebassiste Finn von Eyben, qui signent deux des cinq compositions à entendre sur cette captation de concert.
Les deux premières sont néanmoins de Tchicai, qui montrent la voie sur laquelle devront aller les musiciens : free subtil parce que très écrit dont la nonchalance feinte peut rappeler celle de Ronnie Boykins, par exemple, pour ne pas trop insister sur la filiation aylérienne. Mais la subtilité n’interdit pas le tapage : ainsi, quand le batteur Bo Thrige Andersen et le percussioniste Giorgio Musoni sonnent le tocsin, les souffleurs – si ce n’est Rudd, c’est donc Kim Menzer qu’on trouve au trombone – abandonnent l’unisson pour des motifs plus courts qu’ils font tourner longtemps, voire des solos lâches qui profitent aux compositions. La dernière de toutes, signée Misha Mengelberg, en est peut-être le plus bel exemple : Viet Kong clôt avec brio le set, et donc ce disque rare.
Cadentia Nova Danica : August 1966 Jazzhus Montmartre
Storyville
Enregistrement : août 1966. Edition : 2016.
CD : 01/ The Education of an Amphibian 02/ Kirsten 03/ Inside Thule 04/ Chess 05/ Viet Kong
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
New York Art Quartet : Call It Art 1964-1965 (Triple Point, 2013)
John Tchicai : « Roswell Rudd et moi voulions nous regrouper pour jouer davantage. Je l’appréciais en tant que personne et que musicien. Je voyais bien que le NYC5 tirait sur sa fin… Alors, nous avons commencé à rechercher les bonnes personnes… » La recherche en question mènera à la création, en 1964, du New York Art Quartet, ensemble que le saxophoniste et le tromboniste emmèneront quelques mois seulement (si l’on ne compte les tardives retrouvailles) et dans lequel ils côtoieront Milford Graves (troisième pilier d’un trio, en fait, diversement augmenté), JC Moses et Louis Moholo, pour les batteurs, Lewis Worrell, Reggie Workman, Don Moore, Eddie Gomez, Bob Cunningham, Richard Davis et Finn Von Eyben, parmi les nombreux contrebassistes.
A la (courte) discographie du New York Art Quartet, il faudra donc ajouter une (imposante) référence : Call It Art, soit cinq trente-trois tours et un livre du même format, enfermés dans une boîte de bois clair. Dans le livre, trouver de nombreuses photos du groupe, quelques reproductions (boîtes de bandes, pochettes de disques, partitions, lettres, annonces de concerts, articles…) et puis la riche histoire de la formation : présage du Four for Trane d’Archie Shepp, naissance du ventre du New York Contemporary Five (lui-même né du Shepp-Dixon Group) et envol : débuts dans le loft du (alors) pianiste Michael Snow, arrivée de Milford Graves et liens avec la Jazz Composers’ Guild de Bill Dixon, enregistrements et concerts, enfin, séparation – possibles dissensions esthétiques : départ de Tchicai pour l’Europe, qui du quartette provoquera une nouvelle mouture ; rapprochement de Graves et de Don Pullen, avec lequel il jouait auprès de Giuseppi Logan… Dernier concert, en tout cas, daté du 17 décembre 1965.
Au son, cinq disques donc, d’enregistrements rares, sinon inédits : extraits de concerts donnés à l’occasion du New Year’s Eve ou dans le loft de Marzette Watts, prises « alternatives » (« parallèles », serait plus adapté), morceaux inachevés et même faux-départs : toutes pièces qui interrogent la place du soliste en groupe libre et celle du « collectif » en association d’individualistes, mais aussi la part du swing dans le « free » – Amiri Baraka pourra ainsi dire sur le swing que l’on n’attendait pas de Worrell –, l’effet de la nonchalance sur la forme de la danse et sur la fortune des déroutes, la façon de trouver chez d’autres l’inspiration nouvelle (Now’s The Time ou Mohawk de Charlie Parker, For Eric: Memento Mori ou Uh-Oh encore – apparition d’Alan Shorter –, improvisation partie du Sound By-Yor d’Ornette Coleman), le moyen d’accueillir le verbe au creux de l’expression insensée (Ballad Theta de Tchicai, sur lequel Baraka lit son « Western Front »)… Autant de morceaux d’atmosphère et de tempéraments qui marquent cet « esprit nouveau » que Gary Peacock – partenaire de Tchicai et Rudd sur New York Eye and Ear Control d’Albert Ayler – expliquait en guise de présentation à l’art du New York Art Quartet : « Plutôt que d’harmonie, on s’occupait de texture ; plutôt que de mélodie, on s’inquiétait des formes ; plutôt que le tempo, on suivait un entrain changeant. »
New York Art Quartet
Now's the Time
New York Art Quartet : Call It Art 1964-1965 (Triple Point)
Enregistrement : 1964-1965. Edition : 2013.
5 LP + 1 livre : Call It Art 1964-1965
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Roswell Rudd (1935-2017) : Roswell Rudd (America, 1971)
Ce texte est extrait du livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Et cette silhouette de femme qui marche sur le bon vouloir et le désir de Michael Snow se retrouva sur la pochette d’un disque publié par ESP : New York Eye and Ear Control, titre emprunté au court-métrage de l’artiste canadien qui fut, entre autres choses, pianiste de l’Artists’ Jazz Band. Sur le vinyle en question improvisaient Albert Ayler, Don Cherry, Ed Blackwell, Sunny Murray, Gary Peacock, Roswell Rudd et John Tchicai. Enregistrés à l’été 1964 dans l’appartement de Paul Haines à New York. L’inspiration soumise à la lecture du film.
La même année, Rudd et Tchicai entraient en studio aux côtés d’Archie Shepp et enregistraient Four for Trane. Ils se feront ensuite entendre au sein du Jazz Composer’s Orchestra – écouter Communication, premier disque du projet de Michael Mantler et Carla Bley, puis The Jazz Composer's Orchestra, sur lequel l’imposante formation accueille Cecil Taylor – avant de créer le New York Art Quartet. Les preuves accablent une association fructueuse qui applique son swing aux soubresauts de deux (ou de plus de deux) imaginations transportées. Mais en Roswell Rudd, le transport a ceci de différent qu’il est caractéristique.
Le character en question est donc tromboniste. Le 11 février 1965 aux Pays-Bas, il enregistre aux côtés de John Tchicai (saxophone alto), Finn von Eyben (contrebasse) et Louis Moholo (batterie), le premier enregistrement qu’il publiera sous son nom et qui, pour cela, l’emprunte. Sur la couverture, le tromboniste apparaît en noir sur fond vert : la photo est d’Horace, prise à l’occasion d’un concert donné à Pleyel en 1967 – soit, bien après l’enregistrement du disque qui nous intéresse – par le quintette d’Archie Shepp. Rudd est de la formation, tout comme Grachan Moncur III au même instrument, Jimmy Garrison à la contrebasse et Beaver Harris à la batterie.
En 1965, un tromboniste ayant servi le dixieland avant de côtoyer Herbie Nichols et de servir le répertoire de Thelonious Monk en compagnie de Steve Lacy – se jeter sur Early and Late et School Days, respectivement sous étiquettes Cuneiform et HatOLOGY (voire Emanem) – scellait donc son entente avec un saxophoniste alto qui se préparait à devenir l’un des compagnons d’Ascension de John Coltrane. Le répertoire est fait de trois morceaux du meneur (« Respects », « Old Stuff » et « Sweet Smells »), d’un autre de Tchicai (« Jabulani ») et d’un dernier de Monk (« Pannonica »). Sur ses compositions, Rudd privilégie l’interaction de ses graves vacillants et des précipitations tremblantes de l’alto au son d’un free jazz misant beaucoup sur le relâchement rythmique – qui n’en demande évidemment pas moins d’efforts à Eyben et Moholo. Au savoir-faire ancien (l’exposé du thème auquel revenir après quelques minutes d’abandon, de trahison voire), Rudd injecte des doses d’acide qui le menacent moins qu’elles ne le renouvellent : ainsi « Sweet Smells » est-il un « Blue Rondo a la Turk » aux vapeurs enivrantes qu’un solo de Moholo, changé pour l’occasion en Joe Morello, domptera afin qu’il cesse de tourner. Concernant le souvenir à garder de l’association Rudd / Tchicai, rien ne pourra y faire : leurs sons faits pour s’entendre et qui se sont plusieurs fois entendus – ici, l’unisson de « Jabulani » soumis à féroce allure et l’interaction lente exigée par la relecture de « Pannonica » persistent et signent – tournent encore : 33 fois par minute pour ce LP édité par America en 1971 ou plus rapidement pour le CD réédité en 2004 par Emarcy – parmi une fournée d’America réchauffés contenant des enregistrements de Steve Lacy, Anthony Braxton, Art Ensemble of Chicago…
New York Art Quartet : Old Stuff (Cuneiform, 2010)
Accepterait-on, aujourd’hui, cette joyeuse anarchie ? Ces ruptures insoumises, ces torsions indécises, ces rythmes instables, ces pauses et terminaisons aventureuses ? Telle une horloge folle et totalement déréglée, le New York Art Quartet pouvait se permettre d’instruire l’indéfini et d’y prendre place durablement.
En ce mois d’octobre 1965, Finn von Eyben et Louis Moholo remplaçaient Lewis Worrell et Milford Graves. Deux concerts nous sont proposés ici. Le premier est capté au Montmartre Jazzhus de Copenhague le 14 octobre. Aléatoire et imprécisions sont au menu, l’irrégularité est reine ; on observe, on se retrousse les manches et on plonge sans souci des récifs et des grandes profondeurs : le bancal est si beau ici. Le second concert, enregistré dix jours plus tard au Concert Hall of the Radio House est d’une toute autre envergure. Le groupe s’est trouvé, soudé (on jurerait presque que Milford Graves a rejoint le groupe) ; Roswell Rudd gronde et vocifère comme un beau diable, John Tchicai convulse allégrement et la rythmique impulse une liberté inouïe. C’est magnifique de maîtrise et d’abandons mêlés. Un disque témoignage en quelque sorte.
New York Art Quartet, Karin's Blues. Courtesy of Orkhêstra.
New York Art Quartet : Old Stuff (Cuneiform / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1965. Edition : 2010 .
CD : 01/Rosmosis 02/Sweet Smells 03/Old Snuff 04/Pannonica 05/Kvintus T 06/Pà Tirsdag 07/Old Stuff 08/Cool Eyes 09/Sweet V 10/Karin’s Blues 11/Kirsten
Luc Bouquet © Le son du grisli