Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Ivo Perelman Expéditives : The Art of the Improv Trio (Leo, 2016)

ivo perelman the art of the improv trio

Après les récentes Expéditives, suite de la saga Ivo Perelman / Leo Records. Cette fois-ci et en six volumes l’art de l’improvisation en trio.

1

Ivo Perelman, Karl Berger, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 1 (Leo Records / Orkhêstra International)
En neuf parties, laisser la quiétude envahir Ivo Perelman, Karl Berger (piano) et Gerald Cleaver. Ne pas s’en étonner tout en espérant les montagnes rusées. Ici, préférer le velouté à l’orage, le méditatif à la césure, le rêve au viscéral, la lamentation à l’ébullition. Et c’est précisément au cœur de cette matière sépia – et parce que peu entendue chez le brésilien – que l’art de Perelman trouve intensité et relief. La saga ne pouvait pas mieux commencer.

2

Ivo Perelman, Mat Maneri, Whit Dickey : The Art of the Improv Trio Volume 2 (Leo Records / Orkhêstra International)
En treize parties, entendre Ivo Perelman ferrailler du côté des aigus de Mat Maneri pendant que Whit Dickey semble ne pas pouvoir s’extraire de son rôle de témoin avisé. Plus loin, les deux premiers gratteront les fréquences graves, batifoleront sans trop de conséquences. Et toujours rechercheront une proximité complice, entraînant ici une inexplicable et regrettable distance.

3

Ivo Perelman, Matthew Shipp, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio volume 3 (Leo Records / Orkhêstra International)
En neuf parties, retrouver les vieux amis Ivo Perelman, Matthew Shipp, Gerald Cleaver et se dire que rien ne pourra les changer. Tout juste souligner la pertinence du projet et remarquer le drumming prégnant du batteur (changements de tons, fausses claudications, souplesse des feintes). Et, bien plus qu’hier, ne plus taire le chuchotement anxieux, détrousser l’harmonie de son miel au profit des parasites pénétrants. Et de conclure ainsi : ils ne changent rien et tout est différent.

4

Ivo Perelman, William Parker, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 4 (Leo Records / Orkhêstra International)
En trois parties, signaler à qui veut l’entendre que ce trio (Ivo Perelman, William Parker, Gerald Cleaver) est une belle chose. Que l’on pourrait arrêter là tout commentaire. Ecrire que l’évidence de la formule rejoint l’évidence de leurs complicités, que le groove de William Parker (souvent inaudible ces derniers temps) invite Gerald Cleaver à hausser le pavillon du continu. Quant au saxophoniste, pénétrant et indéracinable, il porte très haut l’art d’improviser sans contrainte.

5

Ivo Perelman, Joe Morris, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 5 (Leo Records / Orkhêstra International)
En neuf parties, s’étonner du détachement de Joe Morris (guitare) et de Gerald Cleaver face à l’ouragan Ivo Perelman. Puis, suivre le trio se souder et déraciner quelques habitudes. Maintenant, un vagabondage luxurieux aux lignes superposées, bruissantes, ondulantes. Et ce jusqu’à la fin de cet enregistrement.

6

Ivo Perelman, Joe Morris, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 6 (Leo Records / Orkhêstra International)
En deux parties (le seconde, courte et comptant pour le bis d’un concert donné au Manhattan Inn en juillet 2016), retrouver l’urgence du free jazz ; celle des Shepp, Barbieri, Trane, Cyrille, Garrison, Grimes… Puis, se dire que tout cela est bien actuel. S’amouracher maintenant de ce ténor zélé et électrisant (Perelman), de cette contrebasse autonome  et affranchie (Morris) et de ces tambours libres comme l’air de l’Estonie (Cleaver). Et enfin, admirer la constance du trio, son art des reliefs escarpés et son lyrisme abrasif.



Ivo Perelman Expéditives : Corpo, The Hitchhiker, Breaking Point, Blue, Soul (Leo, 2016)

ivo perelman expéditives 2016

Stakhanoviste, Ivo Perelman ? Assurément. Joignons-y également son producteur, Leo Feigin, à l’origine de ces cinq nouveaux enregistrements, lesquels risquent d’être suivis par beaucoup d’autres. Assurément…

corpo

Ivo Perelman, Matthew Shipp : Corpo (Leo / Orkhêstra, 2016)
En douze pièces, se confirme l’entente idéale entre Ivo Perelman et Matthew Shipp. Petits poisons sucrés, effeuillage de l’inquiétude, romantisme perverti, aspérités retenues, menace déclamée avec autorité : peu de montagnes russes ou de virées en ultra-aigus mais deux voix se lovant dans l’étrange épicentre de l’instant.

 hitchikierIvo Perelman, Karl Berger : The Hitchhiker (Leo / Orkhêstra, 2016)
En onze improvisations (certaines en solo), on retrouve la complicité déjà remarquée / appréciée entre Ivo Perelman et Karl Berger. Cette fois au vibraphone, ce dernier fait corps avec le ténor du brésilien : déambulations étirées ou resserrées mais toujours répétées sur fond de lignes cabossées à minima dans lesquelles s’exprime une intimité longtemps retardée chez le saxophoniste. La pépite de cette sélection.

breaking point

Ivo Perelman, Mat Maneri, Joe Morris, Gerald Cleaver : Breaking Point (Leo / Orkhêstra, 2016)
En sept vignettes se reproduisent les hybridations passées. Comme si, (r)assurés de n’avoir rien à renouveler, Ivo Perelman, Mat Maneri, Joe Morris (contrebasse) et Gerald Cleaver n’avaient plus qu’à fureter dans les lits intranquilles de fleuves souvent empruntés. Etreintes resserrées entre le saxophoniste et l’altiste, détachement du contrebassiste, imaginaire fertile du batteur (Cleaver, pardi !), la violence s’énonce et se signe ondulante, plus rarement égosillée. Mais toujours digne d’intérêt.

blue

Ivo Perelman, Joe Morris : Blue (Leo / Orkhêstra, 2016)
En neuf tentatives se dévoile ici un bleu périlleux seulement entaché de minces percées carmins. L’intimité qu’entretiennent Ivo Perelman et Joe Morris (guitare acoustique) boude le solennel, teste leurs culots respectifs, frappe par le danger qu’ils s’imposent. Abrupts, militant plus pour la sécheresse que pour la rondeur, ne sollicitant jamais facilité ou clin d’œil, tous deux cheminent vers un inconnu qu’ils tentent d’appréhender et de rendre ductile. Soyons justes : ils y parviennent parfois.

soul

Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio, Whit Dickey : Soul (Leo / Orkhêstra, 2016)
En neuf plages, Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio et Whit Dickey n’altèrent en rien la confiance et l’admiration que l’on porte à leur musique. Mieux : confirment que le cri n’est pas toujours d’exubérance et de stridences. Maîtres du tourbillon (Shipp-Dickey, ou l’art du couple parfait), pourfendeurs des hiérarchies, experts en désaxements, constants dans l’imaginaire, ils cerclent les reliefs d’une sensualité affirmée. A suivre…Assurément…



Luc Bouquet © Le son du grisli


Darius Jones, Matthew Shipp : Cosmic Lieder: The Darkseid Recital

darius jones matthew shipp cosmis leader the darkseid recital

On se doutait bien qu’après avoir investi la marge, Darius Jones sauterait un jour dans l’inconnu des précipices. Et cela arrive aujourd’hui. Précisément en compagnie de Matthew Shipp, pianiste aux angoisses actives. Un premier CD (Cosmic Leader) nous avait habitués à leurs harmonies malveillantes, à leurs spirales fiévreuses. Aujourd’hui, ils récidivent et réveillent le démon. Ils déraillent, égosillent le bon sens. Et encore plus qu’hier font du spasme leur terrain de jeu favori.

Leur musique broie, tranche, brise. Elle s’éternise sur le garrot. Elle fait du cri le cri définitif. On les aimerait parfois moins déraillants. Voire plus bienveillants. Vous ne trouverez aucune trace de douceur ici, aucun sas de délicatesse. Juste des éclats de violence et rien que des tapages acides. Et dans ces précipices aux sourdes torsions, l’alto de Jones ne se ménage pas. Il confirme sa singularité, sa fatale épaisseur, et donne à espérer quand, ailleurs, tout semble épuisé.  

Darius Jones, Matthew Shipp : Cosmic Lieder: The Darkseid Recital (Aum Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011-2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Celestial Fountain 02/ 2, 327, 694, 748 03/ Granny Goodness 04/ Gardens of Yivaroth 05/ Lord of Woe 06/ Life Equitation 07/Sepulchre of Mandrakk 08/ Divine Engine 09/ Novu’s Final Gift
Luc Bouquet © Le son du grisli

darius jones the oversoul manual

De là où on ne l’attend pas surgit Darius Jones. Là où, précisément, surgissent les voix de l’Elizabeth-Caroline Unit (Sarah Martin, Jean Carla Rodea, Amirtha Kidambi, Kristin Slipp). De ces motets sans âge, Jones a choisi de n’agripper qu’épure et stricts unissons. Cette invitation en magie noire, loin des préoccupations habituelles du saxophoniste, ajoute une pièce de plus au puzzle Darius Jones. Et tout nous indique que le meilleur – et le plus étonnant – reste à venir.

Darius Jones : The Oversoul Manual (Aum Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2014. Edition : 2014.
CD : 01-15/ The Oversoul Manual
Luc Bouquet © Le son du grisli

john coltrane luc bouquet lenka lente


Ivo Perelman : Two Men Walking / Book of Sound / The Other Edge (Leo, 2014)

ivo perelman matt maneri two men walking

En se lançant d’emblée dans la bataille et, exorcisant de ce fait le piètre A Violent Dose of Anything (Leo Records), Mat Maneri n’est plus la victime de l’ogre Ivo Perelman. Le chemin, ici, est celui de la reconnaissance et des justes proximités. Ecoute et concentration pour le violoniste, aigus perce-tympans et phrasés en forme de bosses pour le saxophoniste : tous deux tranchent à vif le contrepoint. Mais parce que trop souvent systématiques, on aimerait les entendre s’éloigner, se dissoudre en d’autres espaces.

Mais ce petit jeu du chat et de la souris possède charme et élégance : l’unisson se trouve (quasi) miraculeusement, d’un bourdon nait des fugues écarlates et le temps de quelques pistes, le violoniste embarque son ami saxophoniste dans de sombres et secrètes joutes microtonales. A suivre…

écoute le son du grisliIvo Perelman, Mat Maneri
Two Men Walking (court extrait)

Ivo Perelman, Mat Maneri : Two Men Walking (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Part 1 02/ Part 2 03/ Part 3 04/ Part 4 05/ Part 5 06/ Part 6 07/ Part 7 08/ Part 8 09/ Part 9 10/ Part 10
Luc Bouquet © Le son du grisli

le son du grisli

ivo perelman book of sound

Vieux complices depuis 1996, Ivo Perelman (saxophone ténor), Matthew Shipp (piano) et William Parker (contrebasse) animent une ruche aux phrasés cassés, rongés. N’abusant pas plus que cela du contrepoint mais, au contraire, jouant le jeu des embuscades et des accrochages, contrebassiste et pianiste obligent Ivo Perelman à repenser son souffle, à reconsidérer l’interaction du trio. Et ainsi d’offrir à ce même  trio quelques horizons élargis.  

écoute le son du grisliIvo Perelman
Book of Sound (court extrait encore)

Ivo Perelman : Book of Sound (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Damnant Quod Non Intelligent 02/ Candor Dat Viribus Alas 03/ De Gustibus Non Est Disputandum 04/ Adsummum 05/ Adde Parvum Parvo Magnus Acervus Erit 06/ Veritas Vos Liberabit
Luc Bouquet © Le son du grisli

le son du grisli

ivo perelman the other edge

Dans la pléthorique production d’Ivo Perelman (quinze disques en deux années sur le seul label Leo Records), choisir The Other Edge semble être une bonne et sage option. Trio connecté (Matthew Shipp, Michael Bisio, Whit Dickey) et en rien effrayé par les flèches d’aigus du saxophoniste, désordres exclusifs (consignons quelques bémols aux obsessions rythmiques de la paire Perelman-Shipp) : ce quartet prend à bras le corps un free jazz sortant ici agrandi.

écoute le son du grisliIvo Perelman
The Other Edge (court extrait toujours)

Ivo Perelman : The Other Edge (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Desert Flower 02/ Panem et Circenses Part 1 03/ Crystal Clear 04/ Panem et Circenses Part 2 05/ Latin vibes 06/ Petals or Thorns? 07/ Big Bang Swing 08/ The Other Edge
Luc Bouquet © Le son du grisli


Evan Parker, Matthew Shipp : Rex, Wrecks & XXX (Rogue Art, 2013)

evan parker matthew shipp rex wrecks xxx

Si les duos d'Evan Parker – ici au seul ténor – en compagnie de pianistes (Mengelberg, Graewe, Farrell, Oberg, Fernández, Tracey, Tilbury) semblent désormais proliférer, ceux de Matthew Shipp avec des saxophonistes sont plus rares (on se souvient de Rob Brown ou de Sabir Mateen) et méritent une attention particulière, d'autant plus lorsque ces collaborations le mènent hors de son cercle américain, comme dernièrement avec John Butcher, At Oto.

La rencontre avec Parker, il y a une douzaine d'années, dans le cadre des projets de Spring Heel Jack, avait débouché, en 2006, sur les Abbey Road Duos publiés par Treader : les pistes ouvertes par ce disque se voient aujourd'hui superbement prolongées et approfondies dans le double volume qu'édite le label RogueArt. Le premier volet, en pièces brèves (dont deux solos), a été enregistré au Vortex londonien, dans les conditions du studio, début septembre 2011 ; le second a été capté en concert au même endroit, le lendemain.

Les éclats rauques que les cristalliers tirent du front de taille, au-delà des clusters à facettes, des belles chutes de séracs et du jeu « cassé » sismographique, finissent par dégager des bribes de chants, vite retournées et refourbies. Mieux qu'une stricte réitération, ce rude pétrissage, cette lente extraction, amène au jour des esquisses qui bientôt sombrent, saisies un instant à peine ou suggérées par le travail même (d'exsudation, de percolation). Ces conjonctions successives, complexes, loin de l'équilibre, partagent-elles quelque cousinage avec les « phénomènes à structures dissipatives » du physicien Prigogine ?

Evan Parker, Matthew Shipp : Rex, Wrecks & XXX (Rogue Art / Souffle Continu)
Enregistrement : 2011. Edition : 2013.
CD1 (studio) : 01/ Rex 1 02/ Rex 2 03/ Wrecks 1 04/ Rex 3 05/ Wrecks 2 06/ Rex 4 07/ Rex 5 08/ Rex 6 – CD2 (live) : 01/ XXX
Guillaume Tarche © Le son du grisli



Ivo Perelman : The Edge, Serendipity, The Art of the Duet, The Gift, Living Jelly, The Clairvoyant (Leo, 2012-2013)

Ivo Perelman Expeditives

the edgeIvo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio : The Edge (Leo Records, 2013)
Sur The Edge, Ivo Perelman, Matthew Shipp et Michael Bisio invitent Whit Dickey (toujours une bonne idée que d’inviter Whit Dickey). Ensemble, entre soupirs et exultations, ils marquent d’un rouge vif des improvisations sans préavis. Soufflent le feu et la braise (magnifique duo ténor-batterie in Fatal Thorns) et alimentent en continu de hautes fièvres. Et gardent au cœur du sujet, le partage et le désir de plonger dans un free brûlant et profondément intemporel.

serendipity

Ivo Perelman, Matthew Shipp, William Parker, Gerald Cleaver : Serendipity (Leo Records, 2013)
Où il faut se méfier de leurs fausses errances, de leur fausse décontraction et de leurs habitudes trop bien respectées-répétées-huilées. Car c’est au moment où l’on s’y attend le moins qu’Ivo Perelman, Matthew Shipp, William Parker et Gerald Cleaver trouvent quelque salvatrice sortie. Et là, creusant la matière et inspectant sa portée, ils dévoilent leur âme, oublient la convulsion facile, interceptent le cri, en désossent le cliché. Oui, free jazz dans le sens où la liberté ne peut leur échapper.

art of the duet

Ivo Perelman, Matthew Shipp : The Art of the Duet (Leo Records, 2013)
Si l’art du duo pouvait être celui de l’éloignement et du rejet des connivences (Duet #06 et Duet #07 pour me faire mentir), ce disque ferait école. Pour Ivo Perelman : le sens inné du lié et du détaché, l’alternance des harmoniques et des ultra-aigus. Pour Matthew Shipp : de noires harmonies et un curieux absentéisme de l’écoute. Et pourtant, à l’arrivée, une incompressible impression de réconciliation et de fraternité. Volume 1 nous dit la jaquette ; ceci nous laissant espérer de nouvelles pistes pour les autres volumes.

the gift

Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio : The Gift (Leo Records, 2012)
Sur The Gift, Ivo Perelman vagabonde. Désagrège un motif. Met en veilleuse la convulsion pour mieux la chouchouter quelques minutes plus tard.  Sur The Gift, Perelman se remémore quelques souffles de jazz. Pleure des larmes de fiel. Insiste sur la périphérie. Sur The Gift, Matthew Shipp et Michael Bisio puisent dans leurs forces et talents de quoi argumenter le souffle épique du prolifique Brésilien.

living jelly

Ivo Perelman, Joe Morris, Gerald Cleaver : Living Jelly (Leo Records, 2012)
Ici, le saxophoniste donne raison aux spasmes de son ténor. Ici, Joe Morris guitariste curieux et vindicatif, dérange l’harmonie, caresse les contrepoints fédérateurs de son saxophoniste. Ici, Gerald Cleaver envisage chaque plage comme un nouvel envol, choisit la sensibilité la plus juste et la plus appropriée aux errances de ses partenaires inspirés.

the clairvoyant

Ivo Perelman, Matthew Shipp, Whit Dickey : The Clairvoyant (Leo Records, 2012)
Ne laissant à Matthew Shipp qu’un rôle d’accompagnateur zélé – et néanmoins indispensable –, nous retrouvons dans cet enregistrement, intacte et démultipliée, la scintillante verve du saxophoniste. Modulant une poésie presque microtonale ou retrouvant les blessures du free, Ivo Perelman résolutionne le chaos, enrobe la ritournelle de ses visions toxiques. Quant à Whit Dickey, il confirme ce que l’on avait déjà pressenti dans le quartet de David Spencer Ware : il est le batteur idéal pour que se hissent au sommet les plus convulsives clameurs de ses enthousiastes coéquipiers.

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John Butcher, Matthew Shipp : At Oto (Fataka, 2012)

john butcher matthew shipp at oto

14 février 2010, Café Oto de Londres : un solo de ténor d’abord. John Butcher y va de circulaires en notes de traîne, de phrases répétées en échappées dans les hauteurs, de sifflements détachés en tremblements faits éléments de discours et d’inspections des cavernes qui composent l’intérieur de l’instrument en expériences inquiètes de concrète mécanique. Au soprano, seul encore, c’est un retour à Bechet avant qu’arrive un renfort de salive, de clefs déchues et de chant doublé.

A Matthew Shipp, ensuite, d’avoir à dire seul. La recherche n’engage plus le son mais le péril mélodique : de Monk et de Nichols retenir les sauts périlleux pour inventer en marge tout de même, mais à peine, d’une vision romantique de la composition instantanée. Le moment, alors, du duo qui improvise : une demi-heure pendant laquelle Shipp profite de l’attention qu’il porte à son partenaire – par voie de conséquence, à ce qu’il dit et à la musique qu’il invente en lien avec Butcher : une demi-heure d’incartades nombreuses et d’oppositions saxophone / piano. Une marche cabossée que ponctuent de terribles accords de piano et des déferlantes d’aigus. Jouant sans cesse de la distance qui les sépare, John Butcher et Matthew Shipp auront donné ensemble un grand moment d’improvisation transgenre.

John Butcher, Matthew Shipp : At Oto (Fataka)
Enregistrement : 14 février 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ Curling / Charred 02/ Mud / Hiss 03/ Fundamental Field 04/ Generative Grammar
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


John Butcher : Liberté et son : à nous trois, maintenant

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Ce texte compose la moitié du hors-série papier que le son du grisli consacre ce mois-ci à John Butcher — l'autre moitié, qui ne sera pas reprise sur internet, étant un Abécédaire John Butcher rédigé à quatre mains par Guillaume Belhomme et Guillaume Tarche.

Commande passée par Dieter Nanz à John Butcher, Freedom and Sound - This time it's personal a été publié en allemand dans le livre Aspekte der Freien Improvisation in der Musik (Wolke Verlag, 2011) et en anglais sur le site internet Point of Departure (N°35, juin 2011). Pour le son du grisli, Marie Verry l’a traduit en français.

La dernière fois que j'ai fait réviser mon saxophone soprano, il m’est revenu avec de nouveaux tampons, traités pour que l'humidité ne pénètre pas leur cuir. Depuis, l'instrument est très pénible à jouer. Au beau milieu d'un concert un tant soit peu intense, les tampons restent collés contre les trous, et je passe mon temps à les sécher. Le saxophone va très vite refaire un tour chez le luthier. En février (2010), cependant, j'ai joué en quatuor avec Toshimaru Nakamura, grand maître de la table de mixage en circuit fermé (no-input mixing board). La musique était extrêmement calme et, au bout de quelque temps, j'ai cessé de souffler dans mon instrument et ai préféré travailler avec les tampons, tirant parti du son produit au moment où la tension du ressort les décollait des trous. Ce matériau sonore entrait vraiment bien en dialogue avec les propositions des autres musiciens, et il s'en dégageait une vitalité surprenante. La semaine précédente, j'avais joué au même endroit — le Cafe Oto à Dalston, Londres — avec Matthew Shipp, le pianiste américain de jazz (au sens large). Dans ce contexte, le son des tampons aurait été ridicule. De la même façon, la majeure partie de ce que j’ai joué lors de ce duo aurait paru absurde avec Nakamura et le quatuor. Que peut alors bien vouloir dire « libre » dans « improvisation libre » ? À chaque concert, c'était à moi de décider comment j'allais jouer, et j'avais choisi des approches qui pouvaient sembler au premier abord très différentes. J'ose espérer ne pas être un simple caméléon. Je pense que si l'on avait posé la question à quiconque se tient un peu informé de cette scène, il aurait reconnu que j'étais l’unique saxophoniste de ces deux concerts. La liberté que l'on a dans l'improvisation, en fait, est celle de reconnaître et de respecter la singularité de chaque situation de jeu. Et cela implique des contraintes et des choix spécifiques, intimement liés à l'idée que vous vous faites du musicien avec qui vous jouez (et à ce que vous connaissez de lui, et à ce que vous ignorez), à l'acoustique environnante et à votre propre histoire. La plupart de ces décisions correspondent à des choses que l'on développe depuis des années, mais certaines sont vraiment prises sur le moment. Il y a donc toujours cette question qui reste en suspens : comment cultiver une personnalité musicale, sans que chaque performance n'en devienne trop prévisible à l'avance — comment trouver le juste équilibre entre ce que l'on sait déjà et ce que l'on ignore encore ?

L'improvisation, telle que je la pratique, est en substance l'application d'une méthode et d'une pensée musicales qui trouvent leur source dans la performance elle-même. Au cours d'un concert, à peine esquisse-t-on certaines idées qu'elles sèment déjà une graine mentale qui se développera ensuite à travers la pratique personnelle, dans les moments privés d'expérimentation. Et les résultats peuvent n'être visibles que bien plus tard — c'est un cycle en progression permanente : de l'expérience à l'expérimentation, de l'expérimentation à la consolidation, puis à l’expérience, de nouveau. J'ai pu constater que beaucoup d'idées pratiques me sont venues de manière très spontanée, en essayant d'oublier que je jouais du saxophone et en pensant plutôt : « et maintenant, quel son, quelle contribution est-ce que je veux apporter à la musique ? » Tout ceci va constituer un répertoire d'idées et de réminiscences dans lesquelles on pourra puiser ; généralement, tout ce qui se révèle viable à long terme s'est en fait développé progressivement, par améliorations successives. Petit à petit, les morceaux s'assemblent. Les grandes idées ne valent pas grand-chose en improvisation.

Ces  quarante  ou  cinquante  dernières  années,  l'utilisation  de  sons « nouveaux » a été une caractéristique récurrente de l'improvisation. Musiciens et compositeurs de tous bords sont généralement fascinés par le son dans ce qu'il a de plus abstrait, mais les improvisateurs sont particulièrement conscients de ce que les sons les plus communs sont aussi les moins propices à amener de nouveaux concepts de jeu (et vice-versa). Pour les instruments conventionnels, on parle souvent de techniques de jeu étendues (extended techniques), et je dois dire que ce terme me déplaît particulièrement. Il semble dériver directement de l'univers réducteur des compositeurs de partitions, où l'instrument doit jouer des notes fixes, en y ajoutant, d'après une liste établie de possibilités, certaines nuances ou articulations. Celles-ci correspondant rarement aux besoins et à la personnalité de l'interprète concerné, elles finissent toujours par sonner faux, comme des corps étrangers. On ne peut pas dire que l'utilisation du feedback chez Jimi Hendrix, des attaques percussives et du bottleneck chez Son House ou de l’overblow d'Albert Ayler soient des techniques de jeu étendues. Ce sont des composantes intrinsèques et inséparables de leur musique, une partie absolument indissociable de l'identité sonore de ces artistes. Mais ces manières remarquables d'utiliser le son se retrouvent aussi dans certaines traditions moins concernées par l'expression personnelle, qu'il s'agisse du traitement des harmoniques au didgeridoo chez les Aborigènes ou des jeux vocaux des Inuits.

Pour de nombreux improvisateurs, il est évident que la personnalisation du son est une force motrice primordiale. Cependant, si l'on parle de « voix » ou de « langage », il ne s'agit pas tellement de reconnaître quelque chose qui serait « dit », mais plutôt de se familiariser, en tant qu'auditeur, avec les inclinations d'un musicien en particulier, avec le matériau sonore qu'il utilise. Néanmoins, le terme de « voix » reste un compromis commode pour parler du son et du jeu d'un individu. C'est quelque chose qui dérive directement de circonstances et de moments précis. C'est aux partenaires musicaux de mes débuts que je dois mes expériences les plus formatrices. J'avais la chance d'habiter Londres à un moment où de nombreux musiciens de mon âge y vivaient, impatients comme moi de s'aventurer sur les sentiers de l'improvisation libre. Il n'était pas nécessaire de jouer avec des figures tutélaires, ce qui évitait d’entraver le besoin d’expérimenter: si on faisait quelque chose de complètement raté, ce n'était pas la fin du monde.

Avec John Russell et Phil Durrant, je me suis efforcé de travailler en toute transparence avec les subtilités du violon et de la guitare acoustique, afin de permettre à leurs petits détails de pénétrer mon propre son. En travaillant avec Chris Burn, j'ai pu élaborer des manières d'interagir avec les harmoniques et les attaques directes sur les cordes du piano, de penser le son tant en fonction du timbre qu'en fonction de l'intonation. C'est un apprentissage continu, par accumulation, les évolutions techniques et conceptuelles s'enrichissant au fil des nouvelles collaborations. Lorsque l'on travaille avec des musiciens d’électronique, on est généralement confronté à un manque de signaux physiques évidents. Une attitude de jeu qui s'est d'ailleurs transmise à des groupes jouant plutôt sur instruments acoustiques, comme Polwechsel ou The Contest of Pleasures. Bien entendu, il arrive que ce type d'approche éloigne le musicien de son instrument d'origine, mais j'ai personnellement toujours éprouvé le besoin de me cantonner  à des matières sonores ancrées dans l'acoustique du saxophone — d'être conscient de la tradition qui l'accompagne, tout en étant attentif aux sons plus ténus qui gravitent autour. J'ai entre les mains un tube de métal et dans la bouche un morceau de bois en vibration dont les propriétés acoustiques et mécaniques m'obligent continuellement. Même lorsque je travaille à partir de feedbacks générés par le saxophone (un simple micro étant placé dans le pavillon de l'instrument, branché à un amplificateur), cela sonne toujours comme du saxophone, à cause de la structure harmonique cristallisée dans sa confection, à cause de l'utilisation des clés et des trous pour modifier la résonance.

Lorsque j'ai commencé à travailler avec les pionniers des années 60, j'avais une dizaine d'années de pratique de l'improvisation derrière moi. Mais lorsque je jouais avec Derek Bailey ou John Stevens, je ne me disais pas vraiment « nous sommes en train d'improviser », j'avais plutôt le sentiment de répondre à leur personnalité propre. Stevens avait parfaitement choisi la petite batterie qu'il utilisait dans le Spontaneous Music Ensemble : elle offrait à la fois ardeur rythmique et transparence acoustique. Forme et fonction se fondaient parfaitement l'une dans l'autre. Ce n'était pas John Stevens improvisant à la batterie, c'était John Stevens jouant sa musique avec son propre son, sa propre voix. Ce que je veux dire, c'est que le procédé semblait tellement inné et naturel dans la musique que nous faisions que l'étiquette d' « improvisation » semblait finalement signifier bien peu de chose. J’avais également à faire avec Anton Webern et Phil Seamen, que John Stevens admirait, et qu'il avait ingérés, digérés, adaptés, modifiés, assimilés. C'est qu'on a souvent conscience de toute la nébuleuse de musiciens qui ont compté pour la personne avec qui on joue. Les compositeurs ont eux aussi tout leur éventail d'influences, mais le caractère coopératif de l'improvisation de groupe donne parfois l'impression qu'il y a beaucoup plus de monde sur scène qu’en réalité. Sur le moment, on se retrouve au cœur d'un enchevêtrement complexe d'influences, d'intentions, d'innovations, de visions, de touches personnelles, d'habitudes et d'intuitions qui sont filtrées et enrichies à travers plusieurs intelligences pour se concrétiser dans la musique d'un moment donné.

L'électronique n'y est peut-être pas pour rien, mais la recherche et l'utilisation de sons nouveaux sont devenues pour beaucoup un but en soi. Je ne peux m'empêcher de comparer ce phénomène à l'attitude que j'avais adoptée dans les années 80. Si je découvrais quelque chose dont  la  sonorité  était nouvelle  à  mes  oreilles, je craignais  que son utilisation ne puisse accaparer l'attention. Je préférais alors laisser cela de côté, car je pensais qu'attirer l'attention sur le son pourrait nuire à l'écoute de ce qui se passait dans la musique. Je dois reconnaître aujourd'hui que cette distinction est injustifiée ; mais je pense aussi que ce phénomène est révélateur de la manière dont nous traitons le son : quelle est la mesure de simple présentation (lorsque nous laissons simplement les sons se produire) et quelle est la mesure de mise en œuvre effective ? Les deux approches se mêlent dans un continuum, la première permettant à elle seule l'absence d'intention cagienne autant que l'exhibitionnisme ; mais un lien très fort unit notre mesure d'« utilisation » du son et notre mesure d'improvisation. Lorsque Morton Feldman disait à Stockhausen qu'il ne voulait pas trop malmener les sons, il décrivait peut-être l'exact opposé de l'improvisation. Mais ce n'est désormais plus aussi simple ; il y a beaucoup de musique « improvisée » où les sons sont laissés libres d'être eux-mêmes, et ce d'une manière très sensible. Dans de tels cas, il y a un réel consensus de la part des instrumentistes sur la manière dont ils souhaiteraient que cela sonne. Ce n'est pas nouveau. Et on pourrait en dire autant de nombreux groupes d'improvisation très gestuels et réactifs. Mais en cherchant à se détacher délibérément du matériau sonore, en diminuant l'importance de la voix personnelle, c'est aussi l'apport improvisé qui voit son importance diminuer, en tout cas du point de vue de l'auditeur. Ce n'est pas là un jugement de valeur sur la musique qui en résulte, mais plutôt une remarque concernant un brouillage des pistes assez intéressant.

Comme chacun sait, en se concentrant attentivement sur quelque chose, on peut transformer le moindre petit détail en un vocabulaire tout entier. Sachiko M est une musicienne japonaise qui, à certaines périodes, travaillait presque exclusivement avec des ondes sinusoïdales, généralement aiguës, sur de longues durées, et avec très peu de manipulations. C'est un concept qu'elle a mis en œuvre avec succès dans de nombreuses situations. Je dirais qu'elle est passée maître de cette pratique musicale, même si ce qu'elle fait se résume souvent à donner naissance au son et à le laisser défiler sur de longues périodes. Je me souviens d'un de ses concerts solo où, de temps en temps, pendant plusieurs minutes, c'était l'auditeur qui devenait l'improvisateur, car il produisait lui-même les variations en bougeant la tête pour entendre la complexité des phénomènes de réfraction du son dans la pièce. Ce microscopique point de mire, d'espace et de silence, est fascinant, car il génère une appréhension nouvelle de l'écoute et de la concentration. Mais c'est un point très fragile, qui met aussi en évidence le fait que certaines méthodes peuvent ne pas toujours servir avec bonheur l'éthique de l'improvisation.

En 2006, lors du All Ears Festival for Improvised Music d'Oslo, j'ai assisté à un duo inédit de Sachiko M et Lisa Dillan. Je ne connaissais pas le travail de Lisa Dillan, mais j'ai eu là l'occasion de constater que c'est une chanteuse impressionnante et chevronnée, avec une technique très large et un certain goût pour l'interaction et l'expressivité. Lors de ce duo, elles ne faisaient pas tellement la paire. Ce que faisait Lisa Dillan ne provoquait pas vraiment de réactions évidentes de la part de Sachiko M, qui jouait comme si elle était entourée de silence. Ce n'est peut-être que mon imagination, mais j'ai senti la frustration monter chez la chanteuse et lorsqu'à la fin elle s'est mise à faire grincer sa chaise en la traînant autour de la scène, c'était le signe imparable que tout avait échoué. Je me suis interrogé sur leurs différences culturelles, sur ce qui avait mené chacune à sa propre voix. D'emblée, on pourrait penser que Lisa Dillan était plus en train d'improviser que Sachiko M. Peut-être que son approche, son vocabulaire, étaient plus propices à l'improvisation, mais on pourrait aussi dire que chacune se trouvait prise au piège de ses propres préconceptions. Leurs identités sonores s'étaient développées dans des buts très différents, et les voilà qui se débattaient hors du contexte qui les y avaient menées. Ce qu'on voyait là, ce n'était pas simplement le minimalisme et l'expressionnisme mal assortis, mais un véritable désaccord sur ce que signifie improviser ensemble. Par ailleurs, j'ai beaucoup d'admiration pour la charmante solution donnée à cette insondable interrogation conceptuelle lors du célèbre concert de Coney Island en 1986, intitulé « John Cage meets Sun Ra ». Tous deux se contentaient de jouer leurs pièces alternativement, sans jamais rien faire ensemble. Et ce fut un spectacle des plus réussis et des plus réjouissants.

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Bien que la plupart des méthodes d'improvisation soient développées dans le feu de l'action, c'est à dire en improvisant, il semble qu'elles ne puissent pas toujours être transportées trop loin de leurs terres d'origine. J'ai vu un autre exemple lors d'un concert auquel j'assistais en 1997, à la Purcell Room à Londres. Derek Bailey et Ruins, le duo japonais basse/batterie, s'étaient retrouvés sur scène et, même si ce fut plutôt réussi dans l'ensemble, j'avais l'impression que Ruins n'exploitait pas l'essence du jeu de guitare de Derek Bailey. Ce-dernier apportait toujours dans de telles rencontres un grand sens de l'organisation « mélodique ». Pour lui, c'était clairement la guitare qui était en soi le matériau musical. Mais son utilisation sophistiquée des harmoniques et des possibilités d'attaque, ainsi que les changements soudains de timbre et de registre en résultant, détournent souvent l'attention de la succession des tons, et nous amènent à entendre les phrases sous l'angle de la coloration du son — comme une sorte de Klangfarbenmelodie. Ruins jouait avec une précision et une concentration rythmique extraordinaires, mais semblait répondre uniquement à la coloration du son de Bailey, éclipsant en grande partie la minutie de son travail, neutralisant les changements de tension qu'amène l'attention aux intonations. Par contre, lorsque Bailey utilisait un matériau sonore plus noise, la musique prenait vraiment. Ces parties extrêmement bruitistes étaient assez radicales, aussi  ai-je  été  surpris d'entendre deux  adolescents  dehors se dire : « c'était pas mal, mais le vieux faisait quand même un peu trop jazz ».

Je ne veux pas donner l'impression de penser que les différences de milieux culturels soient un obstacle au travail en commun des musiciens, mais plutôt que les sentiers de l'improvisation sont désormais bien balisés, et que les différentes esthétiques qui s'y sont développées sont devenues bien distinctes, et parfois incompatibles. Et c'est là que la question refait surface : cette fameuse liberté, de quoi s'agit-il donc ? C'est avec bonheur que je repense à un trio éphémère lors de la Company Week de 1992 à Londres. Je jouais avec Reggie Workman, ce contrebassiste américain qui travaillait avec John Coltrane au début des années 60, et Jin Hi Kim, le joueur de komungo coréen. D'avoir pu partager la scène pour la première fois et créer, malgré nos différentes histoires, un tout qui ne soit pas simplement la somme de ses parties (en tout cas, c'est le souvenir que j'en garde), en dit long sur le potentiel de l'improvisation libre. Tout cela repose peut-être sur une certaine souplesse. Si on en fait trop, cela nuit à la musique, mais si on n'en fait pas assez, cela nuit à l'improvisation.

L’improvisation a ceci de particulier qu’elle permet de changer d’état d’esprit au fur et à mesure d’un concert, c’est même une de ses valeurs intrinsèques. Inconsciemment ou presque, on se retrouve aux prises avec l'inattendu, avec l'imprévisible. C'est toujours excitant d'arriver là où aucun des musiciens présents n'aurait imaginé ni voulu arriver au préalable, même si ça s'accompagne parfois de ce sentiment inconfortable : « si j'avais su que j'allais faire ça, je l'aurais mieux fait. » On essaye d'être physiquement et psychologiquement prêt à tout, sauf aux détails de ce que l'on va soi-même effectivement jouer. Même si les idées sont déjà en gestation bien avant le concert en question, elles gardent un caractère nébuleux, elles n'ont de véritable existence qu'une fois mises à exécution. Parallèlement aux ajustements minutieux et attentifs qui se produisent dans l'intuition au fur et à mesure, l'utilisation créative des accidents est très importante. Lorsque je joue, je me retrouve souvent sur le fil de la stabilité et de la maîtrise de mon instrument. Et si je tombe du côté de l'inattendu, la nécessité de donner du sens à cette nouvelle direction procure un bon antidote à la complaisance. Revenir sur ses propres faiblesses produit aussi cet effet-là.

Il m'est arrivé quelquefois d'être déçu de ma propre contribution, et cela m'a montré à quel point les principes dont dépend ma manière de jouer sont éloignés des questions de style ou de technique. Il y a eu cette performance avec le trio viennois Radian ; ils avaient composé une pièce, sur laquelle j'improvisais. Et puis une improvisation sur le son d'une installation de Paul Bavister, qui diffusait des sinusoïdes réglées d'après les fréquences de résonance de la pièce où nous nous trouvions et leurs harmoniques. Dans le premier cas, c'est le discours préétabli de la composition qui m'a posé problème, et dans le second, c'est le caractère statique et récurrent de ce travail sonore, qui se suffisait presque à lui-même. Ce qu'ils avaient en commun, c'est qu'ils ne me répondaient pas ; toute la flexibilité fonctionnait à sens unique. Si je me retrouvais à nouveau dans ces situations, je suis sûr que le résultat serait meilleur, mais je pense que cela s'orienterait plutôt vers la composition, au détriment de l'improvisation.

Dans l'improvisation de groupe, l'interaction entre les musiciens est subtile et complexe. Le duo est souvent la forme la plus évidente, mais l'engagement y est bien plus important que lorsque l'improvisateur répond à une entité figée. Quand les participants sont plus nombreux, la situation rappelle le problème à n-corps dans la théorie de la gravité de Newton. La loi est connue, mais s'il y a plus de deux corps, il est impossible de prévoir à l'avance une solution exacte. Même avec trois corps connus, on se retrouve avec un mouvement chaotique, sans la moindre trace de motif récurrent. Il y a aussi tout un spectre de philosophies et de sensibilités qui entrent en compte dans les interactions de jeu : si certains privilégient des réponses ostensibles et démonstratives, d'autres préféreront ignorer délibérément ce qui se produit autour d'eux. Les musiques qui en résultent ont des esthétiques souvent antagonistes, mais les extrêmes mis à part, on y retrouve des caractéristiques étrangement similaires.

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Il y a dans le trio d'Alex von Schlippenbach, Evan Parker et Paul Lovens, trois voix fortes et bien distinctes. On reconnait facilement le son de chaque musicien, et ce depuis aussi longtemps que le trio existe. Certains verraient là un paradigme de l'improvisation libre, mais à bien des égards, le trio fonctionne comme une équipe de composition, dont les détails et l'énergie vitale viennent de l'improvisation ; généralement, cela induit des réactions très rapides. Grâce à l'instrumentation (piano, saxophone, batterie) chaque membre tient un rôle bien défini, et la structure se développe en suivant l'histoire du groupe. Je suis certain que ces musiciens diraient qu'ils ont toute la liberté qu'ils puissent souhaiter pour faire la musique qu'ils ont envie de faire.

The Sealed Knot (Burkhard Beins, Rhodri Davies et Mark Wastell) créent une musique tout à fait différente, mais ils seraient probablement du même avis quant à la liberté dont ils jouissent. Là encore, chacun a un son très personnel, et on sent clairement qui fait quoi, mais l'exposition des trois voix est minimale, leurs univers sonores se superposent, et les réponses énergiques qui fusent de toutes parts sont à peu près inexistantes. Là où leurs prédécesseurs donnent l'impression d'une compression temporelle, ce trio plus jeune évoque un temps en expansion. Lorsque je les écoute, j'ai l'impression étrange et très subjective que The Sealed Knot obéit à des instructions précises que leur donnerait un intervenant extérieur, tandis que le trio Schlippenbach semble suivre un plan plus confus qui viendrait de l'intérieur. J'aime beaucoup ces deux groupes, et ce qu'ils ont sans nul doute en commun, c'est un sens de l'intention mutuelle, un sens de l'accord. Ils ne cherchent pas à sortir du chemin qu'ils ont tracé jusque là en se justifiant par des notions bancales de liberté. Leurs improvisations créent vraiment une musique bien particulière. Le déroulement des évènements ne leur laisse pas vraiment le loisir de faire les « bons » choix. Et cela me plaît. Si on sent que dans l'interaction entre A et B, on aurait pu remplacer B par C, D ou Z, la musique est généralement insipide.

Dialoguer et collaborer avec d'autres intelligences musicales est vecteur d'une grande richesse de possibilités d'improvisation. Mais le solo ? Dans quelle mesure improvise-t-on vraiment lorsque l'on joue en solo ? La question est ouverte. Ces temps-ci, j'essaye de me vider l'esprit au moment de commencer un solo, mais il y a sans aucun doute des choses que j'ai déjà mises en forme auparavant, et dont je vais me souvenir. L'acoustique du lieu a un effet important. Tous les musiciens adaptent leur jeu à l'acoustique du lieu où ils jouent, mais les improvisateurs ont l'avantage de pouvoir véritablement créer leur musique en fonction de leur environnement sonore. Nous avons tous déjà entendu un ensemble se débattre avec une acoustique qui ne convient pas à la composition qu'il a choisi d'interpréter. C'est surtout en jouant avec des acoustiques extrêmes, comme ce fut le cas en 2006 lors de ma tournée pour Resonant Spaces, en Écosse, que j'ai vraiment pu m'en rendre compte. Chacun de ces espaces — un réservoir souterrain, une grotte maritime ou encore une gigantesque citerne à essence — demandait une approche différente. Ce qui marchait dans l'un était généralement impossible à transposer dans un autre. D’une certaine façon, les facteurs étaient les mêmes que dans une configuration conventionnelle, mais démultipliés. On se rend souvent compte que ce qui a marché la veille échoue à cause de l'acoustique trop différente, et qu'il faut amener la musique dans une autre direction. En tournée solo, j'ai pris conscience d'un effet secondaire psychologique — on a tendance à écarter spontanément tout ce qui sonne comme la veille, même si ça marche bien. Et même si je le sais, j'ai l'impression que c'est nécessaire dans le processus d'improvisation. Il existe certes des nuances, mais peu importe : on ne sait jamais à quoi va ressembler la musique qu'on jouera quelques minutes plus tard, et c'est quelque chose qu'il ne faut pas sous-estimer. Le cerveau n'opère pas de la même manière que lorsqu'il est en train d'exécuter un plan — quant à suivre une partition, je n'en parle même pas. Et lorsque l'improvisation se trouve associée à une structure imposée, le problème se pose vraiment : on est constamment tiraillé entre deux systèmes cognitifs différents. Le résultat, bien souvent, c'est que quand l'improvisation s'imbrique dans une pièce structurée, elle ne fait que remplir la place en attendant l'instruction suivante.

Une récente étude suggère qu'en raison de notre organisation cérébrale, nos réactions visuelles sont plus rapides que nos pensées conscientes. Dans les duels, lorsque les deux adversaires devaient se tirer dessus, le second à dégainer était aussi le plus rapide. Celui qui avait consciemment décidé de dégainer était plus lent que celui qui réagissait à la vue de l'autre en train de dégainer. Quant aux patients atteints de la maladie de Parkinson, ils trouvent généralement les mouvements réactifs plus faciles que les mouvements intentionnels. Je ne sais pas jusqu'où peut aller l'analogie avec le système auditif, mais l'une des libertés que donne l'improvisation tient à la possibilité de se soustraire à la pensée consciente. Bien souvent, ce sont l'intuition et l'expérience qui semblent prendre les décisions. Tous les musiciens ou presque ont un jour fait l'expérience de cette situation : en cours d'enregistrement, on s'arrête et on se dit « c'était bien, on refait la même chose ». Et si on essaye de « trop faire pareil », on échoue presque toujours. Ce n'est pas une question de technique, mais d'état d'esprit, car le système cognitif qui est à l'œuvre n'est pas le même que celui qui fonctionnait à la première prise. Certains scientifiques de l'université John Hopkins utilisent depuis peu des scanners IRM pour observer les différences d'activité cérébrale chez des musiciens de jazz selon qu'ils jouent des gammes imposées ou leurs propres improvisations. Forcément, lorsqu'ils improvisent, la partie du cortex préfrontal liée aux actions planifiées et à l'autocensure (qui permet par exemple de choisir ses mots avec précautions) semble ralentir son activité, mais on est encore bien loin d'une cartographie neurologique des états d'esprit pouvant être suscités par la production et la perception du son. En tout cas, je sais qu'il n'y a souvent qu'en improvisant de la musique que je me sens réellement exister dans le présent.

Dans les notes de mon premier CD solo en 1992, 13 Friendly Numbers, j'écrivais : « Malgré leurs propriétés spécifiques et distinctes, l'improvisation et la composition sont des activités qui ne sont pas complètement séparées. Cela devient évident à l'« improvisateur » lorsqu'il joue en solo, et que ses aspirations personnelles ne sont pas affectées par l'apport des autres musiciens. » Je pense à présent que l'ambigüité de ces catégories va bien plus loin. Si je pense aux improvisateurs qui comptent le plus pour moi, si j'essaye de suivre ce qu'ils font en les écoutant improviser, c'est un peu comme si je me rendais compte qu'il faut souffler dans une trompette pour produire un son (enfin, dans la plupart des cas). C'est nécessaire, mais ce n'est pas ce à quoi on fait le plus attention, qu'on soit le musicien ou l'auditeur. Derek Bailey, par exemple, avait une manière de jouer extrêmement personnelle dont les ingrédients constitutifs étaient bien particuliers, extrêmement flexibles. En fait, il disait être « en quête de tout ce qui est variable à l'infini. » De toute évidence, cette approche aurait été différente si elle n'allait de pair avec un désir d'improviser ; mais ce que j'entends en premier, c'est bien sa musique et sa manière de s'approprier la guitare, et non sa manière d'improviser. Le caractère éphémère des créations qui trouvent leur origine dans la performance leur vaut d'être souvent mésestimées. Si l'art de l'improvisateur se déploie sur le moment, l'œuvre du musicien met souvent des années à prendre forme. Et nous devons bien reconnaître que leur contribution apporte quelque chose d'aussi personnel et d'aussi construit que s'ils étaient des compositeurs — des compositeurs qui, chaque soir, se remettent en jeu pour recréer, perfectionner, éprouver et enrichir leur propre musique.

Sélection musicale

Toshimaru Nakamura: Dance Music (Bottrop-Boy)
Matthew Shipp: 4D (Thirsty Ear)
Butcher/Durrant/Russell: The Scenic Route (Emanem)
The Spontaneous Music Ensemble: A New Distance (Emanem)
Sachiko M: Bar Sachiko (IMJ)
Derek Bailey: Lot 74 (Incus)
Schlippenbach Trio: Gold is where you find it (Intakt)
The Sealed Knot: and we disappear (Another Timbre)
John Butcher: Resonant Spaces (Confront)

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Ivo Perelman : The Passion According to G.H. / The Foreign Legion (Leo, 2012)

ivo perelman sirius quartet

C’est l’histoire d’un saxophoniste ténor qui observe, scrute, guette, tournoie puis s’immisce dans l’épais tapis d’un quatuor à cordes sans peur et sans reproche. C’est donc Ivo Perelman aux prises avec le Sirius Quartet...

Si au quota des stridences, les deux entités font jeu égal, c’est presque toujours le quatuor à cordes qui introduit la matière à explorer – mais échoue à embarquer le saxophoniste dans quelque trait manouche par exemple. Le Brésilien rejoint promptement la ruche et le festin peut commencer : la convulsion sera au centre des débats (archets se crispant sur les cordes, ténor fouillant l’harmonie jusqu’à la distordre totalement), les cordes crisseront et le saxophoniste, plus d’une fois, sera le soliste-mélodiste inspiré que l’on connaît. Ayler, en son temps, avait approché cette structure (deux contrebasses, un violon) mais n’avait jamais osé intégrer un quatuor à cordes sur scène. Ivo Perelman vient de la faire et c’est une totale réussite.

Ivo Perelman with Sirius Quartet : The Passion According to G.H. (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Part 1 02/ Part 2 03/ Part 3 04/ Part 4 05/ Part 5 06/ Part 6
Luc Bouquet © Le son du grisli

ivo perelman the foreign legion

Saxophoniste à la convulsion facile, ténor aimant à désintégrer ou refuser la forme, Ivo Perelman affine et approfondit de disque en disque son chant profond. Et la violence gratuite qui entachait certaines de ses improvisations n’est plus ici de rejet mais de stricte nécessité. Le chemin semble trouvé entre fougue (An Abstract Door) et retenue (Paul Klee). Aidé en cela par un Matthew Shipp et un Gerald Cleaver totalement en phase avec le saxophoniste, la musique trouve ici son juste équilibre. Shipp n’envahit plus le cercle et entretient une riche correspondance avec ses deux camarades. Quant à Cleaver, son jeu foisonne mais n’encombre pas. Refusant toute idée de rythme, il devra toutefois admettre que c’est avec ce dernier que se résolvent souvent certains embarras (An Angel’s Disquiet). Ici, l’un des disques les plus aboutis du saxophoniste.

Ivo Perelman, Matthew Shipp, Gerald Cleaver : The Foreign Legion (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Mute Singing, Mute Dancing 02/ An Angels’ Disquiet 03/ Paul Klee 04/ Sketch of an Wardrobe 05/ An Abstract Door
Luc Bouquet © Le son du grisli


Black Music Disaster (Thirsty Ear, 2012)

black music disaster

Ceux qui n’ont pas assisté à ce concert au Café Oto ne pouvaient s’attendre à entendre ce Matthew Shipp là… Premièrement, il a troqué son piano contre un farfisa du plus bel effet, qu’il dompte quelques minutes avant que ne le rejoigne Steve Noble qui donne de grands coups à sa batterie pour annoncer le thème du jour : Black Music Disaster !

S’il est publié dans la Blues Series du label Thirsty Ear, ce CD ne retient rien du jazz pour aller voir du côté de la récréation noisy à laquelle participent à leur tour deux guitaristes électrisés : J Spaceman (oui, de Spiritualized et Spacemen 3) et John Coxon (oui, de Spring Heel Jack). Shipp en Winslow Leach, les trois autres en Grand Masters Crash, la rencontre peut tourner sous l’égide de Sun Ra, Nurse With Wound et Oneida. En trente-huit petites minutes, le tour est joué : le divertissement vous a étourdi si ce n’est pas complètement affolé !

Black Music Disaster (Thirsty Ear / Orckhêstra International)
Enregistrement : 13 février 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ Black Music Disaster
Pierre Cécile © Le son du grisli



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