Giovanni Di Domenico, Oriol Roca : Sounds Good (Spocus, 2012)
Au piano, Giovanni Di Domenico disperse les notes au gré des courants. Prêche une angoisse latente. Laisse s’épanouir l’espace. Etale la phrase. Aime à filtrer les mêmes sentiers. Frôle le sirop ECM. Emprunte la résonance à Monsieur Paul B. Déambule et, encore, étale. Consulte le drame. Censure sa main gauche. Racle le plus profond des fréquences graves. Retrouve l’angoisse originelle.
A la batterie, Oriol Roca martèle amoureusement ses fûts. Laisse la vibration se fendre jusqu’à terme. Emprunte la résonance à Monsieur Paul M. Convoque un tempo métronomique sur cymbale usée. Abuse le bol tibétain. Ce que font pianiste et batteur n’est pas nouveau, n’est pas révolutionnaire. Mais sensible : assurément.
Giovanni Di Domenico, Oriol Roca : Sounds Good
Spocus Records
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/Soundabout 02/Hermafrobeat 03/Avoid a Void 04/H.I.M.R. 05/Don’t Doubt Here Doubt There 06/Neve Marina 07/Music Not Going Anywhere 08/Song for Masha 09/Psycho Tropics
Luc Bouquet © Le son du grisli
Manuel Mota, Giovanni Di Domenico, Tatsuhisa Yamamoto : November 16, 2014 (SoundShots, 2015)
Au Fender Rhodes, Giovanni Di Domenico s’acharne à démembrer la membrane de nos haut-parleurs. Ajoutant du grave au grave, il fait très fort dans l’oscillation assassine. A la guitare, Manuel Mota égrène de laconiques phrasés avant d’exhorter quelque assoiffé ferraillage. A la batterie, Tatsuhisa Yamamoto observe, scrute puis foudroie peaux et métaux.
A eux trois, ils revendiquent la psyché des seventies (le Miles électrique, Soft Machine, Pink Floyd) et abordent trois montées tentaculaires. Au-delà de la secousse sismique fortement ressentie – et de la fragilité de sa dislocation –, ils œuvrent dans l’attente, questionnent la gravité, accueillent la marge. Bref, vibrent de leur sensibilité brisée.
Manuel Mota, Giovanni Di Domenico, Tatsuhisa Yamaoto : November 16, 2014
SoundShots
Enregistrement : 16 novembre 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ November 16, 2014
Luc Bouquet © Le son du grisli
Giovanni Di Domenico, Jim O’Rourke, Tatsuhisa Yamamoto : Delivery Health (Silent Water, 2015)
L’intention avec laquelle Giovanni Di Domenico fait tourner un motif pourrait rappeler certaines pièces de Morton Feldman : mais les premières secondes de Delivery Health, que le pianiste a enregistré en 2013 avec Jim O’Rourke et Tatsuhisa Yamamoto, sont trompeuses.
Car voici bientôt décalé le motif en question sous l’effet des cordes électriques : O’Rourke fait bien de choisir d’opposer aux aigus du piano des graves capables de polir leur brillance. Plus loin ce sont des merles sur un piano clair et puis, plus intéressant, en seconde face, de longues notes de guitare qui quadrillent l’espace ( ce Superfield annoncé).
Le trio y progresse comme sur un fil – des créatures l’environnent, qui chantent – et finit par aboutir : à ce morceau d’atmosphère qui rappelle de vieilles rengaines krautrock au détour desquelles il ne serait pas surprenant de croiser un Merzbow perdu. L’exercice est donc dense, et cet art de faire de la musique au gré de ses (diverses) envies, au final, plutôt louable.
Giovanni Di Domenico, Jim O’Rourke, Tatsuhisa Yamamoto : Delivery Health
Silent Water
Enregistrement : 2013. Edition : 2015.
LP : A1/ Transgression Is Only Fleeting A2/ Passe Muraille – B1/ Superfield
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Giovanni Di Domenico
Pour l’avoir entendu auprès d’Akira Sakata (Iruman), on suit – certes peut-être pas aussi rapidement que la publication de ses disques devrait nous l’imposer – le parcours de Giovanni Di Domenico. Au piano, à l’orgue ou à l'électronique, il s’est ainsi récemment fait entendre auprès de Peter Jacquemyn et Chris Corsano (A Little Off the Top), de Jim O’Rourke et Tatsuhisa Yamamoto (Delivery Health, chronique à suivre) ou encore à la tête de Going (II). Assez, donc, pour qu’on le passe à la question.
... Mes premiers souvenirs de musique sont les mélodies et les rythmes que j'écoutais dans les rues de Yaoundé, au Cameroun, et ceux que chantait Marie-Thérèse, notre employée de maison africaine. J’ai vécu en Afrique les onze premières années de ma vie, d’abord en Libye, puis de 5 à 8 ans au Cameroun, et enfin en Algérie.
Est-ce indiscret de te demander pour quelle raison tu as, enfant, vécu en Afrique ? Ce n’est pas indiscret, non : mon père y travaillait, comme ingénieur civil dans une boîte de construction italienne ; il a décidé d’emmener sa famille avec lui.
A quel instrument as-tu commencé à faire de la musique et quelles sont tes premières expériences de musicien ? Ça a été la guitare, ensuite le piano puis, vers 14 ans, j’ai commencé à jouer de la basse, de la batterie, de la guitare électrique et des claviers dans différents groupes de la scène « underground » de Rome, notamment dans le réseau anarchiste / punk / hardcore / vegan, etc. Autour de 20 ans, je me suis impliqué avec toute mon énergie dans la composition classique (j’ai passé un an au Conservatoire de Santa Cecilia, à Rome, mais j'ai rapidement compris que ce n’était pas pour moi…) et le piano jazz en autodidacte. En 2001, à l’âge de 24 ans, j’ai suis parti en Hollande pour étudier plus sérieusement le piano, et cinq ans plus tard je suis arrivé à Bruxelles. On peut trouver toute ma biographie à cette adresse.
Quelles étaient tes influences musicales à tes débuts et quelles sont celles qui ont façonné la musique que tu défends aujourd’hui ? Mis à part l'Afrique et ses sons, qui sont impressionnants et qui résonnent en moi à un degré que je ne pourrais même pas estimer, c’est le jazz qui m’a fait tomber amoureux de la musique : Miles, Bill Evans, Coltrane, puis les disques des années 1970 de Stevie Wonder (Innervisions, Music Of My Mind, Talking Book). Quand j'étais adolescent, au lieu de traîner avec mes copains, si ce n’est pour jouer dans de petites caves malodorantes, je me promenais dans les rues de Rome (qui n’était pas encore envahie par le tourisme de masse) avec mon walkman Sony sur les oreilles et beaucoup de cassettes de Stevie, du Miles électrique et des premiers disques du chanteur Italien Pino Daniele… Il y avait aussi Stravinsky, le Schoenberg atonal (pas dodécaphonique), Ravel et Ornette…. Puis, j'ai découvert Paul Bley, Cecil Taylor, les seventies (le premier Jan Garbarek et quasiment les 20 ou 30 premiers titres sortis sur ECM), Jon Hassell et son Fourth World, puis le minimalisme (de Tony Conrad) et l'électronique (celle des raves illégales, et ensuite le GRM et tout ce que suit). En parallèle, j’écoutais aussi des choses plus entraînantes quand la qualité y était, comme Led Zep, le rock progressif (le premier Franco Battiato !), la pop de qualité (celle de Jim O'Rourke en est le meilleur exemple). Je dirais que, au niveau du son, ce sont les années 1970 qui me procurent le plus de plaisir, même si mes influences sont assez grandes, du jazz en passant par (presque) toute la musique « noire » jusqu'à la musique contemporaine, et ce que les premiers enregistreurs multipistes ont amené (encore et toujours les seventies !)
C’est ce qui explique sans doute la variété des musiques que tu produis. Tu revendiques par exemple l’influence du son ECM et, dans le même temps, peux t’acoquiner avec Akira Sakata ou Jim O’Rourke… Voilà, on en revient à la largeur du spectre… Je crois que je dois toujours aller voir au-delà de l’endroit où je me trouve tout en gardant des points d’ancrage auxquels je suis émotionnellement attaché. Si je devais dresser la liste de mes disques à emporter sur une île déserte, j’aurais beaucoup de mal : à part quelques références qui ne bougent pas, ça change très vite… Jim et Sakata, par exemple, je les ai découverts assez tard (Jim il y a une dizaine d'années et bien moins pour Sakata, que j’ai en fait découvert directement en jouant avec lui) et ils ont eu tous les deux une énorme influence sur mon développement de musicien. Jim m’a ouvert une grande porte vers la subtilité et l'importance de la « forme », il m’a révélé l'importance de la MUSIQUE et la passion qu’il faut lui consacrer, je me sens très proche de lui là-dessus. Akira Sakata a la même importance mais d’un point de vue plus « spirituel », il a l’âge de mon père et il est en quelque sorte mon « père musical »… Il joue de la même façon depuis plus de quarante ans mais son attitude est tellement pure et libre de tous désirs qui n’ont rien à voir avec la musique qu’il est très inspirant d’être et de jouer avec lui. Une fois, il m’a raconté avoir voulu faire de la musique (ce type de musique « libre ») afin de devenir un meilleur être-humain, ça dit bien toute la profondeur de cet homme. L’un et l’autre sont en plus devenu de vrais amis, et ça a une importance énorme pour moi.
Ta collaboration avec O’Rourke semble en effet assez solide… Comment l’as-tu rencontré ? (même question pour Akira Sakata…) L'histoire de mes rencontres avec eux est liée à un événement fondamental de ma vie : la découverte du Japon et de sa culture. Depuis 2008, je me rends chaque année au Japon, et j’ai établi une magnifique relation avec ce pays. Je pourrais dire que si mon enfance est en Afrique, ma maturité s’est faite au Japon (dans un peu toute l’Asie d’ailleurs). Comme je l’ai dit, ma rencontre avec ces deux musiciens a été provoquée par le fait de jouer avec eux, et puis nous avons passé du temps ensemble (des repas incroyables arrosés d’un saké divin…). Avec Jim, je pourrais passer des heures à simplement écouter de la musique, et j’ai de la chance qu’il ait compris mes vraies motivations de musicien, l’idée que sans musique la vie serait impossible. Même si l’on vit très loin l’un de l’autre, j’ai sans cesse en tête des choses que je voudrais faire avec lui, certainement trop de choses, en fait ! Mais c'est une collaboration que va durer, j'en suis sûr!
Comme O’Rourke, tu t’es donc essayé à plusieurs choses, musicalement parlant. Ton jeu au piano – souvent fougueux, proche de Cecil Taylor mais aussi très classique parfois (et très ECM dans le son) – est en outre assez différent de ton jeu aux claviers électroniques – que je préfère, pour être honnête, dans des groupes comme Going ou Kalimi dont j’aimerais aussi que tu nous parles… Fais-tu une différence lorsque tu passes d’un instrument à un autre ? Non, je ne fais pas de différence entre piano, rhodes, composition ou quoi que ce soit, au moins pour ce qui est de l’importance que je donne à ces aspects de ma vie musicale. Par contre, le rhodes est entré dans ma vie un peu en force : pour un pianiste, trouver un instrument que l’on peut emporter partout est très important si son besoin de jouer est vital ; j’aurais bien sûr pu choisir un clavier plus petit (et moins lourd, ça oui…) mais comme je l’ai déjà dit je suis amoureux du son des années 1970 et le rhodes en est un des éléments essentiels… c'est un véritable instrument électroacoustique (la mécanique d'un piano avec l'amplification d'une guitare électrique) et j'ADORE le grain et les harmoniques qu'il génère, surtout lorsqu’on le combine avec des boîtes à effets. Depuis dix ans que je l’utilise de façon régulière, j’ai collecté beaucoup d’effets différents et j’aime tester ce que tel effet particulier peut apporter aux teintes du rhodes. Chaque son amène une interprétation différente des milliers d’idées musicales que j’ai en permanence. C’est ce qui pourrait amener quand même une différence : quand je joue du rhodes (ou de l’électronique pure, ou de l’orgue, ou quoi que ce soit…), je dois m’imposer un projet compositionnel ou une raison d’être qui va voir au-delà de l’instrument même. Par exemple, dans ma vie, j’ai beaucoup pratiqué le piano, travaillé la technique pianistique, et cela fait cinq ans que je ne le fais plus : je pratique autre chose, et jouer du rhodes ou de l'electronique m’aide en ce sens. J’ai maintenant cette idée de faire sonner les instruments pas pour eux-mêmes mais pour moi… En ce qui concerne Going et Kalimi (deux projets dont je suis très fier), les deux groupes sont nés d'exigences précises. Going est né pour donner une dimension orchestrale au groove, à la (aux) pulsation(s) des deux batteurs : en fait, c'est un groupe fait pour « faire sonner » les batteries (et les batteurs bien évidemment, hé hé) : j'ai toujours eu une relation très particulière avec les batteurs, peut-être parce que la batterie est un de mes premiers instruments, que j’en ai beaucoup joué dans mon adolescence… je suis toujours très attaché aux batteurs (Jóao Lobo et Mathieu Calleja, les batteurs de Going, mais aussi Oriol Roca et Marek Partrman, Tatsuhisa Yamamoto, Chris Corsano…) et je veux en conséquence bien les faire sonner, c’est un vrai plaisir pour moi de les écouter ! Le concept de Kalimi est plus profond, et il y a composition derrière, que Mathieu et moi travaillons depuis longtemps, que l’on joue à chaque fois que l’on répète et que l’on donne un concert : c’est une idée du son (qui vient de moi) liée au drone, aux graines du son, et une autre (plus de Mathieu) de construction qui nous jette directement dans le bain. On sait exactement ce que nous avons à faire mais nous pouvons le faire de manières très différents à partir du moment où l’on garde cette idée de « construction » en tête, comme une partition.
Tu publies la plupart de tes enregistrements sur ton propre label, Silent Water. Qu’est-ce que cela a changé dans ta pratique musicale ? J'ai toujours acheté des vinyles. Même dans les années 1990, quand on disait le vinyle mort, je me rendais à Porta Portese (un marché aux puces dans lequel on trouvait plein de choses intéressantes à l’époque) et achetais de tout ; j’ai jamais arrêté d’en acheter : je savais qu’un jour je monterais un label. Et puis, en 2012, il a fallu sortir le premier LP de Going et ça ne s’est pas bien passé avec le label qui devait le sortir, je me suis donc dit que c’était le bon moment. J’ai toujours apprécié les musiciens qui sortent leurs propres disques s’ils le font avec tact et avec goût (Derek Bailey et Paul Bley ont été les précurseurs, et puis il y en a eu plein d’autres). T’occuper de ton label peut être un énorme boulot (je suis seul à m’en occuper, alors le garder low-profile, ce n’est pas seulement voulu mais nécessaire) mais c’est très gratifiant quand, par exemple, des gens comme toi lui montrent de l’intérêt ainsi qu’aux musiciens qu’il édite. Je suis aussi un peu control-freak, d’autant qu’il s’agit de ma musique : enregistrer, mixer, m’occuper de l’artwork et sortir mes disques nourrit mon narcissisme ! J’aime aussi beaucoup faire partie de cet « houmous » culturel de petits labels qui font leur truc de leur côté ; je trouve important d’aller contre le « statu quo » socio-politico-culturel que l’on nous impose et de défendre, en musique, notre vision des choses.
Giovanni Di Domenico, propos recueillis en janvier et février 2016.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Going : II (Silent Water, 2015)
Difficilement déchiffrable, la pochette du second disque de Going signifie peut-être II dans le langage de celui qui emmène le projet, Giovanni Di Domenico (ici au Fender Rhodes). Avec lui, une jeune femme aux claviers (Pak Yan Lau) et puis deux batteurs (João Lobo et Mathieu Calleja).
D’allure plutôt lente, l’improvisation joue de simples répétitions puis de séquences qui se fondent lorsqu’arrive le moment d’une diversion instrumentale (ici une fioriture à l’orgue, là une accélération d'une des batteries…). Un new age à la Tangerine Dream – sur le premier disque de Going, l’influence du krautrock était plus marquée – que vient chahuter l’écho du premier post-rock : c’est en somme la première face du disque.
Sur la seconde, plus enlevée, le groupe se fait plus bavard, tourne un temps en rond sur un prétexte modal, puis lâche un peu de lest pour revenir à un minimalisme répétitif plus convaincant : à force de nouvelles répétitions, Going perce la matière et s’y engouffre : c’est alors là qu’il faut l’entendre.
Going : II (Machinery)
Silent Water
Enregistrement : 2013. Edition : 2015.
LP : A/ Red Machinery – B/ Blue Machinery
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Giovanni Di Domenico, Peter Jacquemyn, Chris Corsano : A Little Off the Top (NoBusiness, 2015)
C’est à domicile que le pianiste Giovanni Di Domenico a enregistré ce trio avec Peter Jacquemyn (contrebassiste entendu notamment auprès de Fred Van Hove, Kris Wanders ou Lê Quan Ninh) et Chris Corsano. Une façon comme une autre de faire état de sa pratique instrumentale autrement qu’en accompagnateur, par exemple, d’Akira Sakata (Iruman, récemment).
La prise de son le met d’ailleurs en valeur – en première face, il faut même tendre l’oreille pour approcher un peu contrebasse et batterie, d’autant que la progression taylorienne du piano laisse assez peu d’espace à l’une et à l’autre. Mais l’impressionnant duo Jacquemyn / Corsano qui ouvre Tiburòn offre une double possibilité : aux deux musiciens de se faire entendre et au trio d’engager un autre genre d’improvisation. C’est alors une pluie d’aigus qu’essuient contrebasse et batterie quand le pianiste négocie à la dernière seconde tous les reliefs nés des frictions. Alors le trio en impose.
Giovanni Di Domenico, Peter Jacquemyn, Chris Corsano
Golondrina
Giovanni Di Domenico, Peter Jacquemyn, Chris Corsano : A Little Off the Top (NoBusiness / Improjazz)
Enregistrement : 31 octobre 2013. Edition : 2015.
LP : A1/ Golondrina – B1/ Tiburòn B2/ Slick Back
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Akira Sakata, Giovanni Di Domenico : Iruman (Mbari, 2013)
Il y a deux sortes de fluidité ici. Celle du benjamin, Giovanni Di Domenico, est conditionnée par des ambiances crépusculaires. Le pianiste égrène le velours mais évite tout lyrisme facile. Il est celui qui fredonne la mélodie, ne se détache que très rarement du cadre. C’est un homme de soutien et de confiance. A l’opposé, celle de l’aîné, le bouillonnant Akira Sakata, multiplie les entailles. Giuffrien et bourdonnant à la clarinette, le japonais agrippe des souffles batailleurs. Son alto est épais, harcelant, frondeur. Il fissure parfois la flexibilité de son partenaire.
Mais, toujours, se trouvent et ne se lâchent plus. Nus et frémissants, benjamin et aîné forment un couple parfait. Ne se perdent jamais dans la facilité. Et par deux fois rejoignent le poignant quand la voix gémissante et ancestrale de Sakata auréole de son âme déchirée un disque ne manquant ni de charme(s) ni d’atout(s).
Akira Sakata, Giovanni Di Domenico : Iruman (Mbari Musica)
Enregistrement : 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ A Piece of Silence 02/ Yellow Sand Blowing from China 03/ Lotus Blossom in a Old Pond 04/ Voice from a Temple in the Deep Mountain 05/ Bud I 06/ Water Coming Into Rice in the Spirit 07/ The Peaceful Atmosphere of a Wood Sukiya-Style Temple 08/ The Bee and the Sunshine 09/ Papiruma 10/ Bud II
Luc Bouquet © Le son du grisli
Akira Sakata : First Thirst / Horyu-Ji / Jikan / New Japanese Noise (Not two, El Negocito, PNL, 2018-2019)
L'iconoclaste Akira Sakata est de la quarantaine d'interviewés de Micro Japon, livre de Michel Henritzi à paraître samedi aux éditions Lenka lente...
Si l’on ne présente plus Akira Sakata, il faudra rappeler que Nicolas Field, son partenaire du jour – certes, le duo a été enregistré à Genève en 2008 –, fait partie de ce Buttercup Metal Polish qui intéressa il y a quelques années (aussi) auprès de Jacques Demierre. Avec le Japonais, le batteur doit faire avec d’autres notes qui tombent en cascade : lui semble aller d’abord à contre-courant, avant de régler son pas sur celui de Sakata. Avec une énergie débordante – celle qu’on lui connaît, dont il a fait sa marque –, le souffleur invente en fantaisiste éclairé : son free jazz profite des coups de Field, tandis qu’il pâtissait plus récemment des brillances du pianiste Simon Nabatov sur Not Seeing Is A Flower, disque Leo publié l’année dernière.
Avec un autre pianiste de ses habitués, Giovanni Di Domenico, Sakata enregistrait aussi récemment cet Hōryū-Ji : deux improvisations remontées mais inégales nous permettent surtout de faire connaissance avec la tranchante conception que se font Christos Yermenoglou de la batterie et (plus encore) Giotis Damianidis de la guitare électrique. Malgré l’invention toujours d’équerre de Sakata, la compagnie a donc son importance. C’est ce que démontre son association avec un autre batteur, Paal Nilssen-Love, au son, d’abord, du quatrième disque d’Arashi – trio qu’ils forment depuis 2013 avec le contrebassiste Johan Berthling. Des tintements de clochettes ouvrent ce concert enregistré le 11 septembre 2017 au Pit Inn de Tokyo. C’est ensuite un archet grave et Sakata qui, à la voix, donne dans un théâtre d’ombres : si la signification des paroles nous échappe, l’essentiel est encore dans le mystère et l’énergie déployée. Comme le langage de Sakata n’est pas vernaculaire, le voici s’adaptant aux gestes de ses partenaires : c’est un folklore imaginaire qui glisse alors entre deux saillies expiatoires. Sur le morceau-titre, les musiciens vont par exemple au rythme lent des caravanes, serpentent avant d’embraser le désert même. La compagnie est « harassante » mais elle ne manque pas de panache et, si ce n’est quand Sakata se fait impressionniste – c’est le cas, souvent, quand il abandonne l’alto pour la clarinette –, elle brille aux éclats.
L’entente est telle que Nilssen-Love ne pouvait, au moment de fomenter ce New Japanese Noise dont c’est ici le premier disque, imaginer ne pas y retrouver Sakata. La formation est plus iconoclaste, les deux hommes évoluant en concert à Roskilde le 4 juillet 2018 aux côtés de Kiko Dinucci (guitare électrique), Kohei Gomi et Toshiji Hijokaidan Mikawa (électronique). Nilssen-Love n’attend pas et bat fort, c’est sans doute qu’il faut être à la hauteur de l’enjeu – on sait la concurrence du « bruit » nippon. L’électronique, elle, est tremblante et la guitare pressée : quand l’alto se retire, l’allure ralentit. Les musiciens s’essayent alors à d’autres nuisances : redite d’un court motif arpégé, marche qu’emmènent la clarinette et l’électronique, râles sur ponctuation fiévreuse, progression d’accords soudain sacrifié à un free incandescent. En cinq temps, l’épreuve tonne et même surprend – attendait-on de Nilssen-Love qu’il offre autant d’espace à ses partenaires de bruit ?
Kalimi : Otona No Kagaku (Silent Water, 2014)
C’est pour le moment la seule référence de Kalimi, duo que forment Giovanni Di Domenico (électronique et claviers) et Mathieu Calleja (batterie) – la paire est déjà associée dans le quartette Going –, mais elle promet.
De voir se développer, notamment, une association qui fait de l’acharnement instrumental le premier élément de ses franches conversations. Au Rhodes, Di Domenico sature souvent quand son électronique multiplie les sorties de piste ou façonne de longs signaux. Quant à Calleja, qu’il agace son partenaire ou marque mollement le temps, il bout sans discontinuer et entretient la flamme qui fait de cette improvisation ex abrupto un bien joli baptême.
Kalimi : Otona No Kagaku
Silent Water
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
LP : A1/ Forever High A2/ 7 .1 A3/ Selfie My Ass A4/ B’hier – B1/ Mad at The Machine B2/ Otona No Kagaku B3/ 9.2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli