Le son du grisli

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Archives des interviews du son du grisli

John Coltrane : Offering. Live at Temple University (Impulse, 2014)

john coltrane offering

En 1966, John Coltrane se produit aux côtés de Pharoah Sanders, Alice Coltrane, Jimmy Garrison et Rashied Ali. En juillet de cette même année, il joue au festival de Newport puis s’envole au Japon où le quintet  donne une quinzaine de concerts. Il enregistre peu en studio préférant se concentrer sur des enregistrements live (Live at the Village Vanguard Again, Live in Japan).*

A Philadelphie, le 11 novembre, John Coltrane retrouve les bonnes vibrations de la tournée japonaise puis invite quelques amis musiciens à le rejoindre sur scène. Sûr et épais malgré quelques couinements d’anches, le ténor de Coltrane dérobe à l’harmonie de Naima un chorus de cris et fulgurances. Il faudra attendre la montée finale du thème pour reconnaître pleinement la Naima de Trane. Crescent est un pur chef d’œuvre d’intensité. Fidèle à sa réputation, Pharoah Sanders délivre un solo terrassant de convulsions et d’éclats mêlés. Après un chorus embrasé d’Alice Coltrane, émerge un solo de saxophone alto à la charge d’Arnold Joyner. Coltrane reviendra prendre un intense solo et exposera le thème final de Crescent. Serein dans la bourrasque, Trane semble vouloir tempérer l’ardeur d’un groupe, ici, particulièrement survolté.

C’est encore Pharoah Sanders, entre cris et vrombissements, qui ouvre les débats sur cette nouvelle version de Leo. Dire qu’il est foudroyant serait un doux euphémisme. Voici maintenant le batteur (Rashied Ali) en charge d’un solo sans le moindre temps mort : les frisés sur les toms et les fracas de cymbales viennent se heurter à une armada de percussionnistes particulièrement survoltés (Umar Ali, Robert Kenyatta, Charles Brown, Angie DeWitt). Après quelques inattendues mélopées vocales, Coltrane et son ténor se retrouvent pris entre les rythmes mouvants des uns et des autres. Malheureusement incomplète, cette version de Leo témoigne parfaitement des risques pris par ce nouveau Coltrane, adoré par beaucoup et incompris par pas mal d’autres. La version d’Offering est d’une intensité rarement atteinte. Profond et serein et d’une justesse inouïe, le ténor du leader s’efface au profit de Sonny Johnson dont le chorus de contrebasse perd de son intensité au fil des minutes. Et voici pour conclure une version très rapide de My Favorite Things. L’altiste Steve Knoblauch y prend un court et frénétique solo. Coltrane donne à nouveau de la voix mais son soprano peine à s’accoupler avec la frénésie rythmique des percussionnistes.

Adulé par ses admirateurs, certains organisateurs ne l’entendront pas de la même oreille. Au Front Room de Newark, le directeur du club demande à Coltrane de revenir à une musique moins abrasive. Ce dernier refuse et il est proprement viré du club. Cela se reproduira à plusieurs reprises en d’autres lieux. Coltrane explique ainsi le nouveau chemin qu’a pris sa musique : « Je suis désolé. J’ai un chemin à suivre avec ma musique et je ne peux pas revenir en arrière. Tous veulent entendre ce que j’ai fait. Personne ne veut entendre ce que je fais. J’ai eu une carrière étrange. Je n’ai pas encore trouvé la façon dont je veux parvenir à jouer de la musique. L’essentiel de ce qu’il s’est produit durant ces dernières années a été des questions. Un jour, nous trouverons les réponses ».



John Coltrane : Offering. Live at Temple University (Impulse / Socadisc)
Enregistrement : 1966. Edition : 2014.
2 CD : CD1 : 01/ Naima  02/ Crescent - CD2 : 01/ Leo 02/ Offering 03/ My Favorite Things
Luc Bouquet © Le son du grisli

lkl bouquet coltrane* Ce texte est extrait de Coltrane sur le vif, livre de Luc Bouquet à paraître le 6 mars 2015 aux éditions Lenka lente.

john coltrane luc bouquet lenka lente



John Coltrane: My Favorite Things: Coltrane at Newport (Impulse! - 2007)

coltransliDispersés  jusque là  sur  quelques albums (notamment Newport’ 63 et Selflessness), deux enregistrements de concerts donnés par le quartette de Coltrane se trouvent aujourd’hui rassemblés sous le titre My Favorite Things : Coltrane at Newport. Pour ce qui est de la nouveauté, miser sur un son restauré et quelques lacunes comblées.

A deux ans d’intervalle, Coltrane investit donc la scène du festival de Newport. En 1963, d’abord, aux côtés de McCoy Tyner, Jimmy Garrison et, plus rare, du batteur Roy Haynes, avec lequel Coltrane dialogue de façon plus que privilégiée sur Impressions (augmentée ici de six minutes). Concentré, Coltrane discourt partout avec distinction, se permet des écarts fulgurants (I Want to Talk About You) et réserve une place de choix aux inspirations de Tyner.

Deux ans plus tard, le saxophoniste y retourne, et Elvin Jones de retrouver sa place au sein du quartette. Accentuant la densité du jeu collectif, le batteur porte des tentations plus ardentes encore : sifflements projetés par Coltrane sur One Down, One Up ; penchant subit pour les dissonances auquel a tôt fait de céder le pianiste sur une version différente de My Favorite Things.

En 1966, Coltrane reviendra jouer ce thème à Newport, à la tête d’un autre groupe (Alice, Pharoah Sanders, Rashied Ali, Jimmy Garrison) lors d’un concert qu’Impulse n’enregistrera pas. Des bandes doivent pourtant bien traîner ici ou là, dont l’usage aurait pu compléter et conclure le déjà brillant exposé qu’est My Favorite Things : Coltrane at Newport.

CD: 01/ I Want to Talk About You 02/ My Favorite Things 03/ Impressions 04/ Introduction by Father Norman O’Connor 05/ One Down, One Up 06/ My Favorite Things

John Coltrane - My Favorite Things: Coltrane at Newport - 2007 - Impulse! / Universal.

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Ashley Kahn: The House That Trane Built (W.W. Norton - 2006)

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Déjà auteur d’une étude consacrée à l’album A Love Supreme de Coltrane, Ashley Kahn publie aujourd’hui une histoire du label Impulse, créé en 1961, et dont Coltrane deviendra dans le même temps l’homme providentiel. En guise de titre, l’auteur choisit un surnom amené à devenir accroche publicitaire, donné à Impulse par les musiciens eux-mêmes dès 1967 : « The House That Trane Built ». Plus que parlant, ce choix implique trois caractéristiques essentielles du label : sa qualité de « maison », l’omniprésence de Coltrane en son sein, et, via une nouvelle utilisation d’un surnom déjà devenu accroche, la réflexion consacrée à sa propre image qu’a, dès ses origines, mis en place le label.

Fondée par Creed Taylor, ancien trompettiste devenu producteur pour le compte d’ABC-Paramount, la « Maison » Impulse inaugure son catalogue en 1961, au son d’enregistrements de J.J. Johnson, Ray Charles, Kai Winding, Gil Evans et Oliver Nelson. Déjà, les pochettes bénéficient d’une attention particulière : artwork soigné, packaging luxueux, et notes obligatoires. Celles signées Oliver Nelson pour The Blues and The Abstract Truth conseillent l’écoute de deux saxophonistes remarquables : Sonny Rollins, d’abord ; John Coltrane, ensuite, que Creed Taylor parviendra à débaucher d’Atlantic en lui donnant l’assurance qu’il pourra, près de lui, décider de tout. A cette époque, Coltrane montre un intérêt pour le grand ensemble : la sixième référence d’Impulse sera Africa/Brass, sur lequel il mène un nonette altier et confie les arrangements à Eric Dolphy.

Coltrane installé, Taylor est recruté par le label Verve et cède sa place au producteur le plus emblématique que connaîtra Impulse : Bob Thiele. Venant de la pop, il travaille dans la continuité de Taylor, en établissant tout d’abord un rapport privilégié avec le saxophoniste. Acharné, il signe 25 enregistrements la première année, aux vues à chaque fois judicieuses : qu’ils voient le jour pour calmer les foudres des critiques à l’encontre des enregistrements de Coltrane et Dolphy en 1962 (Ellington et Johnny Hartman) ou poursuivent les efforts faits par Impulse pour défendre une musique davantage tournée vers l’avant-garde (Charles Mingus, Archie Shepp, Yussef Lateef…). A cet effet, Thiele se montre à l’écoute de Coltrane, qui joue alors le rôle d’un véritable directeur artistique – il sera, par exemple, à l’origine du premier enregistrement d’Archie Shepp malgré l’hésitation de Thiele – tout en continuant de signer des enregistrements aussi importants que A Love Supreme (1964) ou Ascension (1965). Dès 1965, Impulse devient sous l’influence de Coltrane le label accueillant le plus de jazzmen affiliés de près ou de loin au free jazz : Albert Ayler, Archie Shepp, Frank Lowe, Sam Rivers, Grachan Moncour III… S’il défend lui-même chacun de ces musiciens, attestant de leur qualité musicale, Thiele doit aussi faire avec les nécessités d’un commerce, et tempère son catalogue au moyen d’enregistrements de Pee Wee Russell ou Hank Jones, trouvant parfois un compromis entre deux conceptions ayant l’air de s’opposer, lorsqu’il signe Sonny Rollins.

La mort de John Coltrane, en 1967, sonne inévitablement la fin d’une époque à Impulse. Si Bob Thiele et Alice Coltrane s’entendent pour poursuivre la publication d’œuvres encore inédites du saxophoniste, la situation change au sein de la firme RCA à qui Impulse doit rendre des comptes. Thiele quitte la direction du label en 1969, non sans avoir décidé de l’enregistrement du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et avoir introduit Pharoah Sanders dans la place.

Premier des trois directeurs artistiques à succéder à Thiele, Ed Michel se charge de maintenir le lien unissant le label à l’avant-garde, produisant de nombreux disques d’Alice Coltrane, Archie Shepp ou Sanders, rachetant à Sun Ra les droits des disques qu’il produisait sur son propre label, Saturn, rééditant les succès épuisés de Coltrane, dans le même temps qu’il s’adonne à des tentatives de fusion entre jazz, folk et rock. Epaulé par le producteur Steve Baker, il suivra alors une pente plus commerciale, menant à la satisfaction d’un public aux goûts du jour ayant davantage à voir avec le rock. Le couple s’essaye à quelques fusions entre jazz, folk et rock, et donne à entendre pour la dernière fois de son histoire des musiciens d’avant-garde (Sam Rivers, Dewey Redman, Marion Brown, Gato Barbieri) avant de passer la main à Esmond Edwards (1975), qui voudra un Impulse plus accessible, quitte à le rendre fade.

En 1995, Impulse retrouvera son logo originel, noir et orange, apposé sur des rééditions CD respectant les premiers codes du label. Retour aux sources et meilleur moyen de présenter à un nouveau public les références d’un label audacieux et élégant, marqué de l’empreinte d’une des plus importantes figures qu’a connu le jazz. A côté de ces disques, Ashley Kahn propose aujourd’hui une histoire écrite avec intelligence, mêlant biographies précises, anecdotes et témoignages, parsemant son texte d’encarts sur deux pages consacrés à une sélection d’albums incontournables (du Genious + Soul = Jazz de Ray Charles à The Black Saint and The Sinner Lady de Mingus, de Four for Trane de Shepp à A Love Supreme de Coltrane) sortis sur Impulse, label aux allures de légende moderne, qu’il est impossible désormais de ne pas connaître.

Ashley Kahn: The House That Trane Built, The Story of Impulse Records, New York, W.W. Norton & Co, 2006.



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