Steve Lehman : Dialect Fluorescent (Pi, 2012)
Pour avoir plusieurs fois regretté que Steve Lehman ne mette sa sonorité singulière au service d’une musique qui le soit au moins autant, faudra-t-il dire de Dialect Fluorescent – enregistré en trio avec le contrebassiste Matt Brewer et le batteur Damion Reid – qu’il est un disque qui n’est pas loin de tenir de l’exception ?
Sans savoir si, enhardi par l’exception, Lehman envisagera de changer de cap, goûtons pour l’heure aux effets sur son langage d’airs choisis (Mr.E. de Jackie McLean et Jeannine de Duke Pearson, que l’alto soumet avec délice à l’épreuve de ses phrases courtes et bancales) et même à quelques compositions originales : Allocentric, dont la marche contrariée sans cesse par une fièvre inspirante que se transmettent les musiciens engage son auditeur, ou Pure Imagination sur lequel Lehman démontre sa force de frappe et convainc de ses dispositions pour l’art du rebond.
Mais – est-ce rassurant ? – Lehman reste Lehman, et voici qu’en Dialect Fluorescent se glissent quelques brouillons (euphémisme) qui le lestent : Foster Brothers et Fumba Rebel (tentatives perdues d'avance de funk hors de portée si ce n'est hors-sujet) ou, moins avilissant tout de même, Moment’s Notice, reprise de Coltrane épaissie par une section rythmique bravache. Ceci étant : trop tard, le mieux est fait et, si l’on sait qu'il est l’ennemi du bien, rien n’empêche de profiter d’un mieux quand l’occasion s’y prête.
Steve Lehman : Dialect Fluorescent (Pi Recordings / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Allocentric (Into) 02/ Allocentric 03/ Moment’s Notice 04/ Foster Brothers 05/ Jeannine 06/ Alloy 07/ Pure Imagination 08/ Fumba Rebel 09/ Mr. E.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jackie McLean : Une sélection
A l'occasion de la réédition de la monographie consacrée au saxophoniste américain (aux éditions Lenka lente), le son du grisli publie cette sélection Jackie McLean, tirée, elle, de l'ouvrage Jazz en 150 figures (aux éditions du Layeur). Bel été à vous.
Avant de découvrir la musique de Charlie Parker, le jeune Jackie McLean suit des cours de saxophone alto à la New York School of Music en ayant une seule référence en tête : le ténor de Lester Young. Fréquentant en voisin de grands noms du bop, il profite aussi de leçons de Bud Powell, pianiste qui l’emmène, dès 1949, sur la scène du Birdland, avant de le recommander à Miles Davis. Membre du groupe du trompettiste entre 1951 et 1952, McLean gagne ensuite les rangs de la formation de Charles Mingus, puis les Jazz Messengers d'Art Blakey, dans le même temps qu’il commence à enregistrer sous son nom pour le label Prestige des disques d’un hard bop encore influencé. Empêché de jouer en club après s’être vu retirer sa carte professionnelle pour avoir usé de stupéfiants, il accepte un rôle au théâtre auprès du pianiste Freddie Redd dans la pièce The Connection – formation que l’on retrouve dans la transposition par Shirley Clarke de la pièce à l’écran – avant de signer les plus emblématiques de ses disques pour Blue Note : là, défend une esthétique plus personnelle, qui convoque en même temps de savantes réminiscences de bop et de plus neuves conceptions du jazz, notamment révélées par Ornette Coleman, avec qui il enregistre en 1967 le pourtant tiède New and Old Gospel. Enseignant à l’Université d’Hartford dès l’année suivante, le musicien élabore dans les années 1970 une série d’albums inégaux qui souffrent de la comparaison avec ses premiers enregistrements, avant de se faire plus rare. Au fait des jazz qui l’ont précédé autant qu’à l’écoute des préoccupations de son temps, Jackie McLean aura surtout donné les preuves de son importance au son singulier de son saxophone alto.
Première référence commercialisée de sa collaboration avec Blue Note, New Soil fait apparaître Jackie McLean auprès de Donald Byrd (trompette), Paul Chambers (contrebasse), Pete La Roca (batteur), et, surtout, du pianiste Walter Davis, auteur de la majorité des titres interprétés ici. Commençant à faire entendre sa voix particulière (sur « Greasy », notamment), le saxophoniste révèle son ambition de compositeur attentif au changement sur « Hip Strut » et « Minor Apprehension », morceaux charmés les possibilités de la répétition.
Toujours en compagnie de Walter Davis, McLean enregistre trois ans plus tard le plus radical Let Freedom Ring. Motivé par la présence du contrebassiste Herbie Lewis et celle de Billy Higgins (batteur entendu sur les premiers enregistrements de Coleman), le saxophoniste distribue avec plus de conviction ses sifflements impromptus : sur la reprise d’un thème de Bud Powell (« I’ll Keep Loving You ») autant que sur trois de ses compositions personnelles, parmi lesquelles on trouve « Omega », blues se jouant des conventions élevé au statut d’œuvre envoûtante.
Quelques semaines seulement après avoir enregistré le déjà remarquable One Step Beyond auprès du tromboniste Grachan Moncur III et du vibraphoniste Bobby Hutcherson, McLean retrouve ces deux novateurs et convoque Larry Ridley (contrebasse) et Roy Haynes (batterie) à l’occasion de la séance de Destination Out! Parmi les quatre titres enregistrés à cette occasion, trois sont signés du tromboniste, qui épousent à merveille les ambitieux hautes du leader. Profitant d’une modalité permissive, un jazz atmosphérique s'installe alors, bientôt bousculé par de redoutables interventions (« Love and Hate ») et puis soumis à une progression à étages n’en finissant plus de motiver les élans baroques de chacun des solistes (« Esoteric »).
Auprès du trompettiste Charles Tolliver, McLean inaugure une autre collaboration cuivrée et agissante, qui donnera des fruits de la taille d’It’s Time (enregistré en août 1964 avec Herbie Hancock) et, surtout, d’Action, datant du mois suivant. Auprès de Bobby Hutcherson, du contrebassiste Cecil McBee et de Billy Higgins, McLean et Tolliver comblent de dissonances une ballade captivante (« Wrong Handle ») ou un presque blues (« Hootnan ») et font de leurs interventions des raccourcis fulgurants sur le titre phare : Action radical aux faux-airs coltraniens.
Deux ans plus tard, le saxophoniste accueille dans sa formation le trompettiste Lee Morgan et le batteur Jack DeJohnette pour défendre sur Jacknife un répertoire qui célèbre les qualités de compositeur de chacun de ses partenaires. L’énigmatique « On The Nile » de Charles Tolliver, que structurent les accords de piano de Larry Willis, ouvre ainsi une suite monumentale de thèmes adéquats à l’exécution d’un groupe puissant et capable, à la fois, de nuances ; soit : irréprochable.
Jazz Expéditives (Rééditions) : Eric Dolphy, Byron Allen, Ornette Coleman, Albert Ayler, Olive Lake, John Carter, Bobby Bratford
Miles Davis : Dig (Prestige, LP, 2014)
Maintes fois réédité (parfois sous le nom de Diggin’ With the Miles Davis Sextet), voici Dig une autre fois pressé en vinyle. Le 5 octobre 1951 en studio – dans lequel baguenaudaient Charlie Parker et Charles Mingus –, Miles Davis enregistrait en quintette dont Sonny Rollins et Jackie McLean étaient les souffleurs. Sur Denial, Bluing ou Out of the Blue, voici le bop rehaussé par le cool encore en formation du trompettiste. L’effet sera immédiat, à en croire Grachan Moncour III : « Dig a été l’un des disques les plus populaires auprès des musiciens de jazz. »
Eric Dolphy, Booker Little : Live at the Five Spot, Vol. 1 (Prestige, LP, 2014)
A la mi-juillet 1961, Eric Dolphy et Booker Little emmenèrent au Five Spot un quintette d’exception – présences de Mal Waldron, Richard Davis et Ed Blackwell. Des deux volumes du Live at the Five Spot consigné ensuite, seul le premier est aujourd’hui réédité sur vinyle. Incomplet, donc, mais tout de même : Fire Waltz, Bee Vamp et The Prophet. Dissonances, tensions et grands débordements réécrivent les codes du swing, et avec eux ceux du jazz.
Byron Allen : The Byron Allen Trio (ESP-Disk, CD, 2013)
Sur le conseil d’Ornette Coleman, ESP-Disk enregistra le saxophoniste alto Byron Allen. Sous l’influence du même Coleman (hauteur, brisures, goût certain pour l’archet), Allen emmena donc en 1964 un trio dans lequel prenaient place Maceo GilChrist (contrebasse) et Ted Robinson (batterie). Le free jazz est ici brut et – étonnamment – flottant, après lequel Allen gardera le silence jusqu’en 1979 – pour donner dans un genre moins abrasif, et même : plus pompier (Interface).
Ornette Coleman : Live at the Golden Circle, Volume 1 (Blue Note, LP, 2014)
Pour son soixante-quinzième anniversaire, Blue Note rééditera tout au long de l’année quelques-unes de ses références sur vinyle – reconnaissons que le travail est soigné*. Parmi celles-ci, trouver le premier des deux volumes de Live at the Golden Circle : Coleman, David Izenzon et Charles Moffett enregistrés à Stockholm en 1965. La valse contrariée d’European Echoes et le blues défait de Dawn redisent la place à part que l’altiste sut se faire au creux d’un catalogue « varié ».
Albert Ayler : Lörrach, Paris 1966 (HatOLOGY, CD, 2013)
Ainsi HatOLOGY réédite-t-il d’Albert Ayler ces deux concerts donnés en Allemagne et en France en 1966 qu’il coupla jadis. Le 7 novembre à Lörrach, le 13 à Paris (Salle Pleyel), le saxophoniste emmenait une formation rare que composaient, avec lui et son frère Donald, le violoniste Michel Sampson, le contrebassiste William Folwell et le batteur Beaver Harris. Bells, Prophet, Spirits Rejoice, Ghosts… tous hymnes depuis devenus standards d’un genre particulier, de ceux qui invectivent et qui marquent.
Oliver Lake : The Complete Remastered Recordings on Black Saint and Soul Note (CAM Jazz, CD, 2013)
Désormais en boîte : sept disques enregistrés pour Black Saint par Oliver Lake entre 1976 et 1997. Passés les exercices d’étrange fusion (Holding Together, avec Michael Gregory Jackson) ou de post-bop stérile (Expandable Language, avec Geri Allen ; Edge-Ing avec Reggie Workman et Andrew Cyrille), restent deux hommages à Dolphy (Dedicated to Dolphy et, surtout, Prophet) et un concert donné à la Knitting Factory en duo avec Borah Bergman (A New Organization). Alors, la sonorité de Lake trouve le fond qui va à sa forme singulière.
Bobby Bradford, John Carter : Tandem (Remastered) (Emanem, CD, 2014)
Emanem a préféré na pas choisir entre Tandem 1 et Tandem 2. En conséquence, voici, « remasterisés », les extraits de concerts donnés par le duo John Carter / Bobby Bradford en 1979 à Los Angeles et 1982 à Worcester désormais réunis sous une même enveloppe. Dans un même élan (au pas, au trot, au galop), clarinette et cornet élaborent en funambules leurs propres blues, folklore et musique contemporaine, quand les solos imaginent d’autres échappées encore. Tandem est en conséquence indispensable.
* Dans la masse de rééditions promises pas Blue Note, quelques incontournables : Genius of Modern Music de Thelonious Monk, Black Fire d'Andrew Hill, Unit Structures de Cecil Taylor, Complete Communion de Don Cherry, Out to Lunch d'Eric Dolphy, Blue Train de John Coltrane, Spring de Tony Williams ou encore Let Freedom Ring de Jackie McLean.
Jackie McLean : Let Freedom Ring (Blue Note, 1962)
Il y a des disques que l'on écoute comme pour remonter à la source (Crescent, John Coltrane), d'autres pour être secoué jusqu'aux tréfonds (Spirits, Albert Ayler), d'autres pour se donner du courage et un coup de sang (Jump Up, Jimmy Lyons), certains pour réparer l'injustice de leur oubli (Scorpio, Arthur Jones), d'autres encore pour sentir l'apaisement d'une solitude transcendée (Minimal Brass, Jacques Coursil).
Et il y a des disques que l'on écoute des années après, simplement pour la joie qu'ils procurent, comme celle de retrouver l'enfance, le retour d'une amitié et les prémices des beaux-jours. Ils nous donnent cette joie simple et profonde, comme une autre définition possible du "swing", cette chose simplement vivante. Quatre hommes au sommet de leur art enregistrent donc ce 19 mars 1962 un disque manifeste en faisant déborder la musique de son cadre établi, McLean magnifiant ce son unique qui faisait toute son individualité, au service d'un bien commun et d'une utopie ici réalisée. Une ballade magnifique signée Bud Powell, trois intenses originaux, et c'est comme si la liberté venait frapper à votre porte. Ni plus ni moins.
Jackie McLean : Let Freedom Ring (Blue Note)
Enregistrement : 1962.
CD : 01/ Melody for Melonae 02/ I’ll Keep Loving You 03/ Rene 04/ Omega
Didier Lasserre © Le son du grisli
Didier Lasserre est batteur. Le Free Unfold Trio qu'il compose avec Jobic Le Masson et Benjamin Duboc a récemment vu sortir Ballades sur Ayler Records.
Jackie McLean, Freddie Redd : The Connection (Efor Films, 2007)
Pièce grinçante du Living Theatre transposée au cinéma par la réalisatrice Shirley Clarke, The Connection raconte un soir d'octobre 1961 qu'un réalisateur de documentaire passe en compagnie de marginaux dans un appartement délabré de New York. Parmi ceux-là : Jackie McLean et Freddie Redd.
Comblant comme ils peuvent le temps qui les sépare de leur prochaine prise, les sujets vont de tensions inhérentes au manque en contemplations inquiètes, le tout au son du jazz que jouent quatre des leurs: McLean et Redd, donc, mais aussi le contrebassiste Michael Mattos et le batteur Larry Ritchie. Les paroles, parfois, se mêlent à la musique ; d'autres fois, le film concentre toutes ses attentions à la répétition des musiciens. Interprétant des thèmes que Redd avait écrit spécialement pour la pièce – et enregistré dès 1960 pour le compte de Blue Note –, le quartette sert un bop confronté aux dissonances de l'alto et déploye pour l'occasion un sens amusé de la comédie : impassible, la section rythmique dépose les cadres, quand l'agacement du pianiste contraste avec l'espièglerie de McLean. Alors, sous l'oeil des caméras, le groupe transforme l'attente en moment musical inespéré, et place The Connection entre Shadows et Straight No Chaser dans la liste des films incontournables consacrés au jazz.
Jackie McLean, Freddie Redd - The Connection - 2007 - Efor Films. Distribution Night & Day.