Duck Baker : Outside (Emanem, 2016)
En regardant la couverture de ce CD de Richard ‘’Duck’’ Baker (que je découvre : sourire sous moustache & guitare folk sur pull de laine) j’ai vu en lui un guitariste folk qui aurait pu au moins chanter un peu. Mais le CD sort sur Emanem alors je commence à douter alors (encore) que j'entame la lecture de la présentation écrite par Duck Baker himself.
Le gratteux raconte son histoire, une histoire qui commence avec sa rencontre avec Eugene Chadbourne à Toronto en 1975. Chadbourne enregistrera d’ailleurs avec Baker en duo (un morceau que l’on trouve sur le LP Guitar Trios 3 et les deux que l’on trouve sur les deux dernières pistes de ce CD) avant de le laisser faire son affaire tout seul, dans un genre free fingerstyle tellement free qu’on ne peut qu’applaudir à la diversité des expériences.
Glissant sur le manche, tirant-tirant la corde ou tapant la caisse de sa guitare (Klee), suintant le blues (No Family Planning), improvisant à coup de picking triomphant et d’arpèges usés jusqu’à la pompe ou reprenant gaiement le Peace d’Ornette Coleman si ce n’est beaucoup moins gaiement You Are My Sunshine (ou, ou, ou…), Baker n’arrête pas. Il n’en fait qu’à sa tête et se permet même de ces fantaisies qui donnent envie d’aller l’écouter tous ses vieux disques. Et il y a de quoi faire…
Duck Baker : Outside
Emanem / Orkhêstra International.
Enregistrement : 1977, 1982, 1983. Edition : 2016.
CD : 01/ Breakdown Lane 02/ Klee 03/ Like Flies 04/ No Family Planning 05/ Peace 06/ Torino Improvvisazione 07/ London Improvisation 08/ Southern Cross 09/ Holding Pattern 10/ You Are My Sunshine 11/ Klee 12/ Like Flies 13/ No Family Planning 14/ Peace 15/ Shovelling Snow 16/ White With Foam 17/ Mary Mahoney 18/ Things Sure Must Be Hoppin’ Tonight On Castro Street
Pierre Cécile © Le son du grisli
Balloon & Needle Compilation : Music Made with Balloon and/or Needle (Balloon and Needle, 2014)
A l’intérieur de l’objet de carton, on trouve un ballon (rouge) et une aiguille (sous plastique) : le message est clair, on en fera ce qu’on voudra. Clair aussi, celui des deux disques qu’il renferme sous le titre Music Made with Balloon and/or Needle – souffle, menace, explosion…. parfois, le site du label Balloon & Needle délivre une note d’intention.
Certes, les dix-huit titres de cette compilation ne resteront pas tous dans les mémoires – c’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques de la compilation – mais c’est presque un disque entier qui intéressera. Au son des discours chantés d’Eugene Chadbourne, des bizzareries qu’Attila Faravelli et Enrico Malatesta réservent aux objets proposés, des cris d’animaux terribles de Dave Phillips, de l’obsession digitale et frénétique de Judy Dunaway, des craquements de navigation de Ricardo Arias, des respirations industrieuses de Frans de Waard, des tremblements mécaniques d’Horio Kanta ou encore de l’impertinence d’Hong Chulki ou la conclusion de l’expérience d’EVOL… L’ailleurs se jouant entre noise et discrétion. Preuve qu’on peut faire – parfois plus qu’avec un saxophone ou une guitare – avec un ballon et une aiguille…
Music Made with Balloon and/or Needle
Balloon and Needle
Edition : 2014.
CD1 : 01/ Davide Tidoni : A Balloon for My Spine 02/ Judy Dunaway : Fracture 03/ Una Lee : 98 Needle Points 04/ EVOL : Three Hundred Grams of Latex and Steel in One Day (Outtake) 05/ Attila Faravelli / Enrico Malatesta : Senza Titolo (Parte 4 : Omaggio a Mr. Dark) 06/ Gen 26 (Matjaz Galicic) : KLK26 07/ Choi Sehee : Point, Line, Plane 08/ Benedict Drew : Balloon & Cymbal 2009 09/ Eugene Chadbourne : Election Day – CD2 : 01/ Jim Sangtae : Fifty Seven 02/ Ricardo Arias : Crackle (Low) 03/ Dave Phillips : Colony Collapse Disorder 04/ Horio Kanta : Mike Player 1 05/ Hong Chulki : No Balloon But a Needle 06/ Luciano Maggiore : Intorno #1 07/ Umeda Tetsiya : Use Paper As a Needle Put Microphone in a Balloon 08/ Frans de Waard : Ballon Mix 09/ Lee Miyeon : Needle and My Town
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Guy Darol : Outsiders (Le Castor Astral, 2014)
La clef de ce recueil de portraits est à trouver dans l’évocation que fait Guy Darol, son auteur, de The Shaggs, trio de musiciennes imprécises motivées par la volonté d’un père. Ainsi, pages 371 à 374, remarque-t-on une vive prose delteillienne, une recommandation de Frank Zappa – dont Darol est spécialiste et qui plaçait The Shaggs au-dessus des Beatles – et une référence au critique Irwin Chusid, qui tenait le trio pour les « Godmothers of Outsider Music ».
Outsider Music comme il existe un Oustider Art (Darol fait d'ailleurs souvent référence à Adolf Wölfli, au Facteur Cheval, à Gaston Chaissac…) – Graeme Revell n’avait-il pas baptisé son label Musique brute ?… – soit : une musique de la marge – … et Sub Rosa, plus récemment, initié une série Music in the Margin ? – et du déséquilibre, concept-ou-presque qui s’applique en effet aux Shaggs, mais non pas à tous les musiciens loués ici.
C’est qu’il y a d’autres portes derrières lesquelles différents « outsiders » se bousculent : loosers magnifiques ou winners oubliés – après tout, les premiers seront les derniers, dit Jesus II –, estafettes aux messages nébuleux ou morosophes reclus, mauvais coucheurs de songwritters ou (artificiellement ou non) haut perchés incapables de compromis, loufoques aux goûts peu assurés ou beaux renonçants enfin, bref : fous musicaux, suicidés parfois, qu’André Blavier aurait pu recenser.
A la place de Blavier, c’est Darol qui phrase et ranime énergumènes sur le fil (Syd Barrett, Tim Buckley, Kenneth Higney, Jandek, Bill Fay, Kevin Ayers, Daevid Allen...) et autres inventifs pathologiques (The Godz, Richard Pinhas, Moondog, Joe Meek, Eugene Chadbourne, GG Allin...). Et si les 80 trompe-la-mort en question sont à recommander à des degrés divers, la prose de Darol leur assure une postérité toujours justifiée au son de genres (folk, rock, fluxus, free music, punk, no wave, performance, actionnisme…) aussi différents qu'eux.
Guy Darol : Outsiders. 80 francs-tireurs du rock et de ses environs (Le Castor Astral)
Edition : 2014.
Livre : Outsiders. 80 francs-tireurs du rock et de ses environs
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Eugene Chadbourne : The Lost Eddie Chatterbox Session / The Guitar Trio in Calgary 1977
La photo de couverture est belle, qui montre Duck Baker (dont Emanem avait mis en lumière voici trois ans au son d’Outside), Randy Hutton et Eugene Chadbourne en action. Sur cette référence Emanem, on entendra les trois guitaristes en 1977 en concert au Parachute Center for Cultural Affairs de Calgary puis en studio – c’est la huitième et dernière piste du CD, qui fut jadis la première du vinyle sorti par... Parachute sous le titre Eugene Chadbourne: Volume Three: Guitar Trios.
Le concert, lui, est inédit. Mieux, d’un intérêt indéniable. Le son (lointain) de ces trois guitares acoustiques ajoute peut-être aux charmes du document : reste que ces compositions partagées ravissent aujourd’hui, plus de quarante ans après leur enregistrement. KJ is a DS, par exemple, sur lequel les musiciens se repassent un motif de guitare, sinon le mettent à mal en tirant fort sur leurs cordes. So Long, Mom, aussi, dont la marche lente contraste avec le pseudo standard de jazz réduit à sa substantifique moëlle de Two Peafowl… (concert version).
Quelques mois avant l’enregistrement de The Lost Eddie Chatterbox Session, Chadbourne réinvente aussi le blues et le jazz en belle compagnie : ainsi Mary Mahoney voit-il ses interprètes passer d’unissons tordues en fantaisies bon enfant quand Cards et Ornette Mashup célèbrent les influences que sont, pour les trois guitaristes, et Roscoe Mitchell et Ornette Coleman. A chaque fois, quand l’un lit la partition ou récite l’air entendu, l’autre improvise quitte à faire dérailler le premier, quand ce n’est pas agacer le troisième. C’est ici un disque aussi créatif que récréatif : jubilatoire, donc, à double titre.
Ici, un document qui dépasse d’une tête – c’est-à-dire aussi d’une largeur – combien de nouveautés déjà obsolètes. Un disque d’une trentaine de plages enregistrées fin 1977 par Eugene Chadbourne à San Francisco et publiées une première fois sur cassette une dizaine d’années plus tard. Un disque qui, pour résumer, prouve – à qui ne le savait déjà – que Chadbourne n’est pas le fou que l’on croyait.
Non parce qu’il sait « son » jazz – ses thèmes de bop, pour l’essentiel : une douzaine de relectures de Monk et trois de Parker contre une de Coltrane et une autre d’Ornette – que parce qu’il se montre capable d’inventer par-dessus. Le tout enregistré (avec les moyens du bord) en un jour, comme d’autres font des tartes. Ainsi, l’instrument est toujours le même. Oui, mais lequel ? Une guitare à quatre cordes ? Un luth d’extraction récente ? Une vahila de contrefaçon ?... Indécision, puisque la sonorité est (là encore) lointaine au point de rappeler les premières heures du blues.
Nous miserons sur l’instrument guitare – derrière lequel, presque toujours, traîne une voix de batteur. Le jeu est intéressé, qui tient de l’exercice : impliqué donc forcément tendu, tendu donc parfois fauteur de trouble. Or, c’est justement sur le trouble – qu’il a dû ressentir au moment d’interpréter ces standards ou d’oser rendre ses propres chansons sans paroles – que Chadbourne bâtit son œuvre. En improvisateur libertaire, le voici fleurissant de glissandi Scrapple From the Apple, de notes précipitées Brilliant Corners ou approximatives 52nd Street Theme, de sorties sans issue Central Park West, de gestes free l’introduction de Smoke Gets In Your Eyes…
Quant aux folies récréatives que signe Eugene Chadbourne, elles sont de taille à prendre place entre deux standards sans qu’on y trouve à redire, soit : ne déparaient pas dans un paysage qu’il faut remonter en trente stations et qui, enfin, vous « scotche » (modernité oblige, chacun sa croix). A l’occasion d’une interview, en 2008, j’avouais au musicien en question que le disque que je passais le plus souvent des siens était Old Time Banjo. Réponse, sarcastique : « Ça doit être parce que je n’y joue pas de guitare. » Depuis The Lost Eddie Chatterbox Session, mon avis a changé. Est-ce pour la guitare ? Pour le luth ? La vahila ?... Ou pour (mieux vaut tard que jamais) lui donner raison.
Eugene Chadbourne, Duck Baker, Randy Hutton : The Guitar Trio In Calgary 1977
Emanem / Orkhêstra International
Edition : 2019.
Eugene Chadbourne : The Lost Eddie Chatterbox Session
Corbett vs Dempsey / Orkhêstra International
Edition : 2017
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Fri-Son 1983-2013 (JRP Ӏ Ringier, 2013)
Par ordre alphabétique, d’abord, les noms (plus de quatre mille) des musiciens ou groupes passés entre 1983 et 2013 par Fri-Son, club autogéré de Fribourg. Le champ d’écoute est large, qui put recevoir aussi bien Sonic Youth, Alan Vega, And Also the Trees, Beastie Boys, Barn Owl, Eugene Chadbourne, The Ex, David Grubbs, Curlew, Einstürzende Neubaten, que Phill Niblock ou Irène Schweizer. Si convaincants soient-ils, ces gages donnés n’ont pas interdit l’endroit à des musiciens moins (bien moins, parfois) inspirés qu’eux – c’est, justement, que le champ d’écoute est large…
De celui-ci, un livre se fait aujourd’hui l’écho, qui raconte au gré de photos et de témoignages comment Fri-Son a été fabriqué : sur l’instant et parfois dans l’impromptu, en toute liberté capable de faire avec tel soutien institutionnel, surtout, en brassant toutes énergies plutôt qu’en les canalisant. A l’archive (noms et affiches), les auteurs ajoutent l’anecdote : et voici la rétrospective – habilement mise en forme par les éditions JRP Ӏ Ringier – d’une lecture agréable.
Matthieu Chavaz, Julia Crottet, Diego Latelin, Daniel Prélaz, Catherine Rouvenaz : Fri-Son 1983-2013 (JRP Ӏ Ringier / Les Presses du Réel)
Edition : 2013.
Livre : Fri-Son 1983-2013
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Eugene Chadbourne, Dinosaur on The Way (House of Chadula, 1985)
Que ce soit dit : il y a actuellement une sorte de Sun Ra en liberté qui s'appelle Eugene Chadbourne, et dont l'oeuvre labyrinthique dépasse les limites du raisonnable, de l'humain, et du bon goût. Dinosaur on The Way, comme tous les autres « On The Way » (Pee Wee on The Way, Muppet on The Way...), appartient à la sous-catégorie des « Tape Madness », autrement dit des disques lo-fi du Docteur, qui constituent la partie la plus sale, destroy, cinglée de son œuvre pourtant déjà magnifiquement secouée.
Dès les premières notes, on sait que ça va être sauvage, mais d'une sauvagerie sans doute encore peu égalée par Chadbourne lui-même. Ce qui rend Dinosaur on The Way aussi velu, aussi définitif, aussi apocalyptique, c'est le taux de distorsion, le degré d'incandescence du son, porté à blanc par la flamme alchimique de l'analogique. Le docteur s'excuse sur la pochette pour le magnéto cassettes qui tombe en panne. Et ça s'entend, dans la juxtaposition anarchique des plages, dans ces chansons enfantines passées au hachoir lysergique d'une guitare monstrueuse, dans ce How Can You Kill Me, I'm Already Dead d'anthologie, qui dévaste tout et ne laisse à aucune herbe le loisir de repousser. Chadbourne s'autorise une cavalcade sonique meurtrière, et le son est si cru qu'il nous rappelle qu'avant d'être des citoyens, nous sommes d'abord des carnivores assoiffés de carnage. L'esprit du rock garage est là, le spectre de Jimi Hendrix n'est pas loin et c'est bien dans l'acide que les mains machiavéliques du docteur ont trempé les guitares. Chadbourne abuse également magnifiquement de la reverb analogique, et s'égare parfois tout seul au centre de la chambre à échos. Le reste est une succession de collages dadaïstes, de lambeaux de country réverbérée, de chiens qui aboient, de vent, et de guitares toujours aussi barbelées, tourbillonnantes, en entonnoir. Plus loin, il achève de massacrer les Beatles à coup de pelle (ou de rateau électrique) : While My Guitar Gently Weeps (ou ce qu'il en reste) est la reprise idéale pour se faire interner d'office. Enfin, s'il faut avancer un dernier argument en faveur de ce méchant disque, précisons que sur la liste des musiciens, aux côtés de John Zorn, Kramer, David Licht et Jenny Chadbourne, une des filles du docteur, figurent Charles Manson et le merveilleux Révérend Jim Jones (914 victimes).
Eugene Chadbourne : Dinosaur on The Way (House of Chadula)
Edition : 1985.
CD : 01/ How Can You Kill Me ? 02/ Wiffer Woffer Song 03/ Eugene Stinks 04/ Red Headed Stranger 05/ Greetings From Grenada 06/ Mc Death 07/ She Was a Leaving, Breathing Piece of Dirt 08/ Answer the Phone (?) 09/ Psychology 101 (?) 10/ While My Guitar Gently Weeps 11/ Ghostbusters 12/ Kiowa War Song 13/ Octopus Garden 14/ Her Name Is 15/ They Froze Jones's Brain 16/ Yardbird Suite 17/ Good Lovin' 18/ Nympho Lodge 19/ Eugene Stinks 20/ Who's Gonna Take The Garbage Out ? 21/ Strawberry Fields For Ever 21/ Driftin' Blues.
Arnaud Le Gouëfflec © Le son du grisli
Arnaud Le Gouëfflec est écrivain et musicien. Il anime en outre Chadbourneries, blog incontournable pour qui s’intéresse à l’œuvre d’Eugene Chadbourne.