Vertex, Axel Dörner, Andrea Neumann : Sustain Ability (Gigafon, 2014)
Le 24 septembre 2012, à l’Emanuel Vigelands Mausoleum, Andrea Neumann et Axel Dörner, qui se connaissent bien, faisaient corps avec un duo établi dans les parages : Vertex, soit Petter Vågan (guitare acoustique, électronique) et Tor Haugerud (batterie, générateur de signaux).
Ensemble ou par paires, les musiciens – qui ont appris à se connaître en tournée et, donc, font preuve d’une assez belle cohérence – improvisent un collage électroacoustique chamarré. Là, succèderont aux premiers feulements des rumeurs élevées sur surfaces rotatives, une courte suite d’artefacts concrets, des sons tenus envahis par des parasites, des cordes pincées ou un chant de cuivre, des signaux sonores enfouis sous un lourd climat de brumes...
Se renvoyant les grands signaux mis au jour par les musiciens, les murs de l’endroit auront parfait l’improvisation, qui a au moins le mérite de changer et Dörner et Neumann de leurs champs d’abstraction mécanique respectifs.
Vertex, Axel Dörner, Andrea Neumann : Sustain Ability (Gigafon)
Enregistrement : 24 septembre 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ Sustain Ability
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Aaron Cassidy, Aaron Einbond : Noise In And As Music (University of Huddersfield Press, 2013)
Les références d’Aaron Cassidy et Aaron Einbond sont celles, essentielles, au domaine qui les intéresse : manifestes futuristes ou écrits de Kurt Schwitters, Mille plateaux de Deleuze et Guattari, Noise/Music de Paul Hegarty, Noise Water Meat de Douglas Kahn… Lecteurs avertis, Cassidy et Einbond pouvaient bien aborder à leur tour le sujet du bruit en (« et comme ») musique.
Découpé en deux parties (Théorie / Pratiques), l’ouvrage alterne études – dédiées aux rapports du noise et de la voix, aux bruits du corps, à l’inside-piano d’Andrea Neumann… – et témoignages recueillis auprès d’une douzaine de musiciens affiliés « au genre » : Maja Ratkje, Peter Ablinger, Alice Kemp, Benjamin Thigpen, Antoine Chessex, George Lewis, Pierre-Alexandre Tremblay, Kasper Toeplitz, Lasse Marhaug… A ceux-là, deux questions ont été posées : qu’est-ce que la « noise music », selon vous ? Pourquoi en jouez-vous ?
« Pour être en lien avec le réel » (Thigpen) ou « être en phase avec le monde » (Tremblay) : entre deux exposés (certains convaincants, d’autres fastidieux), les réponses font un tapage concret, qui aère l’ouvrage. Ainsi, le voici transformé en fantaisie bruitiste, qui abandonne de son sérieux sous l’effet des surprises qu’il recèle.
Aaron Cassidy, Aaron Einbond (dir.) : Noise In And As Music (University of Huddersfield Press)
Edition : 2013.
Livre (anglais), 238 pages.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Les femmes savantes (Olof Bright, 2013)
Regroupées depuis 2005 sous le nom de Femmes savantes (intitulé sur lequel l'auteur du livret s'essaie à gloser), cette formation féminine associe des musiciennes originaires d'Allemagne, de Suède et d'Argentine, résidant à Berlin et œuvrant tant dans le champ de l'improvisation ou de l'electronica que dans celui de la performance ou de la musique contemporaine.
Les huit pièces brèves (principalement enregistrées en 2011) qui composent ce recueil, servies par une prise de son impeccable, exposent et explosent l'orchestre, du quintet au solo, dans un esprit de « collectif », davantage que de groupe, où se partage un art musical assez fascinant. Installé dans une grande proximité avec l'instrumentarium, l'auditeur est placé au cœur d'agencements dynamiques fourmillant de détails et de vives combinaisons (timbres, textures mais également rythmiques à l'occasion utilement explicites) : chuintant, craquelé, poreux, le monde mouvant qu'élaborent ici Sabine Ercklentz (trompette), Hanna Hartman (objets amplifiés), Andrea Neumann (intérieur de piano, table de mixage), Ute Wassermann (voix) et Ana Maria Rodriguez (electronics) a de quoi passionner.
Les femmes savantes : Les femmes savantes (Olof Bright / Metamkine)
Enregistrement : 2006-2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Schlund (quintet) 02/ Pruh 3 (trio) 03/ Swarm (solo) 04/ Dès (duo) 05/ LFS 5 (quintet) 06/ Breakfast with trumpet (duo) 07/ Small words (trio) 08/ Affinities (solo)
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Johansson, Dörner, Neumann : Große Gartenbauausstellung (Olof Bright, 2012) / Johansson : Die Hark und Der Spaten (Umlaut, 2012)
Enregistrées les 18 et 19 mars 2009, les neuf pistes qui gonflent Grosse Gartenbauausstellung sont nées de l’association Andrea Neumann / Axel Dörner / Sven-Åke Johansson.
Ainsi les résonances du cadre de piano portent la rumeur d’affronts musicaux qu’enveloppent les souffles accommodant de Dörner et les balais interrogateurs de Johansson. Les râles sont inquiets, les crissements nombreux, mais les soupçons d’expressions moins discrets qu’il n’y paraît. Leur accumulation confectionne d’ailleurs avec le temps qu’ils habitent des morceaux de poésie ambigüe qui profite du goût qu’a Johansson pour le théâtre et de l’intérêt pour l’abstraction qui anime ses partenaires.
Les coups portés à la batterie commandent-ils l’imagination de Neumann et celle de Dörner ? Leur autorité ont-elles un effet sur l’art de ces deux fabriques de conjectures sonores ? Ce qui est sûr est qu’en leur imposant – davantage encore que de coutume – tout emploi de vocabulaire arrêté, Johansson aura aidé Neumann et Dörner à faire entendre ce qu’un discours économe peut receler de trésors. Pour cela, Große Gartenbauausstellung est un indispensable du genre.
Sven-Åke Johansson, Axel Dörner, Andrea Neumann : Grosse Gartenbauausstellung (Olof Bright / Metamkine)
Enregistrement : 18 et 19 mars 2009. Edition : 2012.
CD : 01/ Eingang 02/ Hauptweg I 03/ Seitenpfad 04/ Gross Kreuz 05/ Hauptweg II 06/ Café 07/ Allee 08/ Terrasse 09/ Seitenausgang
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Die Harke Und Der Spaten est une pièce enregistrée en 1998 sur laquelle Johansson déclame et joue de l’accordéon en compagnie de Matthias Bauer, Axel Dörner, Mats Gustafsson, Per-Ake Holmlander, Sten Sandell et Raymond Strid. Si la barrière de la langue ne vous éloigne pas de l’exercice, les instruments pourront s’en charger : illustrant un propos de cabaret expérimental, ils parviennent rarement à surprendre et, quand ils le font, ce n’est qu’au son d’une marche certes facétieuse mais négligeable aussi.
Sven-Åke Johansson : Die Harke Und Der Spaten (Umlaut)
Enregistrement : 1998. Edition : 2012.
CD : Die Harke Und Der Spaten
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Klaus Filip, Toshimaru Nakamura, Andrea Neumann, Ivan Palacký : Messier Objects (Ftarri, 2012)
Le duo d’Aluk (Klaus Filip / Toshimaru Nakamura) et celui de Pappeltalks (Andrea Neumann / Ivan Palacký) mettent en commun sur Messier Objects leurs instruments rares – à savoir : logiciel ppooll (Filip), no-input mixing board (Nakamura), ventre de piano et mixing board (Neumann), machine à coudre amplifiée et… panneaux solaires (Palacký). Voilà deux rencontres (concert enregistré à Prague le 4 octobre 2011 et pièce enregistrée en studio à Vienne le lendemain) qui donnent à leur fantaisie futuriste les moyens de ses ambitions.
Au Babel Festival, quarante minutes furent données : strates de sons continus ou oscillants sur lesquels les musiciens se cherchent avant que le piano de Neumann ne creuse, à force d’arpèges délicats mais tenaces, un lit profond. Là, viendront se ficher à la verticale : lignes d’aigus, tessons cristallins, parasites, larsens, bourdonnements et puis déflagrations, avant que les rafales sourdes de la Dopleta ne retournent la pièce. Alors, les bruissements graves des tables de mixage agissent en poudreuses : mille grisailles pousseront après leur passage.
A Vienne, derrière les micros de Christof Amann, seize minutes seulement. Des râles d’origine forcément inconnue s’y disputent d’autres aigus superposés, des crépitements remontent jusqu’au sommet de cordes défaites… Plus aérée, l’expérimentation revêt les atours d’une ronde qui, à force de tourner, fait quitter le sol à Filip, Nakamura, Neumann et Palacký. Avec eux, lentement, la fantaisie futuriste gagne les hautes sphères.
EN ECOUTE >>> M1 Crab Nebula (extrait) >>> M20 Trifid Nebula (extrait)
Klaus Filip, Toshimaru Nakamura, Andrea Neumann, Ivan Palacký : Messier Objects (Ftarri / Souffle Continu)
Enregistrement : 4 et 5 octobre 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ M1 Crab Nebula 02/ M20 Trifid Nebula
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Abdelnour, Jones, Neumann : AS:IS (Olof Bright, 2012) / Abdelnour, Rodrigues, Dörner : Nie (Creative Sources, 2012)
Si fragile soit-elle, la ligne électronique de Bonnie Jones montre ici, sinon la direction, en tout cas le chemin à prendre à ses partenaires Christine Abdelnour et Andrea Neumann. Au saxophone alto, à l’intérieur du piano et à la table de mixage, elles deux établissent des parallèles au tracé de Jones avant d’oser lui opposer points de rupture et parfois promesses d’échappées.
Avec un souci constant des proportions, voire des convenances, Abdelnour et Neumann rivalisent donc bientôt : souffles tournant en saxophone, galons ondulant ou sifflements, cordes désolées ou provocations parasites, déroutent une abstraction qu’elles nourrissent dans le même temps. Sortie des zones de frottements – heurts inévitables –, la musique est affaire de synchronisation subtile : Abdelnour sur un grave étendu, Jones et Neumann sur oscillations et résonances, et voici épaissi le mystère d’AS:IS. Le bruitisme étouffé sous les gestes délicats aura ainsi permis à Abdelnour, Jones et Neumann, d’envisager à la surface une improvisation de « hauts-reliefs et bas-fonds ».
Christine Abdelnour, Bonnie Jones, Andrea Neumann : AS:IS (Olof Bright / Metamkine)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Hauts-reliefs et bas-fonds 02/ Movement Imported Into Mass 03/ 520-1,610 04/ Ganzfeld 05/ Despair 07/ and transport 08/ Hair Idioms
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Enregistré à Lisbonne en novembre 2008, Nie donne à entendre Christine Abdelnour improviser en compagnie d’Axel Dörner et Ernesto Rodrigues. Le trio travaille-là à une architecture de papier sans cesse menacée : par les vents, coups d’archet, projectiles venant des musiciens eux-mêmes. Les graves de la trompette ont beau rêver de fondations solides pour ces constructions bientôt réduites à l’état de mirages : les engins d’inventions, anciennement instruments, sonneront l’heure des terribles déflagrations. Le disque n’en est que plus attachant.
Ernesto Rodrigues, Christine Abdelnour, Axel Dörner : Nie (Creative Sources / Metamkine)
Enregistrement : 1er novembre 2008. Edition : 2012.
CD : 01/ Fabula
Guillaume Belhomme © le son du grisli
Echtzeitmusik Berlin (Wolke Verlag, 2011)
Au milieu des années 1990, un mot s’est imposé pour désigner la musique d’une scène née quelques années plus tôt à Berlin, qui hésitait jusque-là à se dire improvisée, expérimentale, libre ou nouvelle – plus tard, réductionniste. A ce mot, à cette musique et à cette scène, un livre est aujourd’hui consacré : Echtzeitmusik Berlin.
Cette scène est diverse, sa musique donc multiple ; ce mot n’est d'ailleurs pas apprécié de tous les musiciens qu’on y attache. Qu’importe, puisqu’il s’agit ici, sous prétexte d’éclairage stylistique, de revenir sur le parcours de nombre de ses représentants et pour eux d’expliquer de quoi retourne leur pratique musicale. C’est ce que font Andrea Neumann, Margareth Kammerer, Annette Krebs, Kai Fagaschinski, Burkhard Beins, Christoph Kurzmann, Ekkehard Ehlers, Axel Dörner, Franz Hautzinger, Werner Dafeldecker, Ignaz Schick, Robin Hayward…
A propos de l’étiquette, tous n’ont pas le même avis (Hayward met en garde contre l’idiome réductionniste, Hautzinger accepte le terme Echtzeitmusik sans se satisfaire d’aucune définition, Ehlers prend de la hauteur et brille par sa sagacité…). Des réflexions poussées, des retours en arrière et même de sérieuses tables rondes, posent le problème dans tous les sens – des voisins et amis abondent qui proposent quelques pistes : Sven Ake-Johansson, Toshimaru Nakamura, Rhodri Davies... A force, sont bien mis au jour des points essentiels : volonté de « sonner électronique » en usant d’instruments classiques ou intérêt revendiqué pour le silence. Et puis voici que Krebs précise « quiet volume » quand Schick conseille « play it loud ». La scène est irréconciliable, si elle est celle d’une époque et d’un lieu ; sa musique seule est d’importance.
Burkhard Beins, Christian Kesten, Gisela Nauck, Andrea Neumann (Ed.) : Echtzeitmusik Berlin. Selbstbestimmung einer szene / Self-defining a scene (Wolke Verlag / Metamkine)
Edition : 2011.
Livre
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Bertrand Gauguet
Auprès de Thomas Lehn et Franz Hautzinger (Close Up) ou en membre de X_Brane, Bertrand Gauguet a récemment attesté du développement de l’usage personnel qu’il fait des saxophones alto et soprano. Deux nouveaux disques viennent aujourd’hui augmenter les pièces du dossier – Spiral Inputs, enregistré avec Sophie Agnel et Andrea Neumann et Vers l'île paresseuse enregistré avec Martine Altenburger et Frédéric Blondy…
…Mon premier souvenir de musique date de l'école maternelle. Un trio était venu faire la promotion de la nouvelle école de musique qui ouvrait. Il y avait là un contrebassiste, un timbalier et un trompettiste qui allait devenir mon professeur quelques années plus tard. Je crois même me rappeler de la sensation merveilleuse qui était d'entendre de la musique autrement qu'à la radio.
Ton premier instrument a donc été la trompette ? Vers huit ans, j'ai souhaité apprendre la musique et plus particulièrement la trompette, oui. Cet instrument me fascinait… Mais après huit ans d'apprentissage, j'ai dû me résoudre à pratiquer un instrument moins exigeant physiquement. J’ai donc commencé le saxophone.
A quoi ont ressemblé tes premières expériences musicales ? Elles ont sans doute eu lieu au sein d'une Harmonie municipale dans laquelle j'ai joué assez peu de temps… C'était l'adolescence et alors le rock m'attirait. J'ai commencé à participer à des groupes avec des copains de l'école de musique. J'y délaissais mon instrument à vent pour les machines et le chant. Et puis mes goûts ont très vite évolué vers les musiques expérimentales, électro et industrielles des années 1980. L'exploration sonore devenait un vrai centre d'intérêt…
Quel était le genre de « rock » que tu écoutais alors ? Il y en avait beaucoup, mais on peut dire que cela allait de Joy Division à Tuxedo Moon en passant par Einstürzende Neubauten, Diamanda Galas ou Throbbing Gristle. C’est par ces musiques que je suis arrivé progressivement à écouter des compositeurs comme John Cage ou Karlheinz Stockhausen.
Penses-tu que certains de ces groupes de rock t’ont amené à te soucier du « son » ? Oui, c’est certain.
Comment es-tu ensuite venu à l'improvisation ? Un jour, j'ai décidé d'apprendre sérieusement à jouer du jazz, et donc à improviser. J'ai commencé par prendre des leçons, écouter encore plus de musique ; me rendre aux bœufs du jeudi soir puis commencer à jouer dans de petites formations et même dans un Big Band universitaire. Tout ceci se passait alors que je continuais encore à jouer du « rock expérimental » et à être très curieux des expériences et des esthétiques sonores qui s'y rattachaient. Peu après, lors d'une rencontre décisive, j'ai pu comprendre qu'il était possible de relier ces deux approches, qu'il y avait déjà une scène existante qui explorait la recherche sonore et l'improvisation. Et comme la porte était ouverte, je suis entré...
Quels ont été les musiciens de jazz qui t’ont intéressé au genre ? Parmi ceux qui m’ont le plus touché il y a Charlie Parker, Cannonball Aderley, Lee Konitz, Yusef Lateef, John Coltrane, Miles Davies, Sonny Rollins, Steve Lacy, Archie Shepp, Don Cherry, Ornette Coleman, Albert Ayler et Jimmy Lyons. Quant aux modèles, c’est-à-dire ceux avec lesquels j’ai passé du temps à imiter par exemple les chorus, c’était Charlie Parker, Cannonball Aderley, John Coltrane, Sonny Rollins et Steve Lacy. J’ai d’ailleurs pris quelques leçons avec Steve Lacy…
Te sens-tu en lien avec d'autres musiciens pour parler de l' « esthétique » que tu cherches à développer ? Oui, heureusement, il y a des personnalités et des approches dont je me sens proche. En général, c'est ce qui motive à faire naître un projet.
C’est donc le cas de Sophie Agnel et Andrea Neumann avec qui tu as enregistré récemment. Qu’est-ce qui te rapproche de ces deux musiciennes ? Les façons de se placer dans le temps, dans le son, de creuser, d’écouter. D’avoir une approche parfois très brute. Ce qui nous rapproche, mais aussi ce qui nous sépare…
Comment décrirais-tu cette « esthétique » ou sinon tes « recherches » si tu avais à les définir ? Ces recherches s’appuient d’abord sur la maîtrise de techniques instrumentales étendues, c’est-à-dire sur l’expérimentation de matériaux qui ne sont habituellement pas utilisés dans l’histoire de l’instrument. Ces matériaux offrent de nombreuses possibilités pour exploiter d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres comportements et d’autres qualités sonores, musicales et non-musicales. Ils conduisent à une autre pensée de la musique et en bousculent les codes esthétiques dominants.
D’un autre côté, il y a l’importance accordée au processus de l’écoute et à celui de l’improvisation. Il s’agit-là pour moi d’une approche essentielle qui interroge autant le cognitif que l’artistique : comment l’écoute fonctionne-t-elle ? Pourquoi l’oreille se focalise sur tels types d’événements et pas sur d’autres ? Comment je transforme ce que j’écoute en décision de jeu ? Quelles sont mes interactions avec mes partenaires de jeu ? Quelle tension s’instaure dès lors que je joue sans lire de partition ? Quelle représentation je me fais de l’espace acoustique dans lequel je me situe ?
J’ai pu constater que tout cela était très flexible et j’aime assez l’idée que l’improvisation est le plus souvent apte à produire des formes d’instabilité et d’insécurité en lien avec l’organicité du monde.
Tu as conscience de tout cela pendant que tu joues ou est-ce que tu réfléchis à cela à postériori ? J’évite de penser quand je joue, j’essaie plutôt de faire le vide… C’est donc plutôt à postériori que j’essaie d’analyser certaines récurrences.
Le terme « réductionnisme » te conviendrait-il pour parler de ta pratique musicale ? En préférerais-tu une autre (abstraction, improvisation libre…) ? Le terme « réductionnisme », dont l’origine provient des sciences et de la philosophie, a beaucoup été utilisé pour décrire l’esthétique de la scène berlinoise des années 2000. Pour ma part, même si je suis très intéressé par tout ce que cette scène a produit et produit encore, je ne me sens pas du tout proche de ce mot. Je m’y sens même à l’opposé, plus intéressé par la complexité que par ce qui tendrait à la simplification.
Alors pour répondre à ta question, je dois dire que le terme « expérimental » me convient assez bien. Je le trouve suffisamment ouvert et non-dogmatique. Il balaie un éventail de pratiques et d’esthétiques qui parfois se côtoient, parfois se croisent.
Sans forcément parler de famille, quels sont les musiciens avec lesquels tu te sens des affinités ? Il y a bien sûr les musiciens avec lesquels je mène déjà des projets depuis quelques années. Je peux te dire aussi quels sont ceux que j’écoute avec beaucoup d’attention : Michel Doneda, John Butcher, Lucio Capece, Franz Hautzinger, Axel Dörner, Robin Hayward, Greg Kelley, Barre Phillips, Lê Quan Ninh, Thomas Lehn, Rhodri Davies, Hervé Birolini, Otomo Yoshihide, Sachiko M, Toshimaru Nakamura, Kevin Drumm ou encore Peter Rehberg…
As-tu des projets en collaboration avec quelques-uns de ces musiciens ? Oui, et il y a déjà des projets qui existent ou des rencontres qui ont déjà eu lieu. D’ailleurs, j’aimerais te parler de celui qui m’occupe en ce moment. C’est un projet avec Pascal Battus et Eric La Casa. Nous travaillons sur la notion du « chantier », du site et du non-site. Nous avons passé une journée sur un grand chantier en situation de jeu avec l’environnement. Éric enregistrait mais de façon très subjective, de sorte à produire des images sonores ayant des focales différentes. Pascal et moi cherchions à nous immiscer dans l’espace sonore très chargé de ce type de contexte. Puis nous avons enregistré plus tard dans un studio avec un son très sec. L’idée était de jouer en ayant en mémoire l’espace acoustique du chantier. Pour le montage, nous avons cherché à confronter ces deux espaces. C’est aussi un projet qui va s’installer sur du long terme car nous aimerions expérimenter d’autres sites…
Est-ce la première fois que tu réagis face à ce genre d’environnement et penses-tu que ce genre de confrontation puisse t’inspirer d’une autre manière à l’avenir ? Ce n’est pas la première fois que je travaille avec des espaces sonores caractéristiques, mais c’est sans doute la première fois qu’il y a cette méthodologie d’exploration. Même si nous en sommes seulement au début, j’ai trouvé que certaines empreintes acoustiques liées au chantier pouvaient resurgir de la mémoire pendant l’enregistrement en studio, et donc agir sur le processus. C’était comme rejouer avec le lieu mais de façon abstraite. C’est une recherche ouverte, nous verrons bien là où elle nous mène…
Comment envisages-tu la pratique en solitaire ? T’intéresse-t-elle en tant que moyen d’expression ? Oui beaucoup, même si j’ai assez peu joué solo (Etwa, mon premier enregistrement est pourtant un solo). Je travaille quotidiennement et, en un sens, cela peut s’approcher d’une forme de méditation. Il y a quelque chose qui m’intéresse vraiment dans cette voie…
Autant que le rapprochement de ta pratique musicale avec d’autres disciplines « artistiques »… L’idée de l’interdisciplinarité est très importante dans mon approche. Dès le début, alors que j’étais encore basé à Rennes, j’organisais avec Benoît Travers, un ami plasticien performeur, des sessions d’improvisation dans son atelier avec des artistes du mouvement, du son et des arts plastiques. C’était très libre et très simple, on expérimentait puis on finissait par parler de tout ça autour d’une bonne table. Que ce soit avec la danse ou bien avec le cinéma ou la vidéo, ces rencontres permettent toujours de se décentrer, de rencontrer des problématiques qu’on ne se pose habituellement pas. Ce qui est très nourrissant !
Bertrand Gauguet, propos recueillis en juin 2011.
Photo © Halousmen.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann : Spiral Inputs (Another Timbre, 2011)
N’en déplaise à la coquille de couverture, n’est pas Sprials qui veut. Quatre Spiral le prouvent, dans lesquelles se sont engouffrées Sophie Agnel (piano), Andrea Neumann (cadre de piano et électronique) et Bertrand Gauguet (saxophones alto et soprano).
Dans un espace sonore préparé par Benjamin Maumus, le trio fait preuve de patience dans son projet musical : avant l’élévation, et donc l’allumage précipité à force d’allers et venues sur cadre et sous écho, il y a des graves et des crépitements. En vol, les expressions doivent encore faire avec autant ou presque de discrétions, sur le qui-vive pour éviter les fautes intentionnelles ou ne pas révéler de vérités trop évidentes.
Ensuite alors, les insistances : une note à la gauche du clavier qu’Agnel se prend à harceler, des souffles en saxophones qui suivent des trajectoires brèves ou qui vocifèrent pour être sectionnés menus, une rumeur-acouphène qui, malgré sa discrétion, tient bon devant les pratiques tumultueuses ou les insinuations perçantes. A la fin, la tension dramatique retrouve même le chemin du rythme.
EN ECOUTE >>> Spiral Inputs (extrait)
Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann : Spiral Inputs (Another Timbre / Metamkine)
Enregistrement : 2008-2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Spiral #1 02/ Spiral #2 03/ Spiral #3 04/ Spiral #4
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Berlin-Buenos Aires Quintet : Berlin-Buenos Aires Quintet (L'innomable, 2010)
L'une des particularités du Berlin-Buenos Aires Quartet est de compter deux pianistes, dont une œuvrant à l'intérieur de son isntrument : Andrea Neumann. L'autre, à peine plus conventionnel, est Gabriel Paiuk. Restent donc trois places : attribuées à Robin Hayward (tuba), Lucio Capece (saxophone soprano et clarinette basse) et Sergio Merce (saxophone ténor et machines).
Datant de 2004, la rencontre avait pour cadre le Goethe Institut de la capitale argentine : là, le quintette d'exception se sera accordé sur un développement musical sorti du silence de toutes origines. Mécanique de cordes et de bois contre râles engoncés en instruments à vents, déflagrations électroniques passagères et rivalités d'aigus multiples et de silences prégnants, graves étouffés de piano respectant des distances longues comme dix bras mis bout à bout. Les heurts sont inévitables – conséquences de tensions sous-jacentes – mais passagers : les aigus de Merce emportent les derniers soupirs. Le silence véritable peut suivre, mais il lui manque désormais quelque chose.
Berlin-Buenos Aires Quintet : Berlin-Buenos Aires Quintet (L'innomable)
Enregistrement : 2004. Edition : 2010.
CD-R : 01/ Berlin-Buenos Aires Quintet
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
La pianiste Andrea Neumann jouera ce jeudi soir aux côtés de Sophie Agnel, Bertrand Gauguet et Benjamin Maumus, dans le cadre (de piano) du Festival Météo.