Joe McPhee : en conversation avec Garrison Fewell
Cette conversation est extraite de De l'esprit de la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Joe McPhee, on trouve Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Han Bennink, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves, Henry Threadgill... Le livre paraîtra début 2016 aux éditions Lenka lente.
GARRISON FEWELL : Au cours de ces conversations, je me rends compte que je discute souvent avec les musiciens du sens du mot « spiritualité ». Il est possible que des ambiguïtés existent autour de ce mot et ont fini par lui donner mauvaise réputation. Certains préfèrent ne pas en parler et laisser la musique l’exprimer seule. Selon moi, la racine de la spiritualité est « l’esprit », et je pense qu’on peut l’aborder et la vivre différemment, selon les individus, au cœur même de la musique créative.
JOE McPHEE : Et bien, quand vous parlez « d’esprit », je ne l’aborde pas de façon religieuse mais plus en envisageant le cœur, l’âme de la musique. Je ne sais pas d’où il vient mais il est là, quelque part autour de nous. L’ « esprit » est une sorte de force qui, en tant que telle, conduit la musique, il en est la source. Je ne conçoit pas de façon religieuse le terme d’ « esprit ».
GF : Je suis d’accord, même si c’est la connotation qu’on lui donne généralement. La spiritualité est partout, qu’elle soit en nous ou au-dehors, elle est là où on trouve l’inspiration.
JMP : Bien sûr. Elle peut avoir une connotation religieuse si on le souhaite, mais ce n’est pas obligatoire.
GF : Quelle est l’importance de l’esprit dans votre créativité ? Quel rôle joue-t-il dans votre approche de la composition ou du jeu ?
JMP : C’est la connectivité ou la continuité de l’être humain, de qui nous sommes et d’où nous venons, de notre histoire et de ce que sera peut-être notre futur. C’est un continuum. Je dirais que c’est également une possibilité d’aller de l’avant.
GF : Avez-vous une habitude ou un entraînement spécifique qui vous permette d’entretenir et de développer vos compétences créatives ?
JMP : Si je me lève le matin et que je suis capable de bouger et de prendre mon instrument afin de jouer, c’est tout ce qui m’importe. Je n’ai pas d’entraînement spécifique. L’habitude qui me pousse à répéter, c’est en général le prochain concert que j’ai de programmé ou la prochaine conversation, le prochain dîner que j’aurais avec mes amis et les musiciens avec qui j’ai la chance de faire de la musique. J’attends avec impatience le prochain moment, la prochaine fois. J’ai soixante-treize ans aujourd’hui, alors, le moment à venir est exaltant. (rires)
GF : Avez-vous déjà ressenti les pouvoirs thérapeutiques de la musique pendant un concert ?
JMP : J’aimerais pouvoir. Vous connaissez la citation d’Albert Ayler qui dit que « la musique est la force qui guérit l’univers » ? J’essaye de garder cela en tête. Et si il existe un moyen de projeter ce genre d’énergie à travers la musique et bien j’espère que c’est le cas car je crois sincèrement que c’est possible. Je pense que la musique a cette capacité. C’est une force très mystérieuse. C’est une vraie force éternelle, selon moi.
GF : Une force mystérieuse éternelle, j’aime cette image. Vous avez récemment enregistré un hommage à Albert Ayler (13 Miniatures For Albert Ayler, RogueArt). Je me suis demandé si vous aviez eu la chance de le rencontrer ou de l’entendre jouer.
JMP : J’ai eu la chance d’entendre jouer Albert plusieurs fois. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’ai vécu une expérience le concernant. Je lisais un article à propos de sa musique dans Downbeat alors que je faisais mon service militaire, en Allemagne. Et je l’ai cherché. Le groupe de l’armée dans lequel je jouais est allé à Copenhague et je savais qu’Albert était passé par le club Montmartre. J’y suis alors allé, mais Albert et Don Cherry étaient déjà partis pour Paris, où ils devaient jouer au Chat Qui Pêche. Je ne l’ai donc jamais rencontré. Mais quand je suis rentré à la maison, je me suis lancé dans une véritable quête de sa musique. Quelques jours après ma sortie de l’armée, en 1965, je suis allé dans un magasin de disques sur la Huitième rue à New York et j’y ai trouvé une copie de son disque Bells, ce qui était fantastique pour moi. Enfin ce vinyle était devant moi ! Il y avait sur la couverture une peinture à la soie d’un coté, et alors que je le regardais, une voix au dessus de mon épaule m’a dit : « que pensez-vous de cette musique ? ». J’ai répondu : « Je ne sais pas mais je suis impatient de l’écouter, ça a l’air génial. » Et la voix a dit : « Et bien, c’est mon frère ». C’était Donald Ayler ! Il continue : « Je suis trompettiste » et moi je lui réponds : « Waouh ! Moi aussi je suis trompettiste ! » (à cette époque je ne jouais que de la trompette). Je lui ai alors expliqué que je venais de terminer mon service militaire et que j’étais très impatient d’entendre la musique d’Albert Ayler. Il a alors inscrit une adresse sur un bout de papier et il m’a dit « écoute, nous faisons une répétition, tu n’as qu’a venir », ce à quoi j’ai répondu : « Je n’ai pas ma trompette, et puis je dois vraiment prendre mon train, j’habite Poughkeepsie. » Je ne suis donc jamais allé à cette répétition !
GF : Il me semble que vous ayez choisi une autre route, ce jour-là.
JMP : Oui, mais j’ai entendu Albert plusieurs fois par la suite. Aux funérailles de John Coltrane, notamment. J’étais dans l’église, il y a joué, ainsi que le trio d’Ornette Coleman.
GF : Ayler est souvent cité comme musicien inquiet de spiritualité, ce qui se ressent sur « Spiritual Unity », par exemple. D’autres artistes sont certainement aussi concernés par la spiritualité mais ne tiennent pas à le montrer. Qu’est ce qui, selon vous, fait que dans la musique d’Albert Ayler, ou dans sa sonorité, nous reconnaissions cette veine spirituelle ?
JMP : En fait, la musique d’Albert, comme celle de John Coltrane, m’a touché. J’ai vu Coltrane en concert, en 1962, je crois, au Village Gate, et cela m’a remué au plus profond de moi-même. Il y avait avec lui McCoy Tyner, Evin Jones et Jimmy Garrison, c’était un peu comme être dans un avion, l’avion est sur la piste et au moment où il décolle vous avez une nette sensation, c’est ce qui s’est passé quand Coltrane est arrivé sur scène. Je n’arrivais plus à respirer, j’ai cru que j’allais mourir sur le moment. Je ne pouvais plus bouger. C’est ce que la musique d’Albert m’a fait également. Le son de son saxophone ténor est la raison pour laquelle je me suis mis à jouer de cet instrument. Bien évidemment, le son de Coltrane a joué un rôle aussi mais celui d’Albert m’a saisi d’une telle façon que je me suis dit : « Je veux essayer ». C’est la raison pour laquelle je joue du ténor, aujourd’hui encore.
GF : Merci pour cette confidence. Pour ma part, je vois la musique comme un cercle où l’inspiration inspire la création, et tout tourne en rond, tout étant connecté avec tout. Prenons par exemple « Old Eyes », l’un de mes morceaux préférés dans votre répertoire. Si je l’ai écouté de nombreuses fois, je n’ai réalisé qu’hier, en lisant les notes du livret, que vous l’avez dédié à Ornette Coleman. Il y a de cela cinq ans, je composais pour mon ensemble Variable Density Sound Orchestra, et l’ambiance émotionnelle de ce morceau m’a poussé à écrire une composition pour Albert Ayler intitulée Ayleristic. C’est là que le cercle de connectivité trouve son sens... Il me faut ainsi vous remercier pour cela.
JMP : C’est un cercle extensible, vous savez. Comme quand vous faites un ricochet dans l’eau. Vous jetez la pierre et observez ces cercles qui s’étendent à l’infini. C’est la même chose. Ca vous atteint de l’intérieur et ça touche tout le monde, ça touche tout.
GF : Quel rôle, selon vous, jouons-nous dans la société en tant que musiciens d’improvisation, compositeurs, ou joueurs de musique créative ? Y a-t-il eu des événements spécifiques, qu’ils soient sociaux ou politiques, qui vous ont un jour inspiré des créations ?
JMP : Pour moi, c’est dans le titre du morceau que se passent souvent les choses. Je compose, j’improvise et parfois le titre vient plus tard. Par exemple, l’un des premiers enregistrements que j’ai fait pour CJR s’intitulait Underground Railroad. Quand j’ai commencé à jouer du saxophone, je n’ai pas attendu plus de quelques jours pour me rendre avec lui dans le club où j’avais l’habitude de jouer de la trompette. J’ai essayé de jouer et, bien évidemment, Albert était présent dans mon esprit. Ce qui est ressorti de l’instrument n’était probablement pas quelque chose de très sacrée. (rires) Les types qui étaient là m’ont demandé de ne jamais revenir avec ce truc, me suppliant : « S’il te plaît, c’est notre concert. On ne peut pas se permettre ce genre de chose ici ». Donc, pendant un an, je me suis bien gardé de revenir avec mon saxophone, mais après j’ai engagé tous ces musiciens pour Underground Railroad. Et bien sûr, les titres de l’album ont tous une explications : « Harriet », c’est pour Harriet Tubman, Denmark, ce n’est pas pour le pays mais pour Denmark Vesey qui était un esclave révolutionnaire. Et puis il y a « Underground Railroad », bien sûr. J’ai toujours pensé que si j’avais la possibilité de faire quelque chose, ce serait quelque chose dont les gens chercheraient la signification, et même qu’ils enquêteraient pour comprendre ce que ces titres veulent dire dans l’histoire Africaine-Américaine. Nous étions en 1969, c’était l’époque du Mouvement des droits civiques. J’espérais à ma façon jeter une bouteille à la mer en espérant qu’elle puisse attirer l’attention.
GF : Dans les années 1960, une vraie lutte se déroulait sur tous les fronts afin d’offrir l’égalité, les droits, la justice et la paix pour tous, peut-être que cette musique n’aurait pas existé sous la même forme si l’histoire avait été différente. Avez-vous rencontré des obstacles sur votre route de musicien créatif ? Quelles sont les choses qui vous aident à maintenir votre créativité face à l’adversité ?
JMP : Vous savez, il y a toujours des obstacles. J’ai travaillé pendant dix-huit dans une entreprise de roulements à billes automobiles pour payer mes factures. Cela m’a permis de jouer la musique que je voulais sans avoir à faire de compromis. Je faisais ce que je voulais ! Des obstacles et des batailles à mener, il y en aura toujours. Aujourd’hui encore, la lutte pour les droits civiques n’est pas terminée. C’est une notion qui sera toujours d’actualité. C’est une lutte qui a un peu changé aujourd’hui, surtout avec le mariage pour tous et ce genre de choses, mais ça reste un problème de droit civique et c’est tout aussi important. On retrouve parfois cette notion dans les titres de morceaux de musique, d’autres fois dans ce qui se passe sur le moment, mais il faut toujours aller de l’avant, toujours essayer de franchir les obstacles quels qu’ils soient.
GF : Y a t-il, selon vous, un lien entre la musique créative improvisée et la tradition du jazz et du blues américain ?
JMP : Absolument. Je ne vois même aucune différence entre les deux. Je pense que c’est la même chose, cela vient du cœur, de l’âme. Les concernant, on dit souvent « jouer à l’oreille » ou « avec le cœur », je pense que c’est tellement vrai, tout est vrai. Le blues et la chanson sont liés sont des exemples de la connectivité dont vous parliez. Ca me rappelle un morceau, « Voices », que j’ai enregistré avec un ami guitariste en France, Raymond Boni.
GF : Je connais bien le jeu de Raymond Boni...
JMP : Et bien, nous avons joué « Voices » dans de nombreux pays, devant de nombreuses cultures différentes et tout le monde réagit à ce morceau comme s’il était fait pour lui. Et c’est exact. C’est un morceau fait d’un peu de blues mais qui vient aussi de la musique gitane, tout le monde y trouve donc son compte. Il y a une universalité dans ce morceau dont je suis fier.
GF : Vous avez joué sur l’enregistrement de Clifford Thornton Freedom and Unity en 1967. C’était un excellent musicien et leader. L’un des buts de ces conversations est de rappeler à quel point les artistes qui ne sont plus là aujourd’hui ont contribué au développement de cette musique. Pouvez-vous me parler de votre expérience avec lui ?
JMP : Clifford a été d’une grande aide à mes débuts de musicien de jazz. C’est lui qui m’a amené la première partition écrite de jazz que j’ai jamais jouée. Avant, j’écoutais et je jouais sur les disques, mais avec lui je me suis mis à la lecture des partitions : nous avons travaillé Four de Miles Davis. Plus tard, j’étais avec lui quand il a acheté un trombone à pistons qu’il a utilisé sur certains enregistrements. Sur la couverture de Freedom and Unity, je crois qu’il y a un dessin de lui et de son trombone. En 1971, il enseignait à Wesleyan University et je l’ai invité à jouer en concert au WBAI. Il est venu sans son trombone mais avec un cor baryton, il m’a expliqué que son trombone avait été volé dans sa voiture. En 1979, alors que j’étais à New York, je me suis rendu dans un magasin d’instruments d’occasion et j’ai dit au vendeur : « Je cherche un trombone à pistons ». J’imaginais que l’instrument de Clifford était un King ou un Conn, et le vendeur m’a répondu : « Je n’en ai pas ». Mais dans la vitrine, il y avait des éléments d’un trombone et, dès que j’ai vu l’instrument, j’ai su que c’était celui qu’on avait volé à Clifford en 1971. Un ami était avec moi et je lui ai dit : « Je n’ai pas d’argent sur moi mais pourrais-tu l’acheter ? Peu importe le prix, je te le rembourse ». J’ai ajouté : « Il a une housse grise avec un tour marron, c’est l’instrument de Clifford. » Et c’était bien son instrument. Je savais que Clifford était à Genève à l’époque, je l’ai donc appelé et lui ai demandé : « Le numéro 872, ça te dit quelque chose ? » Il m’a répondu : « non, c’est quoi ? » J’ai annoncé alors : « C’est le numéro du trombone qu’on t’a volé ». Lui et moi étions probablement les deux seules personnes au monde capables d’identifier cet instrument car j’étais avec lui quand il l’avait acheté et c’était un modèle spécial. En fait, il n’a pas voulu le récupérer, il m’a donc dit : « Garde-le, tu n’a qu’à en jouer ». Je l’ai donc gardé et depuis je joue avec. Dans le Chicago Tentet, par exemple, et j’ai aussi enregistré avec.
GF : C’est une belle histoire.
JMP : Ca, c’est spirituel ! Je l’ai trouvé ou lui m’a trouvé, je ne sais pas !
GF : C’est le cercle de la créativité.
JMP : Ouais…
GF : Une autre question : pensez-vous approcher l’improvisation de façon différente selon que vous jouez seul ou en groupe ?
JMP : Oui, la différence est énorme. En groupe, je réalise que je ne suis pas seul et que je dois partager l’espace. C’est ce qu’il y a de plus important. Tout devient démocratique et, en même temps, cela demande un effort de groupe. Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de la musique. Quand je joue seul, je peux manipuler le temps et l’espace comme je veux, mais en groupe, il ne s’agit plus de moi mais de nous tous.
GF : Il y a quelque chose de magnifique aussi dans votre façon d’écrire. Sur Tales and Prophecies avec André Jaume et Raymond Boni, vous avez écrit à propos de l’improvisation collective : « Dans le contexte d’improvisation de groupe, où rien n’est prédéterminé, c’est un peu comme poser des feuilles sur un courant. »
JMP : Je travaille actuellement sur un recueil de poèmes. Peter Brötzmann va faire les illustrations et j’espère sincèrement qu’il sera publié assez rapidement. Son titre est A Leaf in the Stream of Time (une feuille sur le courant du temps). J’ai eu cette image d’une feuille qui flotte sur le flot de l’eau, nous la regardons aller à différents endroits, de façon aléatoire, et la suivons peu importe sa destination, découvrant de nouvelles choses au gré de sa route.
GF : Votre biographie fait référence au livre d’Edward de Bono intitulé Lateral Thinking: Textbook of Creativity, qui présente des concepts permettant de régler des problèmes en « perturbant un cycle apparent et en trouvant la solution en envisageant un autre angle ». Vous avez dit avoir appliqué cette façon de penser dans votre improvisation, notamment avec « Po Music ». Avez-vous encore quelque chose à ajouter à tout ce que vous avez dit ou écrit à propos de cela ?
JMP : Je travaille toujours sur la possibilité de voir les choses de l’intérieur vers l’extérieur, de bas en haut, et même tout autour, et je cherche toutes les possibilités possibles car plus je le fais plus je réalise que je ne sais rien, qu’il y a tant à découvrir encore rien qu’en regardant dans chaque petit recoin. Cela passe même par les instruments dont je joue. J’essaie actuellement de jouer de la clarinette, ce qui est très compliqué pour quelqu’un qui vient du saxophone. En fait, c’est surtout compliqué parce que j’ai commencé par le saxophone, je pense. Mais peu importe la difficulté, j’y arriverai. Je ferai quelque chose avec, même si l’approche sera peu orthodoxe, j’en tirerai quelque chose. Je peux faire de la musique avec n’importe quoi, je pense... j’espère.
GF : Votre palette de son est incroyable et vous avez joué avec tant d’artistes de renom dans la musique créative, qu’ils soient américains ou européens. Vous avez enregistré avec des musiciens français comme Raymond Boni, André Jaume, des improvisateurs anglais comme Evan Parker, Barry Guy, Paul Lytton et, bien sûr, avec l’allemand Peter Brötzmann. S’ils sont très différents les uns des autres, vous êtes capables de vous adapter en toutes circonstances. Est-ce un phénomène que vous avez cherché à acquérir ou qui a évolué naturellement ?
JMP : Je pense que c’est venu naturellement. Ce n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement recherché. Mais, encore une fois, tout est lié à la notion de partage, d’écoute. Savoir écouter est selon moi très important dans ce voyage musical. J’ai appris de Pauline Oliveros et de sa philosophie du « Deep Listening » qu’il faut vraiment écouter en profondeur. Ecouter avec la totalité de soi-même, garder à l’idée que les bébés sont les meilleurs auditeurs et improvisateurs. Les jeunes enfants dés-aprennent peu à peu à écouter, à improviser, à être libre... Une fois qu’ils vont à l’école, c’est fini. Au final, il faut écouter avec la totalité de soi-même.
GF : Concernant l’éducation des jeunes enfants, l’éducation cosmique me semble intéressante. Il s’agit de prendre en compte la vie de l’individu dans sa globalité plutôt que de lui apprendre telle ou telle habitude ou de lui faire mémoriser des informations. Pensez-vous que l’improvisation devrait être inclus dans l’éducation des enfants ?
JMP : Absolument ! Et tout de suite ! Le système éducatif de Poughkeepsie, où nous sommes, m’a appris la musique, mais mon père était trompettiste et j’ai d’abord appris avec lui puis ai fait partie du groupe du lycée public. Aujourd’hui, ils veulent retirer la musique de l’enseignement scolaire, c’est incompréhensible pour moi. A quoi pensent-ils ? Au contraire, laissons les jeunes improviser, essayer de nouvelles choses. Quand j’étais enfant, la plupart du temps on nous disait : « Non, non, il faut jouer ce qu’il y a sur le papier ! ». Tout le reste, je l’ai appris seul parce que je le voulais, mais ça ne faisait pas partie du programme. L’improvisation était reléguée à la dernière place. Quand j’ai joué dans la formation de l’armée, on nous disait encore : « Contentez-vous de jouer ce qu’il y a d’écrit ». On cherchait à nous contrôler.
GF : J’ai vécu une situation similaire à l’école, où j’étais inhibé par la façon dont l’improvisation était présentée. Il ne fallait pas être ouvert à la sonorité et écouter pour réagir à ce qui se passait. Hier soir, j’ai joué pour la première fois avec Jim Hobbs et Luther Gray en trio. Nous avons improvisé deux sets durant et sommes passés par toutes sortes d’ambiances, du minimalisme abstrait à de profonds grooves que nos cultures respectives semblent avoir en commun – qui sait d’où cela provient ? Quand on vit une telle connexion, improviser devient une expérience très forte. C’est compliqué à expliquer, mais c’est magnifique.
JMP : Et très libérateur. On ressent les choses même si on ne peut pas forcément les verbaliser. Mais croyez-moi, ça s’entend dans la musique, et très clairement. C’est également un sentiment universel puisque tout le monde, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, le ressent immédiatement.
GF : Avez-vous des idées qui permettrait de faire connaître davantage la musique créative dans la culture américaine ?
JMP : Nous devons simplement continuer à jouer et accroître notre présence. Il devient de plus en plus difficile de trouver des lieux de concert, mais je pense que ce n’est pas un obstacle si difficile à surmonter. On en trouve au bon moment, et on trouve quelqu’un avec qui partager ces choses-là, voilà tout. Il s’agit de partage, de contact humain. Nous n’avons pas besoin de grands événements. Je ne jouerai jamais au Yankee Stadium, ça ne m’intéresse pas de toute façon. J’aime les petits endroits, j’aime partir à la recherche de musiciens et les trouver, et ce pas forcément dans les grandes villes. Comme Davey Williams, par exemple, vous connaissez Davey Williams, le guitariste ?
GF : Oui ! J’aime la pièce qu’il a enregistrée pour Guitar Solo 3, une compilation de solos de guitare improvisés où l’on trouve aussi Fred Frith et Eugene Chadbourne.
JMP : Et bien, j’ai rencontré Davey il y a des années de cela. C’est un improvisateur extraordinaire qui a une connaissance fantastique de la musique, qui va du blues à l’avant-garde, à tout en fait – et il y a des gens comme lui un peu partout dans le monde. Récemment encore, j’étais au Japon pour jouer avec des musiciens du pays et la semaine prochaine j’irai jouer avec un groupe qui s’appelle Universal Indians. Il y a là un saxophoniste du nom de John Dikeman et nous allons jouer avec des musiciens norvégiens, nous irons aussi aux Pays-Bas et en Autriche. Je prends les choses come elles viennent, et ça fonctionne. J’ai l’intention d’emporter avec moi plusieurs instruments différents... Ils n’en savent rien encore, et ils vont voir ce qu’ils vont voir !
Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2015)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photo de Joe McPhee : Luciano Rossetti
The Clifford Thornton Memorial Quartet : Sweet Encores (Not Two, 2018)
Au bout d'une vingtaine de jours, le son du grisli termine sa semaine française, organisée à l'occasion de la parution du deuxième volume d'Agitation Frite de Philippe Robert. Après Richard Pinhas, Romain Perrot, Jean-Jacques Birgé, Jean-Marie Massou et le trio Rollet / Rollet / Foussat, c'est Daunik Lazro (et Foussat encore) dans ce Clifford Thornton Memorial Quartet...
Quitte à tourner en rond – voire à se mordre la queue –, il faudra conseiller la lecture du livre (épuisé) de Garrison Fewell, De l’esprit dans la musique créative, dans lequel Joe McPhee raconte au guitariste : « C’est Clifford Thornton qui m’a amené la première partition écrite de jazz que j’ai jamais jouée. (…) Plus tard, j’étais avec lui quand il a acheté un trombone à pistons qu’il a utilisé sur certains enregistrements. Sur la couverture de Freedom and Unity, je crois qu’il y a un dessin de lui et de son trombone. »
Ce n’est donc pas un hasard si c’est au trombone (à coulisse, certes) que Joe McPhee ouvre ce concert donné à l’été 2017 au Niskelsdorf Konfrontationen par The Clifford Thornton Memorial Quartet – projet dont c’est là la première et (pour le moment) la seule « incarnation » et qui donne à entendre aussi Daunik Lazro (saxophones baryton et ténor), Jean-Marc Foussat (synthétiseur analogique et voix) et Makoto Sato (batterie). En termes d’association, Thornton aurait pu rêver pire.
En 2017, celui qui fit tout son possible pour retrouver le trombone que son ami s’était fait voler – or, « il n’a pas voulu le récupérer, il m’a dit : Garde-le, tu n’as qu’à en jouer. Je l’ai donc gardé et depuis je joue avec. Dans le Chicago Tentet, par exemple » – lui rend aujourd’hui hommage au son de Sweet Oranges. Une marche, solitaire, faite malgré tout sous surveillance (celle des partenaires de l’instigateur de l’hommage en question), bientôt « perturbée » par des présences de taille.
Aux maîtrises attendues de McPhee et de Lazro répondent ainsi l’intuition de Foussat (dont l’instrument projectile ou guimbarde) et l’insistance (toujours régénérante) de Sato. Pourrons-nous encore dire que le discours est « free » ? Non, certainement pas. Le dérapage ne fait pas la liberté, et ceux que ce disque contient ne font que développer un propos réfléchi, autrement incendiaire, en plus d’adresser un saisissant hommage.
The Clifford Thornton Memorial Quartet : Sweet Encores
CD : 01/ Sweet Oranges 02/ Encore
Not Two, 2018
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joe McPhee: N.Y.N.Y. 1971 (HatOLOGY - 2006)
Captation d’un concert donné en 1971 par le Survival Unit de Joe McPhee, N.Y.N.Y. 1971 est l’enregistrement qui décida Werner Uehlinger à fonder Hat Hut, label fêtant aujourd’hui ses 30 ans au son d’une réédition prenant les allures intactes d’un savant retour aux sources.
Auprès de Clifford Thornton, son mentor, McPhee passe du saxophone ténor à la trompette, conduisant d’abord un free hurlant à l’intensité portée par les coups de grosse caisse d’Harold E. Smith (Black Magic Man), pour déconstruire ensuite son Nation Time. Moins vif que dans sa version originelle (publiée jadis par CJRecords, rééditée aujourd’hui par Atavistic), le morceau profite de l’apport du piano de Mike Kull pour afficher des intentions plus lascives, parmi lesquelles celle de Thornton, déposant au cor un lyrisme charmeur.
Ainsi, un parallèle évident avec le quartette historique de Coltrane court ici ou là : sur Song For Lauren, progression distinguée que l’on bouscule parfois, ou Harriet, rappelant tous deux Alabama. Ailleurs, un free expiatoire prend le dessus, qu’il soit mené par les intersections sans nombre des instruments à vent (Message from Denmark), ou par les répétitions lancinantes de McPhee et Thornton, les interventions compulsives de l’alto de Byron Morris (The Looking Glass I).
Les attaques virulentes toujours contrebalancées par quelques résolutions délicates, N.Y.N.Y. 1971 s’impose aujourd’hui encore comme un enregistrement de premier ordre. Qui, un des premiers, aura porté au jour l’éclat déroutant des contrastes.
CD: 01/ Annoucement 1 02/ Black Magic Man 03/ Annoucement 2 04/ Nation Time 05/ Song For Lauren 06/ Annoucement 3 07/ Message from Denmark 08/ The Looking Glass I 09/ Harriet
Joe McPhee Survival Unit - N.Y.N.Y. 1971 - 2006 (réédition) - HatOLOGY. Distribution Harmonia Mundi.
Interview de Joe McPhee
Figure incontournable du free jazz et symbole de la scène new-yorkaise des années 1970, le multi instrumentiste Joe McPhee distribue aujourd’hui encore ses enregistrements éclatants, preuve supplémentaire que le meilleur arrive souvent de musiciens inassouvis. Court entretien pour marquer la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de deux disques soignés, Remembrance (CJR) et Next to You (Emouvance).
Quand et où êtes vous né ? Je suis né à Miami, Floride, le 3 novembre 1939.
Quel est votre premier souvenir en rapport avec la musique ? Mon tout premier souvenir est une expérience assez traumatisante, que j’ai vécue à l’âge de 3 ans. En Floride, pendant un orage, notre maison a été frappée par la foudre et réduite en cendres. Le lendemain, je suis retourné à son emplacement en compagnie de mon grand-père… Je me rappelle alors une chanson qui passait à la radio, dont les paroles étaient: « Daddy I Want a Diamond Ring ». Je me souviens aussi de la mélodie. Mon deuxième souvenir à ce sujet est les cours de trompette que je prenais avec mon père.
Vous avez débuté en tant que professionnel aux côtés du trompettiste Clifford Thornton. Quel est le rôle exact qu’il a joué dans votre carrière ? Clifford Thornton a été l’un des moteurs essentiels de mon parcours musical. Je l’ai rencontré à l’époque où je commençais à essayer de me frotter au jazz, et il m’a fait découvrir une version écrite de Four de Miles Davis. Un peu plus tard, il m’a invité à participer à l’enregistrement de son Freedom And Unity. Ca a été mon premier enregistrement. En compagnie du fantastique Jimmy Garrison, qui plus est…
Quelles sont les images que vous gardez de la scène jazz new-yorkaise des années 1970 ? C’était comme vivre à l’intérieur d’un volcan… Hot, rapide, sans cesse en mouvement, politisé, légèrement dangereux parfois, lorsque vous n’y étiez pas assez préparé, mais aussi ouvert et accueillant. Il était simple de faire la connaissance des musiciens légendaires que nous connaissons aujourd’hui : Ornette Coleman, Jimmy Garrison, Elvin Jones, Jackie McLean, Dewey Redman, Sam Rivers, et tant d’autres.
Pourquoi avez-vous fondé, en compagnie du peintre Craig Johnson, votre propre maison de disque, CJR ? Que vous a-t-elle permi d’obtenir ? En fait, c’est plutôt Craig Johnson qui a monté ce label après m’avoir entendu jouer au sein d’un groupe local. Selon moi, posséder son propre label permet à un musicien d’avoir le contrôle absolu des décisions artistiques à prendre.
Cela vous a aussi permis d’enregistrer malgré la défaillance de votre propre pays à vous destiner l’attention que vous méritiez… Jusqu’à ce que vous trouviez un soutien de choix auprès du label suisse Hat hut. Pouvez-vous me parler de son fondateur, Werner Uehlinger, et de la relation que vous avez nouée ensemble ? Après être tombé sur les premières productions de CJR, Werner Uehlinger a profité d’un voyage d’affaires aux Etats-Unis pour venir nous rencontrer, Craig Johnson et moi, au domicile de Craig. Nous avons dîné ensemble et nous lui avons fait écouter quelques cassettes que nous pensions alors sortir sur CJR. Il a aimé cette musique et a décidé de publier lui-même une de ces cassettes. C’était une idée lancée comme ça, sans même qu’il envisage la création d’un label. Mais finalement, c’est à partir de là qu’est né Hat Hut Records.
A vos yeux, qu’est-ce qui a changé ces 40 dernières années concernant la scène jazz internationale ? Selon moi, le changement le plus important a été l’irruption chez des musiciens de toutes nationalités d’une faculté commune à développer leurs propres concepts de « jazz » et de musique improvisée, et de ne plus dépendre du seul modèle américain. Je pense qu’il est essentiel de reconnaître les origines d’une forme d’art sans pour autant en devenir l’esclave.
Aujourd’hui, tous les jazzmen connaissent assez bien l’histoire de la musique de jazz. Il me semble même qu’ils font de ce savoir un matériau de base à l’élaboration d’un langage qui peut apparaître très individualiste. Pour résumer : ils investissent un style qui a évolué au gré des réflexions collectives de musiciens, pour s’attaquer au domaine en indépendants, leurs collaborations n’étant plus qu’extensions de leur propre personnalité… Êtes-vous d’accord avec ça ? Oui, c'est exact! Et c’est bien regrettable. Il me semble que c’est plus ou moins au moment de la mort de John Coltrane qu’une évolution est apparue, qui s’est mise en tête de trouver le nouveau Messie. C’est une sorte de narcissisme. Et la mentalité vidéo clip d’MTV n’a rien fait pour aider.
Concernant votre propre évolution, comment l’estimez-vous entre la sortie d’un disque comme Nation Time et celle de vos derniers enregistrements ? Et qu’en est-il de l’évolution de votre jeu ? Pour répondre aux deux questions, j’espère m’être développé en tant que musicien aussi bien qu’en tant qu’être humain, et que je continuerai à le faire.
Votre actualité ne connaît presque plus de répit. Pouvez-vous me parler un peu de Remembrance et de Next to You ? Concernant Remembrance, Raymond Boni était à cette époque à Chicago pour un concert. C’était juste après la catastrophe du 11 Septembre, et Charles Gayle ne tenait pas à prendre l’avion jusqu’à Seattle où il devait donner un concert organisé par l’Earshot Jazz Festival. Le contrebassiste Michael Bisio nous a alors invité, Raymond et moi, à le rejoindre pour honorer ce concert. Craig Johnson, qui habite maintenant Seattle, nous a hébergé. J’ai enregistré le concert, et le reste, c’est de l’histoire. Le titre fait référence au 11 Septembre. Quant à Next to You, c’est en quelque sorte le travail d’une dizaine d’années. Notre quartette (Daunik Lazro, Raymond Boni, Claude Tchamitchian et moi) avons enfin au l’opportunité d’entrer en studio après une tournée. Ca a été une formidable expérience et nous espérons donner d’autres concerts ensemble cette année.
Vous paraissez apporter beaucoup d’attention à vos lectures… De temps à autre, vous parlez d’Edward de Bono, dont les théories vous auraient inspiré l’élaboration de la « Po Music ». Pouvez-vous m’expliquer ce concept, et est-il la clef de votre évolution personnelle ? Voici l’explication simplifiée de la Po Music : il s’agit de se servir du concept de provocation pour abandonner une série d’idées établies au profit de nouvelles. Voilà le concept que j’ai emprunté au Dr. De Bono. Po est un symbole, un indicateur de langage qui souligne qu’il faut user de provocations et montre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles ont l’air d’être. Par exemple, j’ai enregistré la composition de Sonny Rollins appelée « Oleo » sans être un joueur de bebop ; et le bebop est en lui-même une vie à part entière. Mon interprétation essaye de conduire la musique à un nouvel endroit. J’ai toujours espéré que mon nom (Joe McPhee) serait aussi un symbole de provocation… Une forme de langage.
Ce concept est-il facile à employer ou nécessite-t-il des conditions particulières ? Les concepts et les théories ne m’intéressent que si elles produisent des résultats. Tout change et tout devient possible.
Des résultats que l’on publie aujourd’hui au rythme insatiable de vos enregistrements… Ceux que vous menez, et ceux auxquels vous participez en tant que sideman. Ne vous arrive-t-il par de vous sentir comme l’un des derniers prophètes vers qui tous accourent pour recevoir la bonne parole ? Non ! J’ai assez de chance pour être encore capable de faire ce qu’il me plaît de faire, et avec les gens que j’apprécie.
Quels sont vos projets pour l’année 2006 ? En février, je jouerai à Anvers aux côtés de Dave Burrell, puis à Rome, à Paris (Sunside, le 25 mars, ndlr), à Amsterdam et Vilnius. En mai au sein du Peter Brötzmann Chicago 10tet, et en septembre, en France, avec Next to You Quartet. J’espère avoir bientôt un peu plus d’informations sur mes prochains enregistrements.
Joe McPhee, janvier 2006. Remerciements à Guillaume Pierrat.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli