Sylvie Courvoisier, Mark Feldman, Ikue Mori, Evan Parker : Miller’s Tale (Intakt, 2016)
En duo ou en quartet, et à chaque fois sous l’influence du Death of a Salesman d’Arthur Miller, Sylvie Courvoisier, Mark Feldman, Ikue Mori et Evan Parker poursuivent une aventure débutée quelques mois plus tôt au Stone new-yorkais.
En quartet, rapides et pressés, acharnés de la trille, ils adorent juxtaposer leurs élans, coordonner leur descentes, affirmer leurs réparties et s’acharner en souffle, clavier et archet continus. En mode lenteur, ils partagent les conflits, le saxophoniste et son phrasé mélodique temporisant les ébats.
En duos, les tempéraments se resserrent : Feldman-Mori entre sirènes et crépitements ; Courvoisier-Parker, conquérants et fermes ; Feldman-Parker, crissant et affutant le contrepoint ; Mori-Parker, gamins gambadant dans la boutique aux jouets cassés ; Mori-Courvoisier, charmants monstres soniques s’essayant à l’harmonie. Pourvu que ça dure !
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman, Ikue Mori, Evan Parker : Miller’s Tale
Intakt / Orkhêstra International
Enregistrement ; 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ Death of a Salesman 02/ A View from the Bridge 03/ The American Dream 04/ Up from Paradise 05/ Riding on a Smile and a Shoeshine 06/ Playing for Time 07/ The Reason Why 08/ Nothing’s Planted 09/ A Fountain Pen
Luc Bouquet © Le son du grisli
Nate Wooley : Battle Pieces (Relative Pitch, 2015)
C’est seul que Nate Wooley entame ce concert donné en quartette au Roulette le 11 avril 2014. A ses côtés : Ingrid Laubrock, Matt Moran et Sylvie Courvoisier, le temps de quatre Battles Pieces, dans lesquelles le trompettiste piochera ensuite pour composer, seul, trois Tape Deconstruction.
L’enjeu tient donc d’abord dans l’accord de musiciens aux dissemblances souvent manifestes. Ainsi faudra-t-il faire œuvre de mesure pour trouver un certain équilibre : Wooley en meneur gagne rapidement le soutien de Laubrock et l’appui enveloppant de Moran ; plus difficile, avec Courvoisier, qui, sur un spasme volontaire ou un emportement de rigueur, demande qu’on l’entende aussi. Ce que fait Wooley, qui oppose maintenant au piano un bourdon tenace quand il n’adopte pas plutôt son obstination.
Une fois seul, le même donne une autre forme aux quatre compositions du quartette : voici trois « compositions sur l’instant d’après », qui le montrent évoluant dans un palais de miroirs aux bruits moins familiers, puisque sortis d’instruments détournés. En réinventant un concert donné à quatre, Wooley s’affiche en vainqueur – l’élégance lui commandant tout de même de conclure le disque sur un bel échange qu’il eut avec Courvoisier (Battle Pieces IV). Pas dupe de la manœuvre, l’auditeur pourra applaudir.
Nate Wooley : Battle Pieces
Relative Pitch / Metamkine
Enregistrement : 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Battle Pieces I 02/ Tape Deconstruction I 03/ Battles Pieces II 04/ Tape Deconstruction II 05/ Battle Pieces III 06/ Tape Deconstruction III 07/ Battle Pieces IV
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
LDP 2015 : Carnet de route #29
C’est à New York – second soir au IBeam – que Jacques Demierre et Urs Leimgruber auront passé Halloween. Et donc ? Eh bien, quand même !, les présences (pour ne pas dire les esprits) de Shelly Hirsch, Nate Wooley, Paul Lytton et Sylvie Courvoisier... Avant de laisser place aux souvenirs, un mot sur un projet : parution du livre Listening en mars prochain.
31 octobre, Brooklyn, New York
IBeam
Heute ist Halloween! Viele Leute gehen maskiert und kostümiert auf die Strasse, sie lassen ihrer Fantasie und ihren Emotionen freien Lauf. Jacques und ich treffen uns um 7:00pm im Ibeam mit Kevin und Harald. Heute laden wir Shelly Hirsch, Nate Wooley und Paul Lytton für ein Zusammenspiel mit uns ein. Im ersten Teil spielen Shelly, Paul und Jacques im Trio. Das Trio beginnt entschlossen. Auf- und Abbau wechseln sich ab. Nach einzelnen Eruptionen wird die Musik immer wieder in die Stille zurückgeführt. Es entsteht ein mehrteiliges Stück, bestehend aus Klangräumen und abrupten Wechseln. Die Stimme, das Klavier und das Schlagzeug entwickeln kammermusikalisch einen extensiven Bogen mit wechselnder Dynamik. Anschliessend spielen Nate und ich im Duo. Ich kenne ihn als Spieler, treffe ihn jedoch das erste Mal für ein Zusammenspiel. Wir beginnen geräuschhaft aus dem Nichts. Der Zugang ist leicht. Der Funke springt sofort und wir stehen unmittelbar im gleichen Raum. Im offenen Schlagabtausch entstehen polyrhytmische und multiphone Klänge und Sequenzen. Nach einer Pause spielen wir alle im Quintett. Stille geht voraus. Kurze Einsätze, schroffe Töne, das Innehalten von Pausen manifestieren sich reduktiv und expressiv als klangliche Struktur. Wir entwickeln gemeinsam, wir zersetzen Aufgebautes abrupt in schnellen Wechseln. Klänge stehen blitzartig im Raum. Donnerndes Getöse hallt nach. Das Stück nimmt seinen Verlauf. Es wird wieder mal klar, die Musik beginnt mit der Auswahl Musiker. Das Casting hat heute definitiv gestimmt. Die Zuhörer sind begeistert und bedanken sich mit herzlichem Applaus.
U.L.
« Vous êtes des "warriors" », me dit en souriant la pianiste et amie Sylvie Courvoisier au sortir de cette seconde soirée au IBeam. La métaphore guerrière me surprend, car aucun désir belliqueux ne vient nourrir mes sons, mais je la comprends : je perçois souvent ma pratique sonore comme une sorte d'art martial. Un art qui ne s'occuperait pas que du combat, mais qui, comme les arts martiaux traditionnels, intègrerait la dimension spirituelle, au sens large. Un art qui réunirait autant les aspects externes, techniques, de la pratique sonore improvisée, que ses dimensions les plus internes, énergétiques. Ainsi, assis devant ce même piano SCHIMMEL, 1885, numéro 295.196, tout se passe comme si, prêt une seconde fois au « combat » en deux jours, l'engagement des forces, de mes forces, était, l'expérience se renouvelant performance après performance, d'entrer en contact avec ce que je pourrais décrire comme un champ magnétique entourant chacun des éléments de la situation de concert. Il me faut entrer en contact avec les forces animant ce champ, les laisser effectuer toute modification sur moi-même, les laisser agir sur l'équilibre et le positionnement des formes en jeu. Combat particulier, où je dois céder, je dois abandonner toute résistance pour que ces forces « magnétiques » s'expriment le plus librement et le plus largement possible. Mais comment accéder à ce champ ? Quelle voie emprunter pour permettre cet échange ? La pensée en tant que telle est inadéquate, je crois en avoir déjà parlé dans ce Carnet de route, car elle introduit une distance entre elle-même et son objet. Le jeu improvisé n'est pas lieu de pensée, il est pensée autonome, qui déroule ses propres modes d'action à travers le corps jouant. Car c'est là, oui, dans le corps, que se construit notre rapport à l'instant, que s'élabore la qualité des liens tissés entre notre présence à lui-même et ce que nous sommes en train de faire. Mais ce corps n'est pas neutre. Par une longue pratique, le vide qu'il parvient à convoquer n'est pas néant, mais présence potentielle de tout ce qui pourrait survenir, même et peut-être surtout, ce qui relèverait de l'inouï et de l'imprévisible. Peut-être sommes-nous des « warriors » dans la manière que nous avons de projeter nos modes d'action non rationnels afin de créer un pont entre le dedans de notre expérience intérieure et le dehors de la situation de concert. Des « warriors » qui jouent, comme des enfants, à un jeu en continuelle transformation, où la moindre modification intérieure ou extérieure, change de façon radicale autant notre rapport à nous-mêmes que notre rapport au monde. Subtil équilibre céleste du jaillissement spontané, souvent perturbé par l'humain désir de plaire...
J.D.
Photos : Jacques Demierre
> LIRE L’INTÉGRALITÉ DU CARNET DE ROUTE
Evan Parker, Paul Dunmall, Tony Bianco: Extremes (Red Toucan, 2014) / Parker, Courvoisier : Either or And (Relative Pitch, 2014)
La force de feu (Evan Parker et Paul Dunmall, tous deux au ténor) et de frappe (Tony Bianco, aussi efficient qu’un Levin avec lequel les saxophonistes ont ensemble plusieurs fois enregistré) est étourdissante. Qui, de l’aveu du batteur, fit dire à Parker après l’enregistrement de la première improvisation ce 27 juin 2014 : « That was extreme. »
Le titre était donc tout trouvé d’un disque qui jouerait de tensions et d’endurance, de connivences compulsives sur allant coltranien (Extreme) – s’ils sont deux, les saxophones y donnent l’impression d’être bien davantage – ou de vrilles et d’obstacles sur course ascensionnelle (Horus). Entre les deux grandes improvisations, l’interlude qu’est All Ways permet à Parker et Dunmall de croiser le fer comme pour ré-aiguiser leurs instruments. La réunion est rare, il ne s’agissait pas de laisser sa musique au hasard.
Evan Parker, Paul Dunmall, Tony Bianco : Extremes (Red Toucan)
Enregistrement : 27 juin 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Extreme 02/ All Ways 03/ Horus
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Quelques mois plus tôt, Parker enregistrait avec Sylvie Courvoisier, autre frappe et autre urgence. Du piano, les motifs courts et les progressions grippées, les chants de harpe contrariée ou les éclats impressionnistes ; du ténor et du soprano, les soliloques fabuleux, les louvoiements expressionnistes et les points de suspension. Et l’association convainc, notamment par le talent qu’elle a de faire varier les séquences, soit : de mettre au défi son entente.
Evan Parker, Sylvie Courvoisier : Either or And (Relative Pitch)
Enregistrement : 24 septembre 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ If/Or 02/ Oare 03/ Spandrel 04/ Stillwell 05/ Stonewall 06/ Penumbra 07/ Heights 08/ Either Or And
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman : Birdies for Lulu (Intakt, 2014)
Sur fond de poursuite jazz, un violon désosse la corde : voici Mark Feldman. Les aigus d’un piano se déversent à grands flots sur la maison ternaire : c’est Sylvie Courvoisier. La contrebasse ronronne un blues racé : c’est Scott Colley. La batterie rectifie aux balais les effigies antiques : c’est Billy Mintz.
Le nouveau quartet Courvosier-Feldman implore au jazz de ne pas trop noircir la page. Y résistent les écritures contemporaines d’antan, le fantôme de Schubert, les traits vifs et saillants, les épandages d’aigus d’un duo toujours aussi éblouissant. De ces compositions aux mille-facettes (soit l’art de sauter du coq à l’âne sans s’en apercevoir), on retiendra l’intensité du jeu, les basses paroles murmurées, les lances tranchantes. Charme et légèreté ici. Encore plus que d’ordinaire.
Sylvie Courvoisier / Mark Feldman Quartet
Birdies for Lulu (extraits)
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman : Birdies for Lulu (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Cards for Capitaine 1 02/ Cards for Capitaine 2 03/ Cards for Capitaine 3 04/ Shmear 05/ Natarajasana 06/ Downward Dog 07/ Birdies for Lulu 08/ Travesuras 09/ Coda for Capitaine
Luc Bouquet © Le son du grisli
Phantom Orchard Orchestra : Through the Looking Glass (Tzadik, 2014)
Crénom, quitte à être courageux (c’est un synonyme de « mâle »), je le dis et je vais le dire : maintenant c'est confirmé j’aime pas Phanthom Orchard Orchestra, ce repère de zombies femelles qui trustent l’électroamoustique – mon gars, y’a que les femelles qui piquent ! – comme d’autres (des gars et des vrais) s’en mettent par-dessus (et même dessus tout court) la cravate.
Ça crinouille larmoyant (The Beauty and the Beast me l’accorde) et t’as de la pince au piano et à la harpe que t’en veux bientôt plus (mais alors plus jamais) et par-dessus tout ça, on trouve quoi ? De la bobine musicale qui ferait même pas une bonne B.O. pour un 8 mm de Jacques Demy. En bonne soumise qui a couché, fière de la chevelure d’un centimètre qu’elle a sur le caillou (voilà que je parle de moi à la troisième personne), je vais te balancer les noms : Zeena Parkins, Ikue Mori, et avec qui que je te le demande ?... Maja Ratkje, Sylvie Courvoisier, Sara et Maggie Parkins.
Mais aussi, en bonne coucheuse toujours, j’ose avouer maintenant (une fois la guerre passée) l’amour (contraint, maman) que j’ai eu pour Maja. C’est pas dans mes habitudes de pleurer comme une femme mais nardinamouk cette mélodie de voix sur Goblin Spider m’a tiré quelques larmes (de crococils). A tel point que j’ai trouvé (sur un titre et sur un titre seulement, je vous le jure mon Père) que le dégingandé et les chinoiseries (je dis pas ça parce que je suis raciste, les gars) des sorcières Parkins et Mori valaient bien le détour (un détour d’un morceau sur douze qu'elles ont enregistrés !) et que ça a même fait ressortir le côté femelle qu’il y a en moi. Vilaine(s) !
Phantom Orchard Orchestra : Throught the Looking Glass (Tzadik / Orkhêstra International)
Enregistrement : 18-19 octobre 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Luminous Fairies 02/ Goblin Spider 03/ The Little Mermaid 04/ The Snow Queen 05/ Alice In Wonderland 06/ Kaguya 07/ Snow White 08/ Hedgehog In the Fog 09/ The Beauty and the Beast 10/ Psyche and Cupid 11/ The Ugly Duckling 12/ Sleeping Beauty
Pierre Cécile © Le son du grisli
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman : Live at Théâtre Vidy-Lausanne (Intakt, 2013)
A distance ou en proximité, véloces ou en suspens, Sylvie Courvoisier et Mark Feldman regorgent d’éclairs fougueux ou réfléchis. Il y a chez eux des fracas de tendresse, des mélodies qui collent aux oreilles. Il y a Bartok et Fauré qui passent par là. Il y a ce jazz démonté qui pointe un peu son swing. Il y a de l’agilité tzigane dans le jeu du violoniste. Il y a de l’inquiétude grandissante dans les graves de la pianiste.
Il y a deux musiciens passant de l’intime au drame. Deux musiciens connaissant le sens des résonnances et des raclements soniques. Il y a des heures de travail et de concentration. Il y a cette tendresse affirmée, cette justesse du dire qui ne peut que nous éblouir. Et puis il y a, bien sûr, cette complicité essentielle sans quoi rien ne serait possible.
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman : Live at Théâtre Vidy-Lausanne (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Five Senses of Keen 02/ For Alice 03/ Orpheus and Eurydice 04/ Pindar 05/ Melpomene 06// Simonides 07/ Calliope
Luc Bouquet © Le son du grisli
Interview de Sylvie Courvoisier
Pour avoir quitté Lausanne pour New York à la fin des années 1990, la pianiste Sylvie Courvoisier a multiplié les projets inspirants en collaboration avec John Zorn, Ikue Mori ou encore Mark Feldman, violoniste de mari avec lequel elle emmène un quartette qui donnait l’année dernière encore des preuves de sa bonne santé au son d’Hôtel du Nord. Occasion de revenir sur la discographie d’une pianiste qui à l’invention tenace…
SAUVAGERIE COURTOISE
C’était mon premier CD. J’étais très jeune. Les compositions pour ce quintet étaient assez naïves. C’est une jeune femme qui écrit ces compositions... Je n’entends pas mon côté répertoire classique car, à l’époque, j’étais très influencé par Monk et le jazz. Je n’étais pas encore influencé par Cecil Taylor, ça viendra plus tard. J’essayais d’avoir un toucher de piano très dur, chose que j’ai totalement abandonné par la suite. A l’époque, j’essayais de ne pas jouer avec un toucher classique.
Vous aviez un cursus classique ? Oui, mais je venais d’arrêter le Conservatoire. J’étais un peu en rébellion contre la musique classique.
Comment était la scène suisse romande du jazz et des musiques improvisées ? À Lausanne, au début des années 90, Daniel Bourquin et Léon Francioli jouaient du free jazz et c’était presque tout pour la musique totalement improvisée dans ma ville. Il y avait une scène jazz standard à Lausanne, mais très peu de chose dans la scène improvisée ou avant-garde. A l’époque, j’ai joué avec Daniel en duo. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup influencé mais il n’y avait pas de communauté. C’est souvent le cas dans les petites villes en Europe. A New York, c’est différent car il y a une communauté de musiciens selon la scène à laquelle tu appartiens. Aujourd’hui, c’est différent à Lausanne car il y a beaucoup de musiciens travaillant dans l’avant-garde ce qui n’existait pas avant. J’étais assez isolée. Lorsque j’avais 16 et 17 ans, je faisais Sienna Jazz en Italie en été où je restais un mois pour apprendre le jazz.
COURVOISIER - GODARD
En 1994, j’ai reçu une carte blanche au Mood’s de Zürich et j’ai invité Michel qui m’a ensuite invitée dans son quartet. Nous avons fait quelques concerts et grâce à l’intermédiaire de Michel, j’ai rencontré Pierre Charial. J’ai enregistré deux disques avec Pierre Charial et nous avons crée Ocre de Barbarie en concert au théâtre de Vidy. Nous avons commencé avec le poème symphonique de Ligeti pour cent métronomes. J’ai passé beaucoup de temps à Paris – je ne tournais pas beaucoup – à faire des trous manuellement dans les cartons avec Pierre. C’était vraiment de la musique artisanale...
Y-avait-il de l’improvisation dans ce groupe ? Pas vraiment pour Pierre, même s’il y avait quelques cartons graphiques. Les autres musiciens et moi improvisions sur des grilles, des motifs...
DUOS
Quelle est votre conception du duo ? Le duo, c’est très agréable. C’est un dialogue. C’est une chose très directe. J’ai rencontré Mark Feldman en 1995 au Jazz Meeting de Baden Baden. Nous étions douze musiciens et il m’a proposé de jouer en duo. Nous avons enregistré pour la radio et avons conservé quelques thèmes pour notre premier enregistrement. Et ce duo existe encore aujourd’hui. J’ai travaillé aussi en duo avec Lucas Niggli qui est de six mois mon aîné. On faisait Sienna Jazz tous les deux. Pour le duo avec Mark Nauseef, j’écoutais Stockhausen et Nancarrow. Je crois que cela s’entend.
Comment avez-vous abordé les compositions de John Zorn pour votre duo avec Mark Feldman ? Les deux CD sont différents. Le premier était sur le Masada Book 1 et le second sur le Masada Book 2 « Book of Angels ». Les thèmes de John, c’est souvent trois ou quatre lignes de partitions... c’est à nous de faire les arrangements. John nous a laissé carte blanche. Il n’est venu qu’à l’enregistrement. Le premier était un peu plus classique. Pour le second, les thèmes étaient un peu moins harmoniques. Nous avons beaucoup tourné en duo et jouons dans le Masada Marathon.
Pouvez-vous nous parler du disque Deux Pianos avec Jacques Demierre ? Jacques était mon professeur de piano quand j’avais vingt ans. Nous avons enregistré un premier disque intitulé TST (Tout Sur le Tout). C’était le groupe de Jacques. Il y avait un piano et un keyboard. Je jouais de l’orgue. Il y avait un batteur de rock. C’était une musique étrange et intéressante, à moitié écrite à moitié improvisée. Plus tard, nous avons créé un duo de piano, libre. Ce qui est bizarre c’est que Jacques, à l’époque et pour l’enregistrement de notre CD en duo, ne jouait presque pas du piano préparé alors que moi j’en jouais beaucoup. Maintenant c’est le contraire : chaque fois que je le vois, il est toujours à l’intérieur du piano.
TRIOS, QUARTETS, QUINTET
Passagio, Mephista et Alien Huddle, trois trios de musiciennes, un hasard ? Ce sont des amies. Mephista c’est le groupe le plus régulier des trois. Nous avons fait une seule tournée avec Passagio il y a une dizaine d’années alors qu’avec Mephista nous avons tourné plusieurs fois et nous jouons toujours ensemble. Mephista, c’est un peu la continuation de mon travail avec Mark Nauseef. La combinaison est assez magique. C’est un groupe à découvrir live.
Comment se place le piano face aux electronics d’Ikue Mori ? Face aux electronics, le piano préparé va très bien. Ikue joue des electronics comme d’un instrument. Avec des cordes, je joue peu le piano préparé. Dans Mephista, il y a trois percussionnistes.
Quelle est la genèse d’Abaton ? Abaton fut l’envie d’écrire des pièces plus « contemporaines ». Manfred Eicher m’avait demandé de faire un CD en 2003 et l’idée du trio de cordes lui a plu. On avait deux jours d’enregistrements à Oslo. Le premier jour, nous avons enregistré mes compositions. J’étais alors très influencé par Sofia Gubaidulina, Ligeti, Alfred Schnitke et Olivier Messiaen. Il n’y a pratiquement aucune improvisation dans ces pièces. Puis, Manfred nous a suggéré de faire des petites improvisations pour glisser entre les longues compositions. C’est ce que nous avons fait le second jour. Finalement, il y en avait tellement que Manfred nous a proposé de faire deux disques : le premier avec les pièces écrites, le second avec les pièces improvisées.
Quelques mots sur Lonelyville ? J’ai essayé de réunir les concepts de Mephista et Abaton. J’avais envie d’intégrer ces deux esthétiques et, aussi, ajouter un petit côté jazz. Il y a ici une synthèse de toutes mes influences. J’aime beaucoup le fait d’avoir dans un même groupe des musiciens européens et américains.
Et sur Hôtel du Nord ? Il y a la conscience du jazz mais nous essayons de faire autre chose. Il y a moins de solos, nous essayons de trouver d’autres pistes. Il n’y a pas de notion de soliste ou d’accompagnateur. Il n’y a jamais de ligne de basse, le batteur peut être mélodique…
LE SOLO
Vous n’avez enregistré qu’un seul disque solo (Signs & Epigraphs). Pourquoi ? John Zorn m’a demandé d’enregistrer en solo en 2006. J’ai composé des études pour piano solo dans le but d’améliorer ma technique. Apres cet enregistrement, j’ai beaucoup tourné en solo et j’ai fait un spectacle « Lueurs d’ailleurs » avec les photos et films de Mario del Curto sur des artistes d’art brut. J’ai pu développer ces pièces qui sont devenu un peu mon langage personnel – j’utilise même certains extraits de ces pièces dans le spectacle d’Israel Galvan.
LA CURVA avec ISRAEL GALVAN & INES BACAN
Comment avez-vous rencontré Israel Galvan ? Grâce à des amis, Yves Ramseier, Carole Fiers et le directeur du théâtre de Vidy, René Gonzalez. J’avais vu un de ses spectacles au théâtre de Vidy à Lausanne, La Edad de Oro, que j’avais beaucoup aimé, et l’ai rencontré à ce moment-là. Puis, il est venu à New York, m’a contacté et m’a proposé de travailler avec lui sur un nouveau projet. Nous avons répété trois jours à Séville fin octobre 2010 puis en décembre 2010, nous avons fait la création de « La Curva » au théâtre de Vidy pendant dix jours. A Lausanne, on modifiait le spectacle tous les jours.
Comment avez-vous travaillé avec Israel ? Qui propose les idées ? Israel nous montre ses pas. Il me raconte l’histoire, ce qu’il veut dire et moi je lui propose des musiques. Ines Bacan est immuable, elle chante ses chansons et c’est à nous de trouver ce que nous allons faire autour. Ce n’est pas toujours évident avec le piano car elle chante en quart de ton.
LE JAZZ, L’IMPROVISATION, LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
Que reste-t-il du jazz dans ce que vous jouez aujourd’hui ? La pulsion, un sens rythmique, une certaine énergie. Je pense qu’il est important de connaître le jazz pour improviser. Il y a une certaine urgence dans le jazz que ne connaissent pas les musiciens classiques. Mon père est pianiste de jazz amateur. J’ai ce passé du jazz en moi. C’est une musique que j’ai beaucoup écouté, que ce soit Mary Lou Williams, les big-bangs, Count Basie, le be-bop. Et j’adore la musique contemporaine. J’ai ces deux pôles en moi.
Comment analysez-vous votre progression par rapport à vos premiers enregistrements ? Au début, je composais des thèmes rigolos. On se marrait. On avait vingt-cinq ans. Aujourd’hui j’en ai quarante-deux. C’est différent. C’est l’âge qui veut ça ! Je travaille toujours le piano. J’aime le piano. Au début, j’étais agressive. Aujourd’hui, même si je le suis parfois encore, j’aime avoir un beau son. J’ai un grand respect pour le piano. C’est un instrument que j’adore. Pour rien au monde, je ne voudrais jouer d’un autre instrument. Je prends des cours avec Edna Golandsy qui est une grande pianiste. Actuellement, je travaille les Variations Goldberg. J’ai une très grande conscience du toucher et du son du piano. Je vis à New York et ce qui est bien dans cette ville, c’est que tu peux rencontrer des professeurs fantastiques, exceptionnels.
Vous enregistrez rarement live, pourquoi ? Je préfère le studio. Je pense qu’il y a beaucoup des disques live mal enregistrés... Je veux un très bon ingénieur du son, sinon ça ne sert à rien de faire un disque. J’ai une très bonne stéréo à la maison et ça m’énerve quand j’achète des disques de mauvaise qualité. Mon premier disque était live mais j’étais jeune. Heureusement la radio qui l’a enregistré a fait un bon boulot. En live, souvent le son est mauvais. Le MP3 n’arrange pas les choses. On masterise à fond, on met beaucoup d’aigus. Je me bats toujours pour avoir une grande dynamique. J’essaie de faire des disques pour des gens qui ont encore de bonnes stéréos... Beaucoup de labels, parce que c’est moins cher, font des enregistrements live. C’est un peu la fin des studios, des ingénieurs du son… De toute façon, à cause des copies et du téléchargement, les disques ne se vendent plus.
Quel projet enregistrez-vous en priorité ? Je ne veux surtout pas saturer le marché. Faire un ou deux CD par année me suffit. John m’a demandé d’enregistrer un trio avec basse et batterie. Depuis deux ans je compose, j’y pense. Je prends mon temps.
Y-a-t-il des formations que vous n’avez pas enregistrées et dont vous regrettez l’absence ? Nous avons tourné mais pas enregistré avec le quartet de Yusef Lateef. Je le regrette. Ocre de Barbarie, j’aurais bien aimé l’enregistrer aussi.
Quels sont vos projets ? Un nouveau disque en duo avec Mark Feldman, le trio avec basse et batterie dont je vous parlais tout à l’heure, et un nouveau quartet avec Mark. Et en tant que sideman toutes les formations de John Zorn (Cobra, Femina, Dictée, Improv Group et Masada Marathon) ; le quartet de Yusef Lateef ; le quintet d’Herb Robertson avec Tim Berne, Tom Rainey, Mark Dresser et le trio collectif avec Vincent Courtois et Ellery Eskelin...
Sylvie Courvoisier, propos recueillis à Nîmes le 20 janvier 2012.
Luc Bouquet © Le son du grisli.
Photos : Tiffany Oelfke & Peter Gannushkin.
Sylvie Courvoisier - Mark Feldman Quartet : Hôtel du Nord (Intakt, 2011)
Dans Hôtel du Nord se côtoient compositions (de la pianiste ou du violoniste) et improvisations. Des premières, on retiendra et admirera une évidente unité de temps et de structure. Entre attente et suspension, émerge un violon rasant (Hôtel du Nord) ou s’incruste un motif obsessionnel (Dunes). Dans ces eaux stagnantes, le surgissement de formes inopinées crée une tension supplémentaire, gommant ainsi la notion de solo au profit d’un axe collectif, ici remarquablement unifié.
Des secondes, on retiendra la diversité des formes : travail sur la matière sonore ici (craquements, hymnes souterrains et à demi-avortés in Little Mortise) ou, ailleurs, la réminiscence d’un jazz impulsif, incisif (Inceptions). Soit pour Sylvie Courvoisier, Mark Feldman, Thomas Morgan et Gerry Hemingway la poursuite d’une aventure, trouvant ici, l’un de ses plus intenses chapitres.
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman Quartet : Hôtel du Nord (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2011.
CD : 01/ Hôtel du Nord 02/ Dunes 03/ Plan A 04/ December 2010 05/ Little Mortise 06/ Inceptions 07/ Gowanus
Luc Bouquet © Le son du grisli
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman : To Fly to Steal (Intakt, 2010)
En ouvrant grandes nos oreilles et en évitant le petit jeu des comparaisons (inutiles ?), on pourrait presque se dire qu’Oblivia (Tzadik / Orkhêstra) est l’exact opposé de To Fly to Steal. Duo pour l’un, quartet pour l’autre. Continuum résolu pour l’un, cassures franches et nettes pour l’autre. Ici, le jazz s’y retrouve parfois (The Good Life), s’entête et crépite en des chaos millimétrés (Fire, Fist & Bestial Wail). Ici, le violon serait presque soliste et le piano presque d’accompagnement. Presque car tout est bien plus compliqué et alléchant que cela.
Alléchantes sont ces collisions de timbres, cette liberté de croiser les fluides et d’assouvir des combinaisons inouïes. Alléchantes, cette batterie (Gerry Hemingway) et cette contrebasse, accouchant de lignes aux rebonds vifs et tranchants (on m’excusera, ici, d’épingler la trop grande discrétion et le jeu de peu d’ampleur de Thomas Morgan). Oui, un disque alléchant et sans la moindre froideur. Et à nouveau, je signe et persiste.
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman Quartet : To Fly to Steal (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Messiaenesque 02/Whispering Glades 03/ The Good Life 04/ Five Senses of Keen 05/ Fire, Fist & Bestial Wail 06/ Coastines 07/ To Fly to Steal
Luc Bouquet © Le son du grisli