Daniel Menche, Anla Courtis : Yagua Ovy (Mie, 2011)
On avait, sur The Torrid, furtivement entendu Anla Courtis et Daniel Menche ensemble. Yagua Ovy permet de prolonger ce plaisir, sous l’égide inspirante du loup-garou.
De nuit, forcément, Menche se cogne en forêt contre une nuée d’arbres, fait naître des murmures et des gémissements qui avertissent de l’arrivée de la bête au son d’une crécelle peu commune. Rattrapés par la figure qu’ils ont invoquée, Menche et Courtis livrent alors une lutte radicale – les râles de guitare électrique concurrencent en force de frappe les coups portés sur quelques éléments de batterie.
En face B – les séquelles peut-être –, la guitare est ralentie et les percussions se chargent d’admonester des pièces de bois minuscules. C’est la berceuse qui épouse le rythme de la respiration du Yagua Ovy, en train de reprendre du poil de la bête. Est-ce une scie circulaire qui, au loin, se fait entendre ? L’animal n’attendra pas qu’elle se soit trop approchée pour émerger, en découdre, en conclure…
EN ECOUTE >>> Runa-Uturunco & Em Relincho (extraits)
Daniel Menche, Anla Courtis : Yagua Ovy (Mie)
Edition : 2011.
LP : A/ El Relincho B/ Runa-Uturunco
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview d'Anla Courtis
Guitariste argentin sorti de Reynols, Anla Courtis est de ces « figures » inquiètes de bruits assez curieuses pour développer un œuvre polymorphe. Après avoir estimé son entente avec Bruce Russell, Eddie Prévost et Mattin, Lasse Marhaug ou Günter Müller, il défend ces jours-ci des travaux réalisés en compagnie de Daniel Menche (Yagua Ovy), Kommissar Hjuler (Die Antizipation Des Generalized Other) ou encore Okkyung Lee, C. Spencer Yeh et Jon Wesseltoft (Cold/Burn)…
J’aimerais vraiment pouvoir trouver quel est mon tout premier souvenir de musique… En fait, c’est peut-être ce que je cherche depuis des années, quelque chose qui vient d’ « avant », même si j’ai bien sûr le vague souvenir d’avoir écouté un vieux tourne-disque ou la boîte à musique de ma grand-mère. D’une façon ou d’une autre, ces vieux souvenirs sont quelque part en nous, et il nous faut les chercher sans arrêt dans l’espoir de les mettre au jour.
Qu’est-ce qui t’a amené à la musique ? La musique m’intéresse depuis toujours mais j’ai commencé à vraiment en jouer à l’âge de 15/16 ans à Buenos Aires. De la guitare classique, je ne sais pas trop pourquoi : on avait une guitare à la maison alors j’ai commencé à en jouer sans rien y connaître, ce qui a été une expérience fascinante, pas forcément aboutie d’un point de vue musical, mais en tout cas très intense pour moi. Ensuite, j’ai voulu en apprendre sur l'instrument. Mais bien que la théorie et la technique peuvent aider un peu, elles peuvent aussi devenir un énorme piège. Je pourrais dire aujourd’hui que j’essaye de maintenir en vie un peu de ce qui s’est passé lors de ces premières expériences ; tu peux jouer aussi bien que tu veux, le plus difficile reste de garder ta fraîcheur d’esprit…
Quels sont les premiers musiciens à t’avoir influencé ? Eh bien, j’ai été influencé par tellement de choses que ma réponse pourrait donenr l’impression d’être celle d’un schizophrène : le classique a été une grande influence, bien sûr, mais il y a aussi eu le punk, le rock psyché, le noise, le free jazz, la musique électroacoustique, les musiques de films et les sons les plus étranges qui pouvaient arriver jusqu’en Argentine à l'époque où Internet ne s'était pas généralisé. C’est comme un énorme cocktail, que je ne peux pas vraiment étiqueter, un mélange que je trouve fascinant.
As-tu eu des modèles à la guitare ? J’aurais du mal à en trouver un… Je veux dire que, lorsque tu es jeune, il est assez simple d’être fasciné par la musique, dans un sens tout t’apparaît comme neuf. C’est comme essayer tous les parfums de glace existants et attendre de voir ce qui se passe ensuite.
Passons alors à tes premiers enregistrements… Quels ont-ils été ? Ca s’est fait autour de 1989/1990 avec une guitare, un modeste clavier et un micro entouré d’objets et directement branché à une platine cassette. La technique était donc assez primitive, ne permettait pas l’overdubbing, ce qui fait que je me souviens avoir dû jouer quelques parties de clavier avec les pieds…
Tes premiers enregistrements publiés l’ont été sur cassettes, c’est bien ça ? Si je ne me trompe pas, la cassette intitulée Burt Reynols Ensamble du groupe du même nom (qui ne s’appelait donc pas encore Reynols tout court) a été la première à avoir été éditée, c’était en 1993 et les copies sont parties assez rapidement. Nous avons produit ensuite quelques cassettes « faites à la maison » en Argentine qui n’ont pour la plupart jamais été rééditées. Ensuite, je suis entré en contact avec la scène internationale underground amatrice de cassettes, ça a été une réelle découverte pour moi : ma première cassette solo, Poliestireno Expandido, date de cette période, elle est sortie en 1996 sur le label anglais Matching Head, ce qui a déclenché beaucoup d’autres sorties. Les CD-R n’étaient pas encore d’une approche facile, la cassette était le format le plus habituel quand il s’agissait de sortir des musiques n’ayant rien à voir avec le mainstream. Je continue d’ailleurs à sortir des cassettes, mais à l’époque, ce format avait quelque chose du paradis…
Quelle sorte de musique t’animait à cette époque ? Eh bien, pas les tubes qui passaient à la radio, en tout cas j’espère… Pour être honnête, je cherche encore aujourd’hui quel genre de musique je tiens à défendre depuis que j’ai commencé… Allez, tentons de la définir : « folk music for seer protons ».
De tes débuts à aujourd’hui, ta musique te semble-t-elle avoir subi une évolution ? Une évolution ? C’est du Darwinisme musical ? J’ai du mal à penser en ces termes… Bien sûr, un processus d’enregistrement long de plusieurs années fait que les choses changent, mais il m’est plutôt délicat de me rendre compte de quoi il retourne vraiment. Ca tient du truc qui croît de lui-même, une drôle de plante anarchique peut-être…
Quels sont les premiers musiciens du bruit auxquels tu t’es intéressé ? Eh bien, l’Argentine a été un pays plutôt isolé avant qu’arrive Internet, ce qui m’a empêché d’écouter beaucoup d’artistes du noise à mes débuts. Avec le temps, j’ai découvert des musiciens travaillant sur le bruit au Japon, en Europe, aux Etats-Unis ; plus tard, j’ai eu la chance de rencontrer nombre d’entre eux en tournée. A mes débuts, je dois avouer que je travaillais à Buenos Aires avec un manque d’information considérable et des ressources limitées… Mais je suis aujourd’hui persuadé que cela a pu constituer un avantage pour moi…
Tu pourrais aujourd’hui passer pour une figure du genre… Que te trouves-tu comme points communs avec des musiciens comme Lasse Marhaug, Daniel Menche, Kommissar Hjuler… ? Merci du compliment, mais si je dois commencer à donner mon avis en tant que « figure », je préfère en terminer là ! Maintenant, j’aime vraiment beaucoup jouer et ai beaucoup appris en jouant avec des gens comme Lasse ou Daniel, des types vraiment sympathiques et d’incroyables musiciens. Je n’ai pas rencontré le Kommissar en personne mais par mail interposé il est cordial aussi et je suis sûr qu’il est très amusant. La liste de mes collaborateurs est assez longue, il faudrait aussi que tu entendes le groupe avec lequel je joue en France, L’autopsie a revelé que la mort était due à l’autopsie : Sébastien Borgo, Nicolas Marmin et Franq de Quengo sont de vrais maîtres de la transmigration de la subtilité française.
Comment as-tu rencontré ces subtils Français ? Je les connais depuis ma première tournée en France, mais on a véritablement commencé à jouer ensemble en 2004 lorsque je les ai rejoints à Roubaix à l’occasion d’un concert qu’ils donnaient avec Damo Suzuki. Nous sommes ensuite restés en contact et avons prévu de monter un projet ensemble. L’autopsie a débuté en 2007, nous avons donné pas mal de concerts et à force de jouer sur scène nous nous sommes découvert un goût commun pour la musique « acouscousmatique ». Je les rencontre à chaque fois que je me rends en Europe – il y a quelques mois, nous avons donné un concert à Radio Libertaire. A ce jour, nous avons sorti deux LP, une cassette-cercueil et d’autres disques arrivent…
De tes nombreuses collaborations, Porter Records a récemment tiré une compilation, The Torrid. Ces collaborations remettent-elles ç chaque fois en question ton approche musicale ? Si tu détailles le livret de cet album, tu remarqueras que je ne joue pas deux fois dans la même combinaison. Bien sûr, ce serait plus simple de répéter éternellement la même chose, mais souvent l’option la plus confortable est loin d’être la bonne… Je crois qu’il est impératif de prendre quelques risques si l’on veut découvrir quelque chose de neuf et d’intéressant. Lorsque tu collabores, tu as des choix à faire et tu dois évidemment écouter ce que joue celui qui est à tes côtés et tisser à partir de là, sans quoi collaborer ne sert à rien. Le résultat est donc ce qui sort de cette combinaison, toujours différente, qui tient un peu de la chimie. En conséquence, cela a un impact sur ta propre musique même s’il est assez difficile de réussir à prédire leurs effets.
Avec Aaron Moore, par exemple, tes échanges ont accouché de deux disques : Brokebox Juke et Courtis/Moore. C’est un travail un peu à part dans ta discographie, d’un atmosphérique expérimental qui change… Courtis/Moore est un disque qui date de 2010 et contient des travaux enregistrés l’année d’avant lors de concerts… En quelque sorte on peut dire que c’est un live dont Aaron a sélectionné les parties les moins évidentes afin que ce disque sonne différemment du premier. C’est toujours très drôle de tourner avec lui, nous ne parlons pas beaucoup avant les concerts, nous jouons tout simplement, tout se passe assez naturellement.
Pogus a, il y a quelques années, publié certains de des travaux sur bandes… Ces expériences changent-elles quelque chose à ton « langage musical » ? C'est une compilation de travaux sur bandes qui datent des années 90. Se servir d’un magnétophone, d’une guitare ou d’un autre instrument, peut changer les choses mais seulement jusqu’à un certain point – sur ce disque, on trouve des guitares enregistrées sur les bandes en question –, je pense en effet que le processus musical l’emporte sur les moyens techniques. La musique charrie une sorte de langage non verbal mais tout ça reste assez mystérieux, le musicien peut se transformer en véritable « médium » ; à partir de là, il est difficile de dire qui dit quoi à qui…
Ce langage a-t-il affaire avec le silence autant qu’avec les bruits ? Je dirais que ce n’est que la partie émergée de l’iceberg…
Anla Courtis, propos recueillis en janvier 2012.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Anla Courtis : The Torrid (Porter, 2011)
Anla Courtis a déjà fait du bruit avec beaucoup de monde. Et sur The Torrid, il continue.
S’il persiste et signe, c’est que la collaboration l’inspire ! Il n’y a qu’à entendre l’avalanche qu’il déclencha en concert en 2005 avec Rick Potts (guitare, effets) et Joseph Hammer (enregistreur, microcontact, loops et guitare) : cataclysmique, et nous n’en sommes qu’au premier titre.
Avec RLW (kalimba, shaker), V/VM (sound source) ou MSBR et KK Null (electronics), il peaufine une noise asphyxiante d’une tout autre teneur, sournoise. Il revient avec le guitariste Bill Horist à un folk expé pour revenir au solo de guitare sous les tombereaux de batterie d’ARMPIT.
Et le meilleur, c’est que Courtis a gardé le meilleur pour la fin. En offrant des sons d’harmonica qu’il a collectionné à Daniel Menche ou en jouant les guitare-héros fatigués à côté de l’orgue à drones de Campbell Kneale. A ceux qui ne connaîtrait pas Anla Courtis, je répète qu’il a déjà fait du bruit avec beaucoup de monde. Et je conseille l’écoute de ce CD pour que commence leur exploration.
EN ECOUTE >>> Newsnight & Go-Fi sur le site de Porter Records.
Anla Courtis : The Torrid (Porter Records)
Enregistrement : 2003-2008. Edition : 2011.
CD : 01/ LA Noodles (avec Rick Potts & Joseph Hammer) 02/ Stone Returns (avec RLW) 03/ Go-Fi (Bill Horist) 04/ 20.000 Volts (avec MSBR & KK Null) 05/ Newsight 365 (avec V/Vm) 06/ Pocket Gallows (avec Armpit) 07/ Harmful Rainstorm (avec Daniel Menche) 08/ A Garden (avec Campbell Kneale)
Pierre Cécile © Le son du grisli
Günter Müller : Buenos Aires Tapes (Monotype, 2009)
C’est à l’occasion d’un séjour argentin, début 2006, que ces deux disques ont été gravés ; ils reproduisent deux concerts donnés par Günter Müller (iPod, electronics), le 9 février avec Courtis & Reche, le 10 avec Merce & Paiuk – soit deux trios qui ne sont pas sans renvoyer les amateurs aux autres « électrios » dans lesquels officie GM : avec Kahn & Dieb 13 par exemple, Sachiko M & Yoshihide, eRikm & Nakamura, Ambarchi & Samartzis, dans MKM (qui a d’ailleurs tourné en Amérique du sud au printemps 2007 comme en témoigne le disque MSA, For4Ears), ou encore avec Voice Crack…
Première facette (en une longue pièce) : lourdes pales en rotation, horizon chuintant, pouls secret ; au fil d’un lent zoom, Günter Müller, Anla Courtis (guitare sans cordes, bandes) et Pablo Reche (sampler, electronics) élèvent une maquette portuaire nocturne puis, par des jeux de cache-cache et d’étagement des matières, dégagent de nouveaux reliefs. Dans ces déploiements d’anamorphoses et de profondes basses onduleuses, l’oreille semble se perdre : parfois – à fort volume – au profit de perceptions osthéophoniques, parfois pour mieux découvrir, par une écoute flottante, la subtile présence d’un élément « discret », au bord de la disparition, occupant pourtant une place d’influence dans le champ auditif. Une réussite.
Seconde galette (organisée en trois développements) : en compagnie de Sergio Merce (quatre pistes sans bande, WX7) et Gabriel Paiuk (piano, bandes), si l’ambiance est moins contemplative et les sollicitations plus explicites, le scénario reste intéressant ; un tissage passant du raréfié à l’hétéroclite et du lamé à l’urticant sert de substrat à la fouille sporadique du piano. Une dérive mixte (comme l’on peut parler de « techniques mixtes » en peinture).
Günter Müller : Buenos Aires Tapes (Monotype / Metamkine)
Enregistrement : 2006. Edition : 2009.
CD1 : 01/ CD2 : 01/ 02/ 03/
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Alan Courtis, Aaron Moore : Brokebox Juke (NO-FI, 2009)
Fruit de la collaboration d’Anla Courtis (Reynols) et Aaron Moore (Volcano The Bear), Brokebox Juke est composé d’enregistrements ayant fait le voyage entre Argentine et Etats-Unis au point d’en devenir un précieux ouvrage au positionnement indéfini.
Parce que le duo va voir partout où la musique populaire saura faire preuve d’audace : mélodie répétée au point de tenir bientôt de la litanie abstraite, mécanique grippée de cordes de guitare ou de violon, mouvements lents vouant un culte aux effets crachant, gestes improvisés sur instruments multiples et épaisses couches de claviers électroniques ; enfin, progression fière et inattendue d’une autre guitare et d’une batterie. Formé au gré des transports, Brokebox Juke n’en finit pas de changer d’allure et de point de vue, laissant au final l’auditeur attester du passage d’un objet rare, confectionné dans le secret par deux musiciens ayant la pop ombreuse en partage.
Alan Courtis, Aaron Moore : Brokebox Juke (NO-FI / Metamkine)
Enregistrement : 2007-2008. Edition : 2009.
LP : A01/ Prorgreso = Ropes Gro A02/ Lopsla Nes = Opals Lens A03/ Lunoion = A Nu Lion A04/ Bluifedls = I Feed Bulls B01/ Conpcion = P-Cone Conic B02/ El Sincio = Silence Oil B03/ Gigngante = Anti Egg
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Anla Courtis : Tape Works (Pogus, 2006)
Passé par la guitare, Anla Courtis s’est ensuite spécialisé dans la manipulation de bandes en tous genres, pour servir au mieux sa musique expérimentale. Exposé d’enregistrements réalisés dans les années 1990, Tape Works donne un aperçu concluant de ses ambitions.
A force de nappes combinées, Courtis peint alors une ambient hostile où masses et tensions (Reducido a Hemorragia de Merluza), parasites et craquements (Asma de Tía de Alga), trouvent un réceptacle favorable où propager l’angoisse. Ailleurs, il dresse des compositions surréalistes où fluides (Jarabe de Llanura) et précipitations désordonnées (Invisible Clown Sonatra) investissent le moindre espace.
Auprès d’autres référents, Courtis expose enfin deux compositions proches d’une noisy pop racée – celle de My Bloody Valentine ou Fennesz, instituant quelques drones uniques maîtres de Studio for Wire Plugs et Encías de Viento – poussé par une machine implacable étouffant sous ses basses les aigus frondeurs.
De conception intelligente, Tape Works gagne à rapprocher les différentes manières qu’a Courtis d’aborder ses exigences, pour donner à entendre des formes changeantes de musique expérimentale. Plus ou moins préhensibles, et concrètement complémentaires.
Anla Courtis : Tape Works (Pogus)
Edition : 2006.
CD : 01/ Asma de Tía de Alga (1994) 02/ Rastrillo-Termotanque (1995) 03/ Jarabe de Llanura (1996) 04/ Respiré un Cordero (1994) 05/ Reducido a Hemorragia de Merluzas (1995) 06/ Studio for Wire Plugs (1991) 07/ Invisible Clown Sonata (1998) 08/ Encías de Viento (1996)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli