Festival Météo [2016] : Mulhouse, du 23 au 27 août 2016
Mardi 23
En ouverture, un ciel variable et contrasté aux belles couleurs, entre brumes sombres, étirements des sons, parfois orageux. La conjonction des deux cordes, l’alto de Franz Loriot (un brin trop prononcé par rapport à ses deux comparses !), le violoncelle d’Anil Eraslan et les percussions, souvent frottées, de Yuko Oshima, alternaient la montée vers un maelstrom sonique dans lequel tous les instruments avaient tendance à se confondre, avant l’apaisement créant une forme d’évanescence avec le travail sur la résonance. Parfois cependant les trois éléments s’individualisent, deviennent plus conflictuels voire convulsifs, tout en recherchant, et trouvant, un paysage plus vaporeux empreint d’effets planants.
L’éclaircie fut au rendez-vous dans la soirée avec le Supersonic de Thomas de Pourquery puis le duo Archie Shepp / Joachim Kühn. Dans la présentation des œuvres de Sun Ra, telle Love In Outer Space, l’atmosphère était ludique, conviviale, les souffleurs (De Pourquery au saxophone, Fabrice Martinez à la trompette et Daniel Zimmermann au trombone) assuraient aussi les vocaux, et une approche un peu ludique. Les sonorités d’ensemble étaient brillantes, éclatantes, la basse électrique de Frederick Galiay sortait parfois des sonorités décapantes. Toutefois, il était difficile de reproduire la folie (ici donc édulcorée) d’un spectacle de Sun Ra en personne.
Brillance et virtuosité : ces deux termes qualifient totalement la prestation du duo Shepp / Kühn qui alternait les compositions de chacun des protagonistes dans des dialogues lyriques et très colorés. Encore que le saxophoniste se mettait assez souvent en retrait, laissant le pianiste déverser la science de son jeu lumineux.
Mercredi 24
La matinée commence à la bibliothèque municipale dans le cadre des concerts pour enfants (une petite demi-heure). Edward Perraud y propose une prestation que l’on pourrait qualifiée d’alizée, qui débute sur un souffle mesuré, peu à peu traversé par quelques forces éoliennes plus agitées, parcourues d’embruns exotiques, peut-être symbolisées par l’utilisation d’effets électroniques
On retrouve ce souffle à la Chapelle St Jean un peu plus tard avec Luft, duo saxophone (Mats Gustafsson) / cornemuse (Erwan Keravec), mais un souffle plus chargé de menaces et avis de tempête. Le côté lancinant de la cornemuse est perturbé par les éclats parfois déchirants, parfois plus minimalistes, du saxophoniste qui crée toutefois un climat serein avec son slide sax (la hauteur des notes y est déterminée par une tige coulissante !). La prestation se termina avec Christer Bothén, d’abord avec un guembru mais surtout à la clarinette basse en effectuant un travail sur le son combiné à un souffle lent.
La fin d’après-midi, à l’entrepôt, aurait pu être électroacoustique par les effets distillés par les musiciens. D’abord à la harpe acoustique, Zeena Parkins explora les sonorités de l’instrument, en donnant l’impression d’abord d’un zéphyr qui peu à peu se transforme en une grêle de sons (travail sur le cadre de l’instrument), puis des impressions de sons glissants, comme des dérapages sur un sol détrempée. L’utilisation de sa harpe électrique, tantôt frottée par une brosse, révéla des cieux plus chargés de ténèbres. Lesquels se dissipèrent avec la prestation du duo violoncelle (Anthea Caddy) / contrebasse (Clayton Thomas), aux sonorités vrombissantes sous forme de drone, avec un travail sur les harmoniques et peut-être l’utilisation discrète d’électronique.
La soirée au Noumatrouff fut, elle, marquée par un climat plus contrasté, souvent orageux, avec quelques accalmies. La musique distillée par les trois formations (Louis Minus XVI, le trio Sophie Agnel / Joke Lanz / Michael Vatcher et The Thing, le trio de Mats Gustafsson, renforcé par Joe McPhee) fut en effet plus défricheur, marqué par une attitude free/hardcore des Lillois soufflant le chaud et le froid, les convulsions épileptiques et nerveuses du trio et enfin les gros nuages, les brumes, les éclats, tantôt débridés, tantôt canalisés de The Thing...
Jeudi 25
Avis de fort vent avec le tuba de Per Åke Holmlander dans le patio de la bibliothèque municipale ? plutôt une série de petits souffles, de risées plaisantes et rafraichissant ce début de journée caniculaire… Pas spécialement défricheur, mais adapté à un public d’enfants.
Quoique son patronyme incite à aborder la métaphore de la construction (la Tour), plutôt que celle de la météorologie, le batteur Alexandre Babel tendit son jeu non pas vers les cieux mais vers une construction délicate d’une trame sonore se densifiant, tout juste perturbée par quelques frappes plus sèches et aigües, en instaurant un climat serein sans provoquer, comme la tour du même nom, une dispersion de son public.
La fin d’après-midi avait des affinités avec celle de la veille, dans la friche industrielle DMC, avec son recours à l’électroacoustique. D’abord dans le partenariat d’Hélène Breschand et son acolyte Kerwin Rolland : traçage d’un paysage sonore onirique, d’abord avec la voix et un léger bourdonnement synthétique, plus prononcé avec l’archet dans les cordes de la harpe, également (mais plus parcimonieusement) pincées, pour finalement réaliser une sculpture sonore quelque peu psychédélique et surréaliste. Ensuite dans la prestation soliste de Mathias Delplanque : ses traitements électroniques, avec effets percussifs, frottage de cordes de guitare, dans un set relativement court (un peu moins de trente minutes), assez minimaliste malgré les perturbations dues à l’emploi d’objets divers.
La soirée au Noumatrouff proposa des ambiances plus diverses que la veille dans la mesure où chaque formation apportait des trames volontairement contrastées. Le duo Agustí Fernández (piano) / Kjell Nordeson (percussions) résuma en une trentaine de minute tous les états d’un ciel dégagé (les moments de silence, avec des sons parcimonieux de type pointilliste), l’orage et ses éclats, les brusques ondées voire le déferlement des flots créant un torrent d’abord impétueux pour finalement se canaliser. Même construction hybride entre sons agressifs, accalmies, sonorités plus consensuelles, proposée par dieb13. Une construction peut-être plus passionnante que celle de Delplanque quelques heures auparavant. On retrouve cette construction multiforme dans le NU Ensemble « Hydro 6 – knockin’ » de Mats Gustafsson : alternance de passages minimalistes avec un chant simplement soutenu par l’un ou l’autre instrumentiste, parties en unisson entre les douze musiciens, des duos, trios comme autant de microclimats, sans oublier bien sûr le déferlement sonique d’une machine infernale libérant les antres d’Eole !
Le final avec Ventil, formation autrichienne, fut plus rock, mêlant réminiscence d’un krautrock planant, l’apport de la techno, entre ambiances minimaliste et prestation tribale et percussive. Sans grand intérêt.
Vendredi 26
« Joyeux kangourou ». William Parker, face aux enfants. Joue vraiment le jeu de cette rencontre ludique. Petites intros avec une trompette bouchée et le shakuhashi, puis il s’adresse directement aux enfants, par ses gestes, en passant devant chacun d’entre eux, les incitant à s’exprimer, enfin, à sauter comme des kangourous pendant qu’il psalmodie « happy kangaroo » en s’appuyant sur les rythmes de la contrebasse. Dont il jouera plus conventionnellement, en usant de son archet, les cinq dernières minutes.
Joachim Badenhorst à la Chapelle se servit alternativement (et un court moment simultanément !) de sa clarinette (connectée) et de sa clarinette basse, travaillant dans un premier temps une forme de discours linéaire s’assombrissant tout en se densifiant et en jouant sur les harmoniques. Après un court discours au saxophone ténor, il aborda ensuite un registre plus perturbé, jouant de la voix et de borborygmes insufflés dans son instrument pour finir avec un jeu plus répétitif.
Climat très serein, au beau fixe en fin d’après-midi en l’église Ste Geneviève avec l’organiste irlandaise Aine O’Dwyer, une fresque onirique parfois sous forme d’un long drone, tout juste perturbée par quelques stratus s’effilochant, puis une mise en abime répétitif de la contrebasse de Mike Majkowski le vrombissement des cordes jouant avec la résonance d’une église. Un instant propice au recueillement, dans un endroit frais (en cette journée de canicule), nonobstant l’inconfort des bancs.
Les deux premiers concerts du soir, au Noumatrouff m’apparurent comme des concerts à côté de la plaque. Sur le papier, rien de plus enthousiasmant que de voir la section rythmique idéale composée de William Parker et Hamid Drake, aux côtés du pianiste Pat Thomas. Et le batteur fut effectivement des plus subtils. Comme le matin devant les enfants, William Parker laissa aussi un moment sa contrebasse au profit du shakuhashi et du guembri. Mais l’ensemble manquait singulièrement d’esprit créatif, plus proche d’une virtuosité gratuite que d’un discours argumenté. On pourra faire la même réflexion au Green Dome, le trio de la harpiste Zeena Parkins avec Ryan Ross Smith au piano et Ryan Sawyer à la batterie. La musique distillée fut bien nerveuse, les sonorités parfois inouïes, mais l’ensemble apparaissait là aussi trop décousu, en manque d’âme pour susciter la passion.
Seul le Zeitkratzer de Reinhold Friedl tira son épingle du jeu, avec son interprétation du Metal Machine Musique de Lou Reed et sa plongée dans un univers sombre, angoissant, obsédant et parfois terrifiant, avec une subtilité qui rendit la composition lumineuse, et même emphatique.
Samedi 27
Ce fut un Erwan Keravec didactique, pas seulement en direction des enfants, qui se présenta dans le patio de la bibliothèque municipale de Mulhouse. En commençant par montrer la différence entre l’usage traditionnelle de la cornemuse et celui d’un musicien lié aux musiques improvisées et contemporaines. En n’hésitant pas, pour terminer, à démonter tuyaux ( les bourdons et le hautbois) de l’instrument pour faire découvrir entre autres les doubles anches…
Clayton Thomas fut impressionnant à la chapelle par l’intériorisation de son jeu, assez minimaliste et envoûtant, et toutefois totalement différent de l’aspect drone qu’avait développé la veille Majkowski au même instrument. Un jeu qui faisait appel aussi à l’utilisation percussive de la contrebasse, aux cordes frappées, rendant son discours plus profond, plus spirituel sans doute.
Un des moments les plus intéressants fut le concert de la résidence (initié par l'altiste Frantz Loriot) de Der Verboten (ses partenaires furent Christian Wolfarth (percussions), Antoine Chessex (saxosphone), Cédric Piromalli (piano) donné en cette fin d’après-midi du samedi : des instruments frappés, frottés, effleurés, une accumulation de sons, d’apparence disparates au départ, qui peu à peu se trouvent, se combinent, se tendent, jusqu’à la déchirure (opérée par le sax). Un discours d’une certaine linéarité, aspect qui fut une des images sonores de cette édition de Météo (cf. par exemple Breschand, Majkowski, Delpanque… ) mais distillé chaque fois différemment avec plus (ce fut le cas ici) ou moins (Delpanque) d’émotion.
La dernière soirée au Noumatrouff débuta avec un duo d’électroniciennes, Native Instrument réunissant une norvégienne (Stine Janvin Motland) et une australienne (Felicity Mangan) : un bidouillage parfois grinçant, plus pointilliste, qu’un spectateur qualifia de « coin coin ». Il est vrai que l’on aurait souhaité barboter dans une mare !
Les deux derniers concerts, que je n’ai pu entendre que de l’extérieur de la salle furent diversement appréciés : spectateurs très partagés sur Sonic Communion qui proposa une pièce délicate, parfois instable (une atmosphère qui annonçait l’orage sans que celui-ci ne se déclenche !) et jouant sur la fragilité ponctuée par les éclats, notamment de la voix de Joëlle Léandre et la trompette de Jean-Luc Cappozzo. Davantage d’unanimité pour la prestation du trio Roscoe Mitchell / John Edwards / Mark Sanders qui sut insuffler une âme à cette rencontre entre la section rythmique britannique et le saxophoniste américain.
Pierre Durr (textes et photos) © Le son du grisli
Sophie Agnel, Olivier Benoit : Reps (Césaré, 2014)
Puisqu’il faut souvent, en présence de Sophie Agnel, filer la métaphore, nous irons donc voir dans les stries du Reps annoncé, enregistré en juillet 2011 avec l’un de ses partenaires privilégiés, Olivier Benoit.
Piano contre guitare électrique, une demi-heure, et deux pièces. La fougue emporte déjà la pianiste qui fait gronder son instrument comme d’autres actionnent toujours le même métier à tisser : quelques chuintements trahissent l’âge de la machine, remplacés bientôt par des soupçons prudents mais qui gonflent avec la tension électrique, forment un accord qu’Agnel répétera à distance. Hélas, à coups de facilités et de notes dans le vide, le mystère se délite et la déception point : la trame est finalement grossière.
La contrariété passée – Reps-1 est quand même une demi-réussite –, le duo remet l’ouvrage sur le métier : la confrontation est motivante, qui n’en oblige pas moins Benoit à davantage encore d’effacement, mais chez la pianiste virera au théâtre, et même à l’emphase. L’a-t-elle remarqué ? Reprenant la tonalité d’un larsen qui court, elle se fait alors répétitive et brouille tous les plans : plus de trame qui vaille, mais un charme soudain. Maintenant, la question dérange : deux demi-réussites en font-elles une entière et pleine ?
Sophie Agnel, Olivier Benoit : Reps (Césaré / Metamkine)
CD : 01/ Reps-1 02/ Reps-2
Enregistrement : 11-13 juillet 2011. Edition : 2014.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sophie Agnel, John Edwards, Steve Noble : Météo (Clean Feed, 2013)
D’une vibration qui ne se taira jamais vraiment mais qui empruntera de multiples masques, il faut dire l’évidence. Une évidence portée par Sophie Agnel, John Edwards et Steve Noble – ici enregistrés lors du festival Météo 2012. Une évidence qui passe par le détail, par la concentration, par la confiance et par l’écoute.
Soudés, les voici happés par une première station : une vibration qui s’invite obsessionnelle et possédée. Elle vivra le temps qu’elle doit vivre. Puis viendront d’autres mouvements, d’autres froissements, d’autres battements. Des battements d’âme plus précisément. Il y aura de la tension et de la friction, des sons se libérant, des mises en silence. Il y aura des passages secrets, des saccades et des ruades. Une contrebasse prendra le large puisqu’elle ne trouvera pas d’autres chemins et que, celui-ci, sera le plus juste. Le plus juste, précisément, parce que celui choisi. Cette improvisation est intense. Elle nous semble courte. Mais la beauté ne se mesure pas au chronomètre. D’ailleurs la beauté ne se mesure pas : elle s’engouffre dans les élans des protagonistes. Ici, précisément.
Sophie Agnel, John Edwards, Steve Noble : Météo (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Météo
Luc Bouquet © Le son du grisli
Sophie Agnel, Daunik Lazro : Marguerite d'or pâle (FOU, 2016)
Tandis que l’harmonique rode et que les insectes grouillent à l’intérieur du piano, d’autres séismes se préparent. Sophie Agnel et Daunik Lazro sont à Moscou. Le 22 juin 2016, pour être précis ; et au DOM Cultural Centre, si vous voulez tout savoir. L’harmonique et les insectes donc…
Et puis leurs chuchotis, leurs ondulations maléfiques. On frotte, on grésille dans l’antre des secrets. Ils sont en périphérie mais on ne sait si cette périphérie est douceur ou poison. Fraternelle, ça, on n’en doute pas. On entend la tension en partage, se cristalliser sans jamais se craqueler. On martèle, on se cabre. On va traquer les hauts reliefs. On surprend le cri dans sa propre tanière. On le déniche, on lui offre quelques secondes de gloire et on l’abandonne sans espoir de retour. Ce soir de juin, ce soir-là justement, ces deux-là n’ont rien laissé filer. Absolument rien.
Sophie Agnel, Daunik Lazro : Marguerite d’or pâle
Fou Records
Enregistrement : 22 juin 2016. Edition : 2016.
CD : 01/ Avec Ki 02/ Avec Ka 03/ Cat’s Shoe 04/ Ma-Ox-An 05/ Bbystro ! 06/ Ochi Chornye
Luc Bouquet © le son du grisli
Benjamin Duboc : Primare Cantus (Ayler, 2011)
A Benjamin Duboc, artiste régulier du label, Ayler Records offre la belle opportunité de développer ses conceptions musicales sur la longueur. Primare Cantus se présente donc en un coffret de trois disques, chacun présentant le contrebassiste en contextes différents.
D’abord, il faut souligner l’ambition du projet et sa belle démesure. Ensuite, déjà dire que le résultat est impressionnant, pour qui choisira de s’attarder en compagnie d’une musique qui ne s’offre qu’à l’auditeur qui s’y plonge totalement. Cette immersion en eaux profondes commence doucement, progressivement, en une longue pièce à la contrebasse solo, Primare Cantus, qui occupe tout le disque premier, et qui donnera son nom à l’’ensemble du projet. La respiration, le battement, le souffle de la contrebasse dans cette première et longue pièce captive tout le long de ses 42 minutes en un voyage presque immobile. La musique y est jouée sur le cordier de la contrebasse, à l’archet, et explore ainsi le registre le plus grave de cet instrument grave. Elle se déplace lentement, par infimes variations, par petites touches qui créent un sentiment d’engourdissement et de fascination.
Sur le second disque, la contrebasse de Duboc, qui si elle n’est plus seule n’en demeure pas moins centrale, se fait tendrement envelopper jusque dans ses dissonances par le saxophone ténor de Sylvain Guérineau, les saxophones ténor et baryton de Jean-Luc Petit ou les percussions de Didier Lasserre. Les 10 pièces, toutes jouées en duo, qui figurent sur ce deuxième disque font surgir de bien contrastés univers. Ses trois compagnons offrent à Benjamin Duboc un miroir aux propres étendues parcourues par les cordes insatiables de sa contrebasse. Avec l’improvisation comme ligne d’horizon sont foulées les pistes accidentées du free jazz (en particulier quand Duboc converse avec Guérineau) et les surfaces planes et légèrement ondoyantes découvertes sous l’impulsion patiente de la cymbale et du tambour de Lasserre. Cette pièce centrale, ces dix poings libres et resserrés offrent les plus beaux moments de Primare Cantus (Après la neige avec Petit et Après la sève avec Lasserre, pour n’en citer que deux, sont magnifiques).
Le disque qui clôt cette trilogie continue de mener le même travail attentif et passionné de révélation de l’intime matière sonore. Ici, trois titres. Une longue pièce en duo avec Pascal Battus et ses micros de guitare (Un nu, intense, orageuse), une autre, tout aussi longue, en trio (Garabagne, extraordinaire montée en puissance et autre moment de grâce du coffret ! -– sur laquelle Duboc est accompagné de la pianiste Sophie Agnel et du trompettiste Christian Pruvost) et enchâssé entre les deux un court field recording. A savoir : l’enregistrement brut de feuilles agitées par le vent, qui prend tout sens et relief ici. Car chez Duboc, le son de la contrebasse se mêle à celui de son propre souffle, les instruments se révèlent autant par les notes jouées que par l’air vibré. Chez Duboc, la musicalité se niche partout, et les musiciens et leurs instruments ne sont que des médiums de cette musique. Cette courte pièce, Chêne, nous rappelle à la dimension quasi chamanique de la musique jouée lors des trois disques.
Le disque refermé, la musique est toujours là.
EN ECOUTE >>> Primare Cantus >>> Après la neige >>> Un nu
Benjamin Duboc : Primare Cantus (Ayler / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010-2011. Edition : 2011.
3 CD
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Sophie Agnel : Solo (Vandoeuvre, 2000)
Cette chronique est extraite de sept pianos, quatrième hors-série papier publié par le son du grisli.
En janvier et mars de cette année-là, Sophie Agnel n’en est pas encore à chercher un équilibre entre silence et murmure. Seule, ses intentions tiennent en des suites de notes – non pas conventionnelles, mais sauvagement classiques – nées de l’action de marteaux envieux de la force des masses ou de l’extinction de clusters à moitié.
La couverture du disque le prouve pourtant : la pianiste cherche déjà à l’intérieur de l’instrument, et avec accessoires. La corde peut être grattée, envisagée même érodée ou irritée ; le piano, toutefois, pas encore usé jusqu’à la corde. Des référents le prouvent : l’improvisation emprunte au « vocabulaire » contemporain quelques éléments de construction ; un motif peut revenir entre deux frappes étouffées…
Si les pièces et leurs agencements se passent encore de compacité imposante, on remarque souvent un penchant pour les graves : les recherches de Souffle et de Bégayer (ce langage empêché mais porté aussi par la pédale de soutien) alimentent ainsi en échos tos les enregistrements à suivre de Sophie Agnel.
Sophie Agnel : Solo (Vandoeuvre)
Enregistrement : 2000. Edition : 2000.
CD : 01/ Et à la fin il arrive avec son vélo 02/ Souffle 03/ bégayer 04/ Petite Phalène 05/ Ma main me fait des signes 06/ Monique à la plage 07/ Gratter 08/ Rouge 09/ Fourbi
Guillaume Belhomme © le son du grisli
Quatre vues de Sept pianos
Quatre vues du quatrième hors-série du son du grisli dont le sujet est le piano. Portraits de Sophie Agnel, Charlemagne Palestine, John Tilbury, Jacques Demierre, Cecil Taylor, Alexander von Schlippenbach et Mal Waldron accompagnés de chroniques choisies. Soixante pages et leur notice en étui plastique numéroté. Dernières exemplaires déposés à Metamkine.
Interview de Bertrand Gauguet
Auprès de Thomas Lehn et Franz Hautzinger (Close Up) ou en membre de X_Brane, Bertrand Gauguet a récemment attesté du développement de l’usage personnel qu’il fait des saxophones alto et soprano. Deux nouveaux disques viennent aujourd’hui augmenter les pièces du dossier – Spiral Inputs, enregistré avec Sophie Agnel et Andrea Neumann et Vers l'île paresseuse enregistré avec Martine Altenburger et Frédéric Blondy…
…Mon premier souvenir de musique date de l'école maternelle. Un trio était venu faire la promotion de la nouvelle école de musique qui ouvrait. Il y avait là un contrebassiste, un timbalier et un trompettiste qui allait devenir mon professeur quelques années plus tard. Je crois même me rappeler de la sensation merveilleuse qui était d'entendre de la musique autrement qu'à la radio.
Ton premier instrument a donc été la trompette ? Vers huit ans, j'ai souhaité apprendre la musique et plus particulièrement la trompette, oui. Cet instrument me fascinait… Mais après huit ans d'apprentissage, j'ai dû me résoudre à pratiquer un instrument moins exigeant physiquement. J’ai donc commencé le saxophone.
A quoi ont ressemblé tes premières expériences musicales ? Elles ont sans doute eu lieu au sein d'une Harmonie municipale dans laquelle j'ai joué assez peu de temps… C'était l'adolescence et alors le rock m'attirait. J'ai commencé à participer à des groupes avec des copains de l'école de musique. J'y délaissais mon instrument à vent pour les machines et le chant. Et puis mes goûts ont très vite évolué vers les musiques expérimentales, électro et industrielles des années 1980. L'exploration sonore devenait un vrai centre d'intérêt…
Quel était le genre de « rock » que tu écoutais alors ? Il y en avait beaucoup, mais on peut dire que cela allait de Joy Division à Tuxedo Moon en passant par Einstürzende Neubauten, Diamanda Galas ou Throbbing Gristle. C’est par ces musiques que je suis arrivé progressivement à écouter des compositeurs comme John Cage ou Karlheinz Stockhausen.
Penses-tu que certains de ces groupes de rock t’ont amené à te soucier du « son » ? Oui, c’est certain.
Comment es-tu ensuite venu à l'improvisation ? Un jour, j'ai décidé d'apprendre sérieusement à jouer du jazz, et donc à improviser. J'ai commencé par prendre des leçons, écouter encore plus de musique ; me rendre aux bœufs du jeudi soir puis commencer à jouer dans de petites formations et même dans un Big Band universitaire. Tout ceci se passait alors que je continuais encore à jouer du « rock expérimental » et à être très curieux des expériences et des esthétiques sonores qui s'y rattachaient. Peu après, lors d'une rencontre décisive, j'ai pu comprendre qu'il était possible de relier ces deux approches, qu'il y avait déjà une scène existante qui explorait la recherche sonore et l'improvisation. Et comme la porte était ouverte, je suis entré...
Quels ont été les musiciens de jazz qui t’ont intéressé au genre ? Parmi ceux qui m’ont le plus touché il y a Charlie Parker, Cannonball Aderley, Lee Konitz, Yusef Lateef, John Coltrane, Miles Davies, Sonny Rollins, Steve Lacy, Archie Shepp, Don Cherry, Ornette Coleman, Albert Ayler et Jimmy Lyons. Quant aux modèles, c’est-à-dire ceux avec lesquels j’ai passé du temps à imiter par exemple les chorus, c’était Charlie Parker, Cannonball Aderley, John Coltrane, Sonny Rollins et Steve Lacy. J’ai d’ailleurs pris quelques leçons avec Steve Lacy…
Te sens-tu en lien avec d'autres musiciens pour parler de l' « esthétique » que tu cherches à développer ? Oui, heureusement, il y a des personnalités et des approches dont je me sens proche. En général, c'est ce qui motive à faire naître un projet.
C’est donc le cas de Sophie Agnel et Andrea Neumann avec qui tu as enregistré récemment. Qu’est-ce qui te rapproche de ces deux musiciennes ? Les façons de se placer dans le temps, dans le son, de creuser, d’écouter. D’avoir une approche parfois très brute. Ce qui nous rapproche, mais aussi ce qui nous sépare…
Comment décrirais-tu cette « esthétique » ou sinon tes « recherches » si tu avais à les définir ? Ces recherches s’appuient d’abord sur la maîtrise de techniques instrumentales étendues, c’est-à-dire sur l’expérimentation de matériaux qui ne sont habituellement pas utilisés dans l’histoire de l’instrument. Ces matériaux offrent de nombreuses possibilités pour exploiter d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres comportements et d’autres qualités sonores, musicales et non-musicales. Ils conduisent à une autre pensée de la musique et en bousculent les codes esthétiques dominants.
D’un autre côté, il y a l’importance accordée au processus de l’écoute et à celui de l’improvisation. Il s’agit-là pour moi d’une approche essentielle qui interroge autant le cognitif que l’artistique : comment l’écoute fonctionne-t-elle ? Pourquoi l’oreille se focalise sur tels types d’événements et pas sur d’autres ? Comment je transforme ce que j’écoute en décision de jeu ? Quelles sont mes interactions avec mes partenaires de jeu ? Quelle tension s’instaure dès lors que je joue sans lire de partition ? Quelle représentation je me fais de l’espace acoustique dans lequel je me situe ?
J’ai pu constater que tout cela était très flexible et j’aime assez l’idée que l’improvisation est le plus souvent apte à produire des formes d’instabilité et d’insécurité en lien avec l’organicité du monde.
Tu as conscience de tout cela pendant que tu joues ou est-ce que tu réfléchis à cela à postériori ? J’évite de penser quand je joue, j’essaie plutôt de faire le vide… C’est donc plutôt à postériori que j’essaie d’analyser certaines récurrences.
Le terme « réductionnisme » te conviendrait-il pour parler de ta pratique musicale ? En préférerais-tu une autre (abstraction, improvisation libre…) ? Le terme « réductionnisme », dont l’origine provient des sciences et de la philosophie, a beaucoup été utilisé pour décrire l’esthétique de la scène berlinoise des années 2000. Pour ma part, même si je suis très intéressé par tout ce que cette scène a produit et produit encore, je ne me sens pas du tout proche de ce mot. Je m’y sens même à l’opposé, plus intéressé par la complexité que par ce qui tendrait à la simplification.
Alors pour répondre à ta question, je dois dire que le terme « expérimental » me convient assez bien. Je le trouve suffisamment ouvert et non-dogmatique. Il balaie un éventail de pratiques et d’esthétiques qui parfois se côtoient, parfois se croisent.
Sans forcément parler de famille, quels sont les musiciens avec lesquels tu te sens des affinités ? Il y a bien sûr les musiciens avec lesquels je mène déjà des projets depuis quelques années. Je peux te dire aussi quels sont ceux que j’écoute avec beaucoup d’attention : Michel Doneda, John Butcher, Lucio Capece, Franz Hautzinger, Axel Dörner, Robin Hayward, Greg Kelley, Barre Phillips, Lê Quan Ninh, Thomas Lehn, Rhodri Davies, Hervé Birolini, Otomo Yoshihide, Sachiko M, Toshimaru Nakamura, Kevin Drumm ou encore Peter Rehberg…
As-tu des projets en collaboration avec quelques-uns de ces musiciens ? Oui, et il y a déjà des projets qui existent ou des rencontres qui ont déjà eu lieu. D’ailleurs, j’aimerais te parler de celui qui m’occupe en ce moment. C’est un projet avec Pascal Battus et Eric La Casa. Nous travaillons sur la notion du « chantier », du site et du non-site. Nous avons passé une journée sur un grand chantier en situation de jeu avec l’environnement. Éric enregistrait mais de façon très subjective, de sorte à produire des images sonores ayant des focales différentes. Pascal et moi cherchions à nous immiscer dans l’espace sonore très chargé de ce type de contexte. Puis nous avons enregistré plus tard dans un studio avec un son très sec. L’idée était de jouer en ayant en mémoire l’espace acoustique du chantier. Pour le montage, nous avons cherché à confronter ces deux espaces. C’est aussi un projet qui va s’installer sur du long terme car nous aimerions expérimenter d’autres sites…
Est-ce la première fois que tu réagis face à ce genre d’environnement et penses-tu que ce genre de confrontation puisse t’inspirer d’une autre manière à l’avenir ? Ce n’est pas la première fois que je travaille avec des espaces sonores caractéristiques, mais c’est sans doute la première fois qu’il y a cette méthodologie d’exploration. Même si nous en sommes seulement au début, j’ai trouvé que certaines empreintes acoustiques liées au chantier pouvaient resurgir de la mémoire pendant l’enregistrement en studio, et donc agir sur le processus. C’était comme rejouer avec le lieu mais de façon abstraite. C’est une recherche ouverte, nous verrons bien là où elle nous mène…
Comment envisages-tu la pratique en solitaire ? T’intéresse-t-elle en tant que moyen d’expression ? Oui beaucoup, même si j’ai assez peu joué solo (Etwa, mon premier enregistrement est pourtant un solo). Je travaille quotidiennement et, en un sens, cela peut s’approcher d’une forme de méditation. Il y a quelque chose qui m’intéresse vraiment dans cette voie…
Autant que le rapprochement de ta pratique musicale avec d’autres disciplines « artistiques »… L’idée de l’interdisciplinarité est très importante dans mon approche. Dès le début, alors que j’étais encore basé à Rennes, j’organisais avec Benoît Travers, un ami plasticien performeur, des sessions d’improvisation dans son atelier avec des artistes du mouvement, du son et des arts plastiques. C’était très libre et très simple, on expérimentait puis on finissait par parler de tout ça autour d’une bonne table. Que ce soit avec la danse ou bien avec le cinéma ou la vidéo, ces rencontres permettent toujours de se décentrer, de rencontrer des problématiques qu’on ne se pose habituellement pas. Ce qui est très nourrissant !
Bertrand Gauguet, propos recueillis en juin 2011.
Photo © Halousmen.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann : Spiral Inputs (Another Timbre, 2011)
N’en déplaise à la coquille de couverture, n’est pas Sprials qui veut. Quatre Spiral le prouvent, dans lesquelles se sont engouffrées Sophie Agnel (piano), Andrea Neumann (cadre de piano et électronique) et Bertrand Gauguet (saxophones alto et soprano).
Dans un espace sonore préparé par Benjamin Maumus, le trio fait preuve de patience dans son projet musical : avant l’élévation, et donc l’allumage précipité à force d’allers et venues sur cadre et sous écho, il y a des graves et des crépitements. En vol, les expressions doivent encore faire avec autant ou presque de discrétions, sur le qui-vive pour éviter les fautes intentionnelles ou ne pas révéler de vérités trop évidentes.
Ensuite alors, les insistances : une note à la gauche du clavier qu’Agnel se prend à harceler, des souffles en saxophones qui suivent des trajectoires brèves ou qui vocifèrent pour être sectionnés menus, une rumeur-acouphène qui, malgré sa discrétion, tient bon devant les pratiques tumultueuses ou les insinuations perçantes. A la fin, la tension dramatique retrouve même le chemin du rythme.
EN ECOUTE >>> Spiral Inputs (extrait)
Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann : Spiral Inputs (Another Timbre / Metamkine)
Enregistrement : 2008-2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Spiral #1 02/ Spiral #2 03/ Spiral #3 04/ Spiral #4
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Qwat Neum Sixx : Live at Festival NPAI 2007 (Amor Fati, 2009)
Des quelques formations regroupées ces dernières années autour de Daunik Lazro (ici au seul saxophone baryton), je chéris particulièrement ses Aérolithes (avec Doneda, Nick et Hoevenaers, disque sur le label Vand’œuvre) et le présent quatuor – à la première apparition publique duquel j’ai assisté à La Malterie lilloise en janvier 2007 – que complètent Sophie Agnel (piano), Michael Nick (violons) et Jérôme Noetinger (dispositif électroacoustique), soit déjà tout un réseau de connaissances et d’affinités connexes.
Enregistrée sur scène en juillet de la même année, au festival NPAI, cette suite de quarante-cinq minutes se déploie, fleur de thé au goût ferreux et narcotique, dans un atelier d’industrie onirique : travailleurs du son, fondeurs de fractales, chacun est à sa tâche, sans obstruction, œuvrant à une subtile propulsion, chargeant l’établi puis l’allégeant. Ça fritte, ça frotte, ça tresse et éparpille ; baryton à hélices & tuyères, archet projetant ses rais de limaille ; Noetinger trame, zippe, déchire tandis qu’Agnel, au piano « intégral », câble et file et tisse. Exigeant, superbe.
Quatuor Qwat Neum Sixx : Live at Festival NPAI 2007 (Amor Fati / Metamkine)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 01-05/ Live at NPAI 2007
Guillaume Tarche © Le son du grisli