Max Roach : We Insist! (Candid, 1960)
C'était il y a longtemps, à la fin du siècle dernier, je débutais dans ma découverte du jazz, potassant quelques bouquins sur le sujet. J'étais un blaireau, un tout jeune blaireau selon le langage des jazzophiles avertis. Et sans doute reste-t-on éternellement blaireau étant donné la quantité d'enregistrements que le passé nous a légués. Bref... Il faut relativement peu de temps et de lecture pour discerner les quelques grandes strates empilées de cette musique afro-américaine : un ou deux Que-sais-je ?, l'incontournable Dictionnaire du Jazz dirigé par Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, L'Histoire du Jazz de Lucien Malson (ce dernier piqué au Forum du Livre, dont le portique anti-vol était en cours de travaux...) et, surtout, Free Jazz / Black Power de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli.
C'est ainsi que, étudiant désargenté (pléonasme), commençant à farfouiller dans les bacs d'une boutique de disques d'occasions aujourd'hui défunte, je fis mon premier achat d'un disque « de jazz » en connaissance de cause avec ce volume 14 de la série IV des Génies du Jazz aux éditions Atlas : Max Roach, We Insist! Freedom Now Suite, évidemment sans le livret, alors que pourtant « ce disque compact ne peut être vendu séparément du fascicule qui l'accompagne* ». Peu m'importait. Mon sang n'avait fait qu'un tour. Ce n'était pas une anodine compilation s'attardant sur les années de formation d'un jazzman hors pair, mais l'intégralité de l'album We Insist! Freedom Now Suite agrémenté d'autres titres d'une session d'enregistrement très proche dans le temps vu la composition du personnel annoté sur l'unique carton recto-verso faisant office de pochette. Chauffé à blanc par les quelques auteurs cités plus haut, je me souviens encore de mon retour dans le bus, scrutant avec des frissons dans le dos ce Max Roach aux lunettes noires derrière sa batterie Gretsch et relisant la liste des musiciens, le « line up » : Abbey Lincoln (vocal), Coleman Hawkins (tenor sax), Walter Benton (tenor sax), Booker Little (trumpet), Julian Priester (trombone), James Schenck (bass), Michael Olatunji (conga drums), Raymond Mantillo, Tomas du Vall (percussion), Max Roach (drums).
Dès la première écoute ce disque fut un choc. Chaque nouvelle écoute est un choc. Driva Man commence par une Abbey Lincoln poignante, quasiment a capella pendant une minute, s'il n'y avait cette baffe régulière sur un tam-tam, puis rejointe par un combo de cuivres et percussions pour un jazz tournant au ralenti, continuant à suivre cette frappe régulière, imperturbable, comme un laborieux coup de bêche dans une terre asséchée par le soleil, comme un coup de fouet sur une bête trop endolorie pour avancer. Le titre suivant Freedom Day avance à la même allure, pesante. Abbey Lincoln continue de chanter de cette voix déterminée et débarrassée de toute expression de joie qui la dévirait de son dessein émancipateur. Le troisième titre est un coup de poignard dans l'âme : Triptych. Même le titre a un je ne sais quoi de mythologique, telle une crucifixion peinte sur trois panneaux de bois d'époque médiévale. Le « morceau de jazz » est ici une performance théâtrale. Quelques touchés de toms par un Max Roach toujours aussi économe de moyens pour un maximum d'effets. Il en fait beaucoup moins qu'un roulement de tambour avant une exécution à la guillotine, mais l'effet est aussi mortellement saisissant. Il accompagne une Abbey Lincoln vocalisant dans les aigus, jouant avec cette voix maîtrisée qui peut faire passer toutes les émotions par une infime variation d'intonation, mais qui, là, explose, disjoncte en un déchaînement indescriptible, entre rite de possession et accès de démence. Cris, râles, hurlements, quasiment insupportables par moments, puis gémissements, souffles, soupirs... Et le retour de ses vocalises aiguës, maintenant libérées d'un poids, d'un mal qui la rongeait.
La catharsis ainsi réalisée semble permettre le retour à cette Afrique des origines que les Afro-Américains ne connaissent que comme mythe lointain, effacé, nié. Ce triptyque débouche sur un All Africa évidemment très « africanisant », doté d'un long passage aux multiples percussions et congas. Sur le morceau suivant Tears For Johannesburg la peine est toujours là, la voix d'Abbey Lincoln est toujours plaintive, mais elle laisse bientôt place à une libération émotionnelle, à une réunion trépidante de jazz post-bop et de percussions chaloupées. Le tout fut enregistré à la fin de l'été 1960, soit au beau milieu des années de luttes pour les droits civiques. We Insist! Max Roach's Freedom Now Suite est une œuvre magnifique de temps de combats. Elle est surtout une œuvre marquante et poignante à tout jamais quand on comprend, au bout de plusieurs années, que la force du jazz, son moteur, est de s'être construit en formidable contre-pied à la volonté de progression historique hégelienne qui bouffe l'Occident par la moelle.
Max Roach : We Insist! Max Roach's Freedom Now Suite (Candid / Atlas & Black Lion)
Enregistrement 1960. Edition : 1960 (Candid). Réédition : 1990 (Atlas / Black Lion)
CD : 01/ Driva Man 02/ Freedom Day 03/ Triptych 04/ All Africa 05/ Tears For Johannesburg 06/ African Lady 07/ A New Day 08/ We Speak 09/ Cliff Walk
Eric Deshayes © Le son du grisli
* Je remercie grandement toute personne en possession de ce fascicule de m'en transmettre une copie, pour que je comble enfin ce manque.
Max Roach, Archie Shepp : The Long March (HatOLOGY, 2009
The Long March est un disque trois fois essentiel : à la discographie de Max Roach, à celle d’Archie Shepp et à celle du mélomane. La période était pourtant peu propice : la veille des années 1980 ; 1979, plus exactement, qui a vu le duo jouer sur la scène du festival de Willisau.
Edité pour la quatrième fois, The Long March redit donc les mêmes gestes : solos de Roach à la mécanique faussement perturbée ou imbriquant les uns dans les autres des extraits de ses compositions pour batterie seule (JC Moses, Triptych) ; solos de Shepp allant voir à l’intérieur de Sophisticated Lady et Giant Steps, en ramenant les mélodies et puis mille autres choses ; duos, enfin, qui construisent dans la réflexion le langage d’un post-free intelligent et superbe (The Long March, U-JAA-MA, It’s Time et encore South Africa Goddam). Depuis sa sortie, The Long March est cet enregistrement essentiel qui commandera éternellement d'autres rééditions.
Max Roach, Archie Shepp : The Long March (HatOLOGY / Harmonia Mundi)
Enregistrement : 1979. Réédition : 2009.
CD1 : 01/ JC Moses 02/ Sophisticated Lady 03/ The Long March 04/ U-JAA-MA
CD2 : 01/ Triptych 02/ Giant Steps 03/ South Africa Goddamn 04/ It’s Time
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Blue Note, A Story of Modern Jazz (Euroarts - 2007)
Il y a une dizaine d’années, Julian Benedikt réalisait Blue Note : A Story of Modern Jazz, documentaire consacré au label et à l’itinéraire de ses fondateurs : Alfred Lion et Francis Wolff, expatriés allemands partis, en terre lointaine, à la recherche du « black sound ».
Si les débuts du film font craindre l’agencement fruste d’images (pochettes de disques signées Reid Miles, photos en noir et blanc de Wolff) et de son (extraits de concerts et illustration sonore décidée par quelques grands thèmes obligatoires), Benedikt parvient à cerner son sujet lorsqu’il abandonne la technique du clip pour mettre en valeur la parole de témoins convoqués pour l’occasion – parmi d’autres : Max Roach, Ron Carter, Herbie Hancock, Horace Silver, Lou Donaldson ou Rudy Van Gelder.
Au gré des témoignages et d’une trame calquée sur le parcours de Lion (de la création du label en 1939 à son retrait des affaires en 1968), le documentaire saisit l’importance d’une maison qui aura d’abord profité de l’acuité de ses créateurs – l’oreille de Lion et de Wolff, souvent célébrée par les musiciens, davantage que leur sens du rythme – et des relations qu’ils ont su entretenir avec quelques uns des plus emblématiques jazzmen de leur époque.
Blue Note, A Story of Modern Jazz - 2007 - Euroarts. Distribution Harmonia Mundi.
Clifford Brown & Eric Dolphy: Together Recorded Live at Dolphy’s Home L.A. 1954 (Rare Live Recordings - 2007)
Los Angeles, 1954. Eric Dolphy, 26 ans, habite encore chez ses parents. Dans le jardin, on a aménagé pour lui un petit studio de répétition. Rare, ce genre d’endroit, dans la région ; si bien que les musiciens de passage n’auront d’autre solution que d’investir la maison familiale. Et Dolphy de côtoyer, à domicile, John Coltrane, Ornette Coleman ou Max Roach.
Document dont l’intérêt relativise le son plutôt médiocre, Together donne ainsi à entendre le trompettiste Clifford Brown – qui emmène alors un quartette aux côtés de Roach – et Eric Dolphy – saxophoniste, flûtiste et clarinettiste, passant sur la West Coast d’une formation à l’autre (Gerald Wilson, Buddy Collette) en attendant que lui vienne l’idée, en 1959 seulement, de rejoindre New York.
Sur l’accompagnement net de la contrebasse (George Morrow) et du piano (Richie Powell) – pour ne pas parler de la présence d'un autre saxophoniste, Harold Land – , Brown et Dolphy engagent un dialogue évidemment bop. Seule exception faite à la règle, la longueur des titres, permise par une répétition qui incite les musiciens à développer : dextérité et brillance de Brown, poursuivi par un Dolphy surentraîné, sur des thèmes signés Miles Davis, Charlie Parker ou Gershwin.
Privilégiant trompette et piano, l’enregistrement éclaire davantage les premiers pas de Dolphy – sur les quatre premiers titres, surtout, et l’intervention timide d’Old Folks - qu’il ne vient combler un manque dans la discographie de Brown. Son plus grand atout étant, d’ailleurs, de révéler l’atmosphère d’un jour d’été passé à Los Angeles en 1954, entre musiciens d’exception.
CD: 01/ Deception 02/ Fine And Dandy 03/ Crazeology 04/ Old Folks 05/ There’ll Never Be Another You 06/ Our Love Is Here To Stay
Clifford Brown & Eric Dolphy -Together recorded Live at Dolphy’s Home L.A. 1954 - 2007 - Rare Live Recordings. Distribution Nocturne.
Charles Mingus: The Young Rebel (Proper - 2004)
Sur la longueur de 4 CD (88 titres), le label Proper records retrace avec pertinence le parcours d’un Charles Mingus des origines, contrebassiste respectueux des engagements ou leader explorant d’un point de vue plus personnel les ambitions du musicien et les attentes du créateur.
Rapportée chronologiquement, la sélection débute par des enregistrements auxquels le contrebassiste participa de chez lui, sur la côte Pacifique. Derrière le saxophoniste Illinois Jacquet ou au sein de l’orchestre de Lionel Hampton – musicien doué d’oreille qui vantera les talents du jeune homme sur Mingus Fingers -, servir une ère du swing qui sévit encore. Pour se permettre, ensuite, d’approcher avec son propre sextette une musique moins sage, qui se frotte au blues (Lonesome Woman Blues) et accepte les arrangements plus tourmentés (This Subdues My Passion).
En 1950, Mingus remplace Red Kelly dans le trio du vibraphoniste Red Norvo et instille un peu de noir à l’ensemble, bousculant (légèrement tout de même) ce jazz de chambre annonçant le cool au rythme d’un archet audacieux (Time and Tide) ou de pizzicatos à la limite parfois de l’impudence (Night and Day). Façons de faire que Mingus dévoile bientôt à New York, où il s’installe en 1951.
Epoque des rencontres fructueuses – celle, d’abord, du batteur Max Roach, qu’il retrouvera dans différentes formations et avec qui il créera le label Debut – et de collaborations remarquables : avec Oscar Pettiford, la presque-figure du rival (Cello Again), Stan Getz, Miles Davis, ou Lee Konitz, qu’il compte dans son quintette (le classicisme, convenu, de Konitz prenant un coup d’excentrique sur Extrasensory Perception). A force d’approches reconduites, arrive enfin l’heure des premières dissonances et des grincements légers : sur Montage, en 1952, joué en compagnie de Roach et Jackie Paris.
Cette année et la suivante sont celles, décisives, du passage pour Mingus de l’époque des interrogations à celle des convictions – même changeantes. Pertinemment, le dernier volume du coffret évoque une dernière fois le contrebassiste avide d’apprendre de ses aînés - Charlie Parker ou Bud Powell -, avant de donner à entendre le résultat des premiers workshops qu’un Mingus en âge de transmettre mènera de main de maître, et qui accueilleront Paul Bley, Kenny Clarke, Eric Dolphy, Booker Ervin ou Jackie McLean, révélations d’un compositeur immense et d’un passeur perspicace.
CD1: Pacific Coast Blues - CD2: Inspiration - CD3: Extrasensory Perception - CD4: Bass-ically Speaking
Charles Mingus - The Young Rebel - 2004 - Proper Records. Distribution Nocturne.