Elliott Sharp Aggregat : Quintet (Clean Feed, 2013)
De l’Aggregat d’Elliott Sharp, voici le Quintet – et non pas : voici l’Aggregat Quintet d’Elliott Sharp. Projet pensé par le guitariste (ici aux saxophones et clarinette basse) pour regrouper en une « unité sonique » des personnalités différentes, Aggregat fut d’abord un trio (responsable d’un… Aggregat assez peu convaincant publié l’année dernière sur Clean Feed). Aujourd’hui quintet, le titre de la nouvelle référence du projet était tout trouvé.
Ce sont Nate Wooley (trompette) et Terry L. Green (trombone) qui ont, de leurs pratiques iconoclastes, transformé Aggregat : ainsi l’introduction (Magnetar) entend-elle Sharp réussir à composer au son d’influences éclatées – n’y entend-on pas, tout à la fois, Terry Riley, Jay Jay Johnson et Sonny Rollins ? – mais empêchées aussi : récalcitrant, le discours épousera finalement l’allure d’un jazz tortueux que pertes totales de repères et encombrements subits ne cessent de faire gonfler.
Sur l’accompagnement solide (mais aussi plus discret que de coutume) de Brad Jones et Ches Smith, les souffleurs rivalisent alors d’intentions tranchées (Qubits, Historical Friction) quand ils ne font pas cause commune sur la méthode à employer (Dissolution) ou l’hommage à rendre (Blues for Butch, Laugh Out Loud (For Lol Coxhill)). Ayant effacé les traces laissées derrière lui d’un jazz vivace (au son des décharges lentes de Lacus Temporis et des surprenants atermoiements de Chrenkov Light), Aggregat disparaîtra. Il reviendra sans doute, sous une autre forme peut-être.
Elliott Sharp Aggregat : Quintet (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2013.
CD : 01/ Magnetar 02/ Katabatics 03/ Arc of Venus 04/ Anabatics 05/ Qubits 06/ Blues for Butch 07/ Lacus Temporis 08/ Dissolution 09/ Historical Friction 10/ Laugh Out Loud (for Lol Coxhill) 11/ Che-renkov Light
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Mike Pride : Drummer's Corpse / Mike Pride's From Bacteria To Boys : Birthing Days (AUM Fidelity, 2013)
La mort déborde de Drummer’s Corpse. Il y a d’abord ces glas qui ouvrent le bal. L’agonie n’est alors plus très loin qui éclate quand une armada de batteurs-percussionnistes (Mike Pride, Oran Canfield, Russell Greenberg, Eivind Opsvik, John McLellan, Chris Welcome, Yuko Tonohira, Bobby Previte, Ches Smith, Tyshawn Sorey, Marissa Perel, Fritz Welch) martèle une bronca héroïque (on se croirait chez Branca). De ce sarcophage sonique s’extraient et s’incrustent cris, râles, torsions. La vibration est continue, le drone est d’acier, l’issue ne pourra être que fatale.
Tout aussi mortifère et gangrénée est Some Will Die Animals. Une guitare se fait koto, une contrebasse sirote puis s’emmourache du drame, des toms viennent fracasser des dialogues empilés (on se croirait chez Godard). Le lugubre n’en finit pas de frapper à nos oreilles.
En totale opposition à Drummer’s Corpse et inspiré par la naissance du premier fils de Mike Pride, Birthing Days joue la carte de la complexité rythmique, du vertige, du tournis. Seule une ballade (Lullaby for Charlie) vient calmer ce déluge irraisonné. Du jazz, de l’improvisation, de la fusion poussiéreuse et, toujours, une manie à jouer de l’insaisissable. Des retournements de situation(s) à l’exercice de style, il n’y a qu’un pas. Et malgré les interventions musclées et souvent inspirées de Jon Irabagon et d’Alexis Marcelo, la machine tourne à vide.
Mike Pride : Drummer’s Corpse (Aum Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Drummer’s Corpse 02/ Some Will Die Animals
Luc Bouquet © Le son du grisli
Mike Pride's From Bacteria to Boys : Birthing Days (Aum Fidelity / Orkhêstra Intenational)
Enregistrement : 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ 79 Beatdowns of Infinite Justice, the 02/ Birthing Days 03/ Marcel’s Hat 04/ Brestwerp 05/ Lullaby for Charlie 06/ CLAP 07/ Fuller Place 08/ Pass the Zone 09/ Occupied Man 10/ Motion
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ches Smith, These Arches : Hammered (Clean Feed, 2013)
Les questionnements du disque précédent ne sont plus. L’heure est au désordre. Ches Smith est ici le patron d’une entreprise de pillage et de non-sens (presque) absolu. Comme ici, tout va à Zoot Allures, Tony Malaby et Tim Berne, pourtant habitués à vagabonder avant fracas, se retrouvent immédiatement dans la fournaise. Sans préavis et sans chemin tout tracé. Mary Halvorson et Andrea Parkins ne sont pas plus sages, qui prennent part avec gourmandise à ce sabotage volontaire.
Esprits forts et jamais fuyants, cris sans chuchotements, gesticulations et riffs détraqués, les collisions ne peuvent que s’enchaîner. Ici, c’est le clou rouillé dans le talon, le scrupule dans la chaussure, les duels de saxophones mal dosés, les unissons embrouillés. C’est une maîtrise – puisqu’il faut aussi en passer par là – qui ne se prend pas au sérieux. Ici, le sonique ricane de ses habitudes. Ici, les cinq de These Arches ont le bon goût de saboter le bon goût.
EN ECOUTE >>> Hammered
Ches Smith, These Arches : Hammered (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Frisner 02/ Wilson Phillip 03/ Dead Battery 04/ Hammered 05/ Limitations 06/ Learned from Jamie Stewart 07/ Animal Collection 08/ This Might Be a Fade Out
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ceramic Dog : Your Turn (Yellow Bird, 2013)
- Moins performant, Marc Ribot, sur ce nouvel opus de Ceramic Dog ?
- Possible !
La raison serait une triple perte sèche : d’humour (alors que le trio que le guitariste forme avec Ches Smith et Shahzad Ismaily pensait en avoir un minimum), de repères (à force de multiplier les clins d’œil, d’Hendrix à T-Rex, et les resucées, de la pop indé sous-Morphine au power rock en passant par la reprise du Take 5 de Dave Brubeck) et surtout, surtout, de distance avec son sujet : la musique.
Car Ribot et ses comparses (que rejoignent à l’occasion Arto Lindsay à la guitare, Eszter Balint à la voix, Dan Willis au hautbois ou Keefus Ciancia aux samples) donnent l’impression de s’amuser entre eux sans vraiment chercher à lier contact avec nous. On e-bowe et on fuzze, on gimmicke à foison, on déroule du free solo au mètre ou on singe une musique exotique : rien n’y fait…
- Dispensable ce nouvel opus de Ceramic Dog ?
- Ôuch que oui !
Ceramic Dog : Your Turn (Yellow Bird)
Edition : 2013.
CD : 01/ Lies My Body Told Me 02/ Your Turn 03/ Masters of the Internet 04/ Ritual Slaughter 05/ Avanti Populo 06/ Ain’t Gonna Let Them Turn Us Round 07/ Bread and Roses 08/ Prayer 09/ Mr. Pants Goes to Hollywood 10/ The Kid is Back! 11/ Take 5 12/ We Are the Professionnals 13/ Special Snowflake
Pierre Cécile © Le son du grisli
Darius Jones : Book of Mae’Bul (AUM Fidelity, 2012)
Toujours en attente de l’enregistrement qui révélera pleinement Darius Jones (cet enregistrement existe avec le Earth’s Orbit de William Hooker à cette différence près que le saxophoniste n’en est pas le leader), nous voici aux prises avec le nouveau quartet (Matt Mitchell, Trevor Dunn, Ches Smith) de l’altiste.
Comme il existe des mondes parallèles, il existe des harmonies parallèles sans cesse sillonnées par le saxophoniste. Ces harmonies désynchronisées désobéissent à la norme mais ne poussent pas les débats jusqu’au paroxysme attendu. Tout s’arrête en chemin et l’inouï que l’on sent très proche ne s’affirme jamais réellement (My Baby, Roosevelt). Néanmoins, quand les ballades qui hantent la seconde partie de Book of Mae’Bul se retrouvent prisonnières de l’harmonies malade du saxophoniste, nous percevons (et les concerts de l’altiste sont là pour le prouver) l’immense potentiel convulsif de celui-ci. Oui, quelque chose couve mais ne perce pas. Du moins, pas encore. Be Patient with Me nous précise d’ailleurs Darius Jones. Oui, soyons patients : attendons.
EN ECOUTE >>> The Enjoli Moon >>> Winkie >>> Be Patient With Me
Darius Jones : Book of Mae’Bul (Aum Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD: 01/ The Enjoli Moon 02/ The Fagley Blues 03/ Winkie 04/ Be Patient with Me 05/ My Baby 06/ You Have Me Seeing Red 07/ So Sad 08/ Roosevelt
Luc Bouquet © Le son du grisli
Satoko Fujii : Kisaragi, + Entity (Libra, 2017-2020)
« Kisaragi est notre tout premier essai de jouer, d’un bout à l’autre, sans utiliser le moindre son normal. », explique Natsuki Tamura dans les notes du disque qu’il a enregistré, à l’hiver 2015 à New York, avec sa compagne Satoko Fujii. Voici donc piano et trompette soumis à détournements : de l’association des graves que le premier instrument fait claquer et des notes étouffées du second naîtront des paysages que l’improvisation – lente floraison, maillage accidentel, glissement soudain… – se chargera de sculpter.
Le piano grince quand une de ses notes n’est pas, par quel usage électronique, suspendue ; la trompette (que Tamura peut, fantasque, délaisser pour un jouet qui couine) débite des bruits qui en imposent quand elle ne met en place un fabuleux bestiaire (miaulement, bêlement…) que le piano augmente bientôt d’une brassée d’oiseaux. Derrière l’expérience (recherche de nouvelles textures sonores), le duo perd en lyrisme ce qu’il gagne en expression.
A la tête de l’orchestre new yorkais (et changeant) qu’elle emmène depuis plus de vingt ans, Fujii renoue avec le lyrisme qu’on lui connaît. Avec les saxophonistes Ellery Eskelin, Tony Malaby, Briggan Krauss, Oscar Noriega et Andy Laster, les trompettistes Herb Robertson et Dave Ballou (en plus de Natsuki Tamura), les trombonistes Joe Fiedler et Curtis Hasselbring, le guitariste Nels Cline, le bassiste Stomu Takeishi et le batteur Ches Smith, elle fait donc œuvre de franchise.
L’écriture est ciselée, qui frappe de grands coups avant de laisser le champ libre à tel soliste puis à tel autre, arrange des plages où l’unisson est interrogé sans cesse par les dissonances, et d’autres où les dissonances reviennent sagement à l’unisson. Sur matériau composé, Entity renoue avec un free orchestral que tire vers le haut l’inventivité des intervenants.
Ches Smith : Noise to Men (Ches Smith, 2010)
Curieuse musique : un fil conducteur nommé vibraphone. Luttant contre les élucubrations électroniques, il s’efface. Puis revient, cette fois-ci accouplé à des percussions indiscrètes. Et il tient tête. Et lutte à nouveau contre une nouvelle faune saturante. Le combat de David contre Goliath. Il reviendra ici et ailleurs. Insistant encore et encore. Aura le dernier mot (Pressed On).
Curieuse musique qui ne laisse rien s’installer, pas même ce solo de batterie que l’on croyait couver ici (Bullshit Moon Landing). Souvent déchiquetées, grossies jusqu’à la caricature, les percussions de Ches Smith moulinent des traits épais (la batucada sauvage d'And Your Car into Spanish), rejettent la dentelle au profit d’une artillerie lourde (Omar and I). Voire très lourde (Difference). Mais quand surgissent des signaux plus rassurants, quand les carillons rejoignent la forge ligettiènne, quand il est permis au temps de s’allonger (Freeze/Melt) ; l’unité se fait, implacablement stimulante. Bien trop rarement, toutefois.
Ches Smith’s Congs for Brums : Noise to Men (Ches Smith)
Edition : 2010.
CD : 01/ Noise to Men 02/ Difference 03/ Identity 04/ Bullshit Moon Landing 05/ Turn You Ipod into a Car… 06/ Interlude 07/ …and Your Car into Spanish 08/ Freeze-Melt 09/ Omar and I 10/ Pressed on
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ches Smith : Finally Out of My Hands (Skirl, 2010)
Curieux format : l’apparence d’un boitier DVD, la durée d’un 33 tours et pourtant un CD. De Ches Smith, batteur de la Bay Area installé à New York depuis quelques années, on connait la diversité des angles : Tim Berne, John Zorn, Iggy Pop, Fred Frith et sans doute quelques autres combos rock inconnus de nos services. Il retrouve ici sa complice habituelle ; la guitariste Mary Halvorson et prend acte du talent de Tony Malaby et d’Andrea Parkins.
L’interrogation est au centre du CD. Interrogation quant à la forme, aux structures, à la notion du collectif, à la place du solo, à la durée des pièces, aux transitions, aux pièges d’un passé pas si lointain et rattrapant parfois le combo (le trio Eskelin-Parkins-Black sur It Rained and the Tent Fell Down). Les solutions seront multiples, d’abord embrouillées (implosions et remue-ménage, déconstruction de la masse hurlante) puis subtilement révélées (un ténor sournois rodant et cherchant, en vain, sa proie ; des impulsions saisies avec arrogance). Et plutôt que de renoncer à la mélodie, imbriquer les formes, ne pas les sectionner mais les juxtaposer. Et ainsi, assumer une direction des plus prometteuses (Disgut for a Pathetic Chorale, Civilization).
Ches Smith & These Arches : Finally Out of My Hands (Skirl Records)
Edition : 2010.
CD : 01/ Anxiety Disorder 02/ Finally Out of My Hands 03/ Sixteen Bars for Jail 04/ One long Minute 05/ Conclusion 06/ It Rained and the Tent Fell Down 07/ Disgut for a Pathétic Chorale 08/ Civilization
Luc Bouquet © Le son du grisli
Mary Halvorson : Dragon's Head (Firehouse 12, 2009)
La guitare de Mary Halvorson s’encombre de peu d’effets. Elle n’en a pas besoin. C’est une guitare qui cherche, s’engage, se trompe, recommence. C’est une guitare aux lignes claires, aux accords tombés, aux arpèges entêtants. C’est une guitare qui refuse la complexité inutile. C’est une guitare désarmante de simplicité et de clarté. C’est une guitare qui affectionne à répéter les motifs avant de, brusquement, changer de cap (Sweeter Than You). C’est une guitare qui ne rechigne pas au plaisir des décalages rythmiques (Scant Frame). C’est une guitare qui aime à draguer l’irrésolu (Sank Silver Purple White).
La guitare de Mary Halvorson, c’est aussi une guitare qui aime à me faire mentir. Quand, par exemple, la clarté s’embrouille et que des saillies, dignes d’un Sonny Sharock des grands soirs, prennent la parole (Momentary Lapse, Dragon’s Head). Alors, la contrebasse de John Hébert et la batterie de Ches Smith, déjà parfaites d’écoute et de complicités partagées, donnent plein sens au chaos, fulminent et terrorisent la masse sonore. La guitare de Mary Halvorson est une guitare qui ne lâche rien. En voilà une bonne nouvelle.
Mary Halvorson Trio : Dragon’s Head (Firehouse12 / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ Old Nine Two Six Four Two Dies 02/ Momentary Lapse 03/ Screws Loose 04/ Scant Frame 05/ Sweeter Than You 06/ Sank Silver Purple White 07/ Too Many Ties 08/ Totally Opaque 09/ Dragon’s Head 10/ April April May
Luc Bouquet © Le son du grisli