Interview de Giovanni Di Domenico
Pour l’avoir entendu auprès d’Akira Sakata (Iruman), on suit – certes peut-être pas aussi rapidement que la publication de ses disques devrait nous l’imposer – le parcours de Giovanni Di Domenico. Au piano, à l’orgue ou à l'électronique, il s’est ainsi récemment fait entendre auprès de Peter Jacquemyn et Chris Corsano (A Little Off the Top), de Jim O’Rourke et Tatsuhisa Yamamoto (Delivery Health, chronique à suivre) ou encore à la tête de Going (II). Assez, donc, pour qu’on le passe à la question.
... Mes premiers souvenirs de musique sont les mélodies et les rythmes que j'écoutais dans les rues de Yaoundé, au Cameroun, et ceux que chantait Marie-Thérèse, notre employée de maison africaine. J’ai vécu en Afrique les onze premières années de ma vie, d’abord en Libye, puis de 5 à 8 ans au Cameroun, et enfin en Algérie.
Est-ce indiscret de te demander pour quelle raison tu as, enfant, vécu en Afrique ? Ce n’est pas indiscret, non : mon père y travaillait, comme ingénieur civil dans une boîte de construction italienne ; il a décidé d’emmener sa famille avec lui.
A quel instrument as-tu commencé à faire de la musique et quelles sont tes premières expériences de musicien ? Ça a été la guitare, ensuite le piano puis, vers 14 ans, j’ai commencé à jouer de la basse, de la batterie, de la guitare électrique et des claviers dans différents groupes de la scène « underground » de Rome, notamment dans le réseau anarchiste / punk / hardcore / vegan, etc. Autour de 20 ans, je me suis impliqué avec toute mon énergie dans la composition classique (j’ai passé un an au Conservatoire de Santa Cecilia, à Rome, mais j'ai rapidement compris que ce n’était pas pour moi…) et le piano jazz en autodidacte. En 2001, à l’âge de 24 ans, j’ai suis parti en Hollande pour étudier plus sérieusement le piano, et cinq ans plus tard je suis arrivé à Bruxelles. On peut trouver toute ma biographie à cette adresse.
Quelles étaient tes influences musicales à tes débuts et quelles sont celles qui ont façonné la musique que tu défends aujourd’hui ? Mis à part l'Afrique et ses sons, qui sont impressionnants et qui résonnent en moi à un degré que je ne pourrais même pas estimer, c’est le jazz qui m’a fait tomber amoureux de la musique : Miles, Bill Evans, Coltrane, puis les disques des années 1970 de Stevie Wonder (Innervisions, Music Of My Mind, Talking Book). Quand j'étais adolescent, au lieu de traîner avec mes copains, si ce n’est pour jouer dans de petites caves malodorantes, je me promenais dans les rues de Rome (qui n’était pas encore envahie par le tourisme de masse) avec mon walkman Sony sur les oreilles et beaucoup de cassettes de Stevie, du Miles électrique et des premiers disques du chanteur Italien Pino Daniele… Il y avait aussi Stravinsky, le Schoenberg atonal (pas dodécaphonique), Ravel et Ornette…. Puis, j'ai découvert Paul Bley, Cecil Taylor, les seventies (le premier Jan Garbarek et quasiment les 20 ou 30 premiers titres sortis sur ECM), Jon Hassell et son Fourth World, puis le minimalisme (de Tony Conrad) et l'électronique (celle des raves illégales, et ensuite le GRM et tout ce que suit). En parallèle, j’écoutais aussi des choses plus entraînantes quand la qualité y était, comme Led Zep, le rock progressif (le premier Franco Battiato !), la pop de qualité (celle de Jim O'Rourke en est le meilleur exemple). Je dirais que, au niveau du son, ce sont les années 1970 qui me procurent le plus de plaisir, même si mes influences sont assez grandes, du jazz en passant par (presque) toute la musique « noire » jusqu'à la musique contemporaine, et ce que les premiers enregistreurs multipistes ont amené (encore et toujours les seventies !)
C’est ce qui explique sans doute la variété des musiques que tu produis. Tu revendiques par exemple l’influence du son ECM et, dans le même temps, peux t’acoquiner avec Akira Sakata ou Jim O’Rourke… Voilà, on en revient à la largeur du spectre… Je crois que je dois toujours aller voir au-delà de l’endroit où je me trouve tout en gardant des points d’ancrage auxquels je suis émotionnellement attaché. Si je devais dresser la liste de mes disques à emporter sur une île déserte, j’aurais beaucoup de mal : à part quelques références qui ne bougent pas, ça change très vite… Jim et Sakata, par exemple, je les ai découverts assez tard (Jim il y a une dizaine d'années et bien moins pour Sakata, que j’ai en fait découvert directement en jouant avec lui) et ils ont eu tous les deux une énorme influence sur mon développement de musicien. Jim m’a ouvert une grande porte vers la subtilité et l'importance de la « forme », il m’a révélé l'importance de la MUSIQUE et la passion qu’il faut lui consacrer, je me sens très proche de lui là-dessus. Akira Sakata a la même importance mais d’un point de vue plus « spirituel », il a l’âge de mon père et il est en quelque sorte mon « père musical »… Il joue de la même façon depuis plus de quarante ans mais son attitude est tellement pure et libre de tous désirs qui n’ont rien à voir avec la musique qu’il est très inspirant d’être et de jouer avec lui. Une fois, il m’a raconté avoir voulu faire de la musique (ce type de musique « libre ») afin de devenir un meilleur être-humain, ça dit bien toute la profondeur de cet homme. L’un et l’autre sont en plus devenu de vrais amis, et ça a une importance énorme pour moi.
Ta collaboration avec O’Rourke semble en effet assez solide… Comment l’as-tu rencontré ? (même question pour Akira Sakata…) L'histoire de mes rencontres avec eux est liée à un événement fondamental de ma vie : la découverte du Japon et de sa culture. Depuis 2008, je me rends chaque année au Japon, et j’ai établi une magnifique relation avec ce pays. Je pourrais dire que si mon enfance est en Afrique, ma maturité s’est faite au Japon (dans un peu toute l’Asie d’ailleurs). Comme je l’ai dit, ma rencontre avec ces deux musiciens a été provoquée par le fait de jouer avec eux, et puis nous avons passé du temps ensemble (des repas incroyables arrosés d’un saké divin…). Avec Jim, je pourrais passer des heures à simplement écouter de la musique, et j’ai de la chance qu’il ait compris mes vraies motivations de musicien, l’idée que sans musique la vie serait impossible. Même si l’on vit très loin l’un de l’autre, j’ai sans cesse en tête des choses que je voudrais faire avec lui, certainement trop de choses, en fait ! Mais c'est une collaboration que va durer, j'en suis sûr!
Comme O’Rourke, tu t’es donc essayé à plusieurs choses, musicalement parlant. Ton jeu au piano – souvent fougueux, proche de Cecil Taylor mais aussi très classique parfois (et très ECM dans le son) – est en outre assez différent de ton jeu aux claviers électroniques – que je préfère, pour être honnête, dans des groupes comme Going ou Kalimi dont j’aimerais aussi que tu nous parles… Fais-tu une différence lorsque tu passes d’un instrument à un autre ? Non, je ne fais pas de différence entre piano, rhodes, composition ou quoi que ce soit, au moins pour ce qui est de l’importance que je donne à ces aspects de ma vie musicale. Par contre, le rhodes est entré dans ma vie un peu en force : pour un pianiste, trouver un instrument que l’on peut emporter partout est très important si son besoin de jouer est vital ; j’aurais bien sûr pu choisir un clavier plus petit (et moins lourd, ça oui…) mais comme je l’ai déjà dit je suis amoureux du son des années 1970 et le rhodes en est un des éléments essentiels… c'est un véritable instrument électroacoustique (la mécanique d'un piano avec l'amplification d'une guitare électrique) et j'ADORE le grain et les harmoniques qu'il génère, surtout lorsqu’on le combine avec des boîtes à effets. Depuis dix ans que je l’utilise de façon régulière, j’ai collecté beaucoup d’effets différents et j’aime tester ce que tel effet particulier peut apporter aux teintes du rhodes. Chaque son amène une interprétation différente des milliers d’idées musicales que j’ai en permanence. C’est ce qui pourrait amener quand même une différence : quand je joue du rhodes (ou de l’électronique pure, ou de l’orgue, ou quoi que ce soit…), je dois m’imposer un projet compositionnel ou une raison d’être qui va voir au-delà de l’instrument même. Par exemple, dans ma vie, j’ai beaucoup pratiqué le piano, travaillé la technique pianistique, et cela fait cinq ans que je ne le fais plus : je pratique autre chose, et jouer du rhodes ou de l'electronique m’aide en ce sens. J’ai maintenant cette idée de faire sonner les instruments pas pour eux-mêmes mais pour moi… En ce qui concerne Going et Kalimi (deux projets dont je suis très fier), les deux groupes sont nés d'exigences précises. Going est né pour donner une dimension orchestrale au groove, à la (aux) pulsation(s) des deux batteurs : en fait, c'est un groupe fait pour « faire sonner » les batteries (et les batteurs bien évidemment, hé hé) : j'ai toujours eu une relation très particulière avec les batteurs, peut-être parce que la batterie est un de mes premiers instruments, que j’en ai beaucoup joué dans mon adolescence… je suis toujours très attaché aux batteurs (Jóao Lobo et Mathieu Calleja, les batteurs de Going, mais aussi Oriol Roca et Marek Partrman, Tatsuhisa Yamamoto, Chris Corsano…) et je veux en conséquence bien les faire sonner, c’est un vrai plaisir pour moi de les écouter ! Le concept de Kalimi est plus profond, et il y a composition derrière, que Mathieu et moi travaillons depuis longtemps, que l’on joue à chaque fois que l’on répète et que l’on donne un concert : c’est une idée du son (qui vient de moi) liée au drone, aux graines du son, et une autre (plus de Mathieu) de construction qui nous jette directement dans le bain. On sait exactement ce que nous avons à faire mais nous pouvons le faire de manières très différents à partir du moment où l’on garde cette idée de « construction » en tête, comme une partition.
Tu publies la plupart de tes enregistrements sur ton propre label, Silent Water. Qu’est-ce que cela a changé dans ta pratique musicale ? J'ai toujours acheté des vinyles. Même dans les années 1990, quand on disait le vinyle mort, je me rendais à Porta Portese (un marché aux puces dans lequel on trouvait plein de choses intéressantes à l’époque) et achetais de tout ; j’ai jamais arrêté d’en acheter : je savais qu’un jour je monterais un label. Et puis, en 2012, il a fallu sortir le premier LP de Going et ça ne s’est pas bien passé avec le label qui devait le sortir, je me suis donc dit que c’était le bon moment. J’ai toujours apprécié les musiciens qui sortent leurs propres disques s’ils le font avec tact et avec goût (Derek Bailey et Paul Bley ont été les précurseurs, et puis il y en a eu plein d’autres). T’occuper de ton label peut être un énorme boulot (je suis seul à m’en occuper, alors le garder low-profile, ce n’est pas seulement voulu mais nécessaire) mais c’est très gratifiant quand, par exemple, des gens comme toi lui montrent de l’intérêt ainsi qu’aux musiciens qu’il édite. Je suis aussi un peu control-freak, d’autant qu’il s’agit de ma musique : enregistrer, mixer, m’occuper de l’artwork et sortir mes disques nourrit mon narcissisme ! J’aime aussi beaucoup faire partie de cet « houmous » culturel de petits labels qui font leur truc de leur côté ; je trouve important d’aller contre le « statu quo » socio-politico-culturel que l’on nous impose et de défendre, en musique, notre vision des choses.
Giovanni Di Domenico, propos recueillis en janvier et février 2016.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Festival Météo [2015] : Mulhouse, du 25 au 29 août 2015
Cette très belle édition du festival Météo vient de s'achever à Mulhouse. Petit florilège subjectif.
Le grain de voix. Rauque, granuleuse, grave, éructante, crachant tripes et boyaux, poilue. C'est la voix d'Akira Sakata, monument national au Japon, pionnier du free jazz dans son pays. Ce septuagénaire est peu connu en France. C'est un des génies de Météo que de faire venir de telles personnalités. Au saxophone, Akira Sakata oscille entre la fureur totale et la douceur d'un son pur et cristallin. A la clarinette, il est velouté. Et, quand il chante, on chavire. Il y a du Vyssotski dans cette voix, en plus sauvage, plus théâtral. On l'a entendu deux fois à Mulhouse : en solo à la chapelle Saint-Jean et lors du formidable concert final, avec le puissant batteur Paal Nilssen-Love et le colosse contrebassiste Johan Berthling. Ils forment le trio Arashi, qui veut dire tempête en japonais. Une météo qui sied au festival.
La brosse à poils durs. Andy Moor, guitariste de The Ex, brut de décoffrage, fait penser à un ouvrier sidérurgiste sur une ligne de coulée continue. En guise de plectre, il utilise parfois une brosse à poils durs, comme celles pour laver les sols. Un outil de prolétaire. Son complice, aux machines, est Yannis Kyriakides (un des électroniciens les plus convaincants de cette édition de Météo). Il lance et triture des mélodies de rebétiko. Des petites formes préméditées, prétextes à impros en dialogue. Un bel hommage à ces chants des bas-fonds d'Athènes, revisités, qui gagnent encore en révolte.
L'archet sur le saxophone. Lotte Anker a joué deux fois. Dans un beau duo d'improvisateurs chevronnés, avec Fred Frith, lui bidouillant avec des objets variés sur sa guitare, elle très inventive sur ses saxophones, jouant même par moment avec un archet, frottant le bord du pavillon, faisant résonner sa courbure. Elle s'est aussi produite en solo à la bibliothèque, dans la série des concerts gratuits pour enfants (encore une idée formidable de Météo), sortant également son archet, et accrochant les fraîches oreilles des bambins.
Le naufrage en eaux marécageuses. Les trois moments ci-dessus sont des coups de cœur, vous l'aurez entendu. Affliction, par contre, lors du deuxième concert de Fred Frith, en quartet cette fois, le lendemain, même heure, même endroit (l'accueillant Noumatrouff). Et – hélas –, mêmes bidouillages que la veille, en beaucoup moins inspiré, sans ligne directrice, sans couleur, si ce n'est les brumes d'un marécage. Barry Guy, farfadet contrebassiste qu'on a eu la joie d'entendre dans trois formations, a tenté de sauver l'équipage de ce naufrage moite.
Les percussions du 7e ciel. La chapelle Saint-Jean, qui accueille les concerts acoustiques (tous gratuits), est très souvent le cadre de moments musicaux de très haute tenue, sans concession aucune à la facilité. Pour le duo Michel Doneda, saxophone, et Lê Quan Ninh, percussions, la qualité d'écoute du public était à la hauteur du dialogue entre les deux improvisateurs. La subtilité, l'invention sans limite et la pertinence de Lê Quan Ninh forcent l'admiration. D'une pomme de pin frottée sur la peau de sa grosse caisse horizontale, de deux cailloux frappés, il maîtrise les moindres vibrations, et nous emporte vers le sublime.
Et aussi... Le batteur Martin Brandlmayr, avec sa batterie électrique : son solo était fascinant. Le quartet Dans les arbres (Xavier Charles, clarinette, Christian Wallumrød, piano, Ingar Zach, percussions, Ivar Grydeland, guitare), totalement extatique. Le quartet d'Evan Parker, avec les historiques Paul Lytton, batterie, et Barry Guy, contrebasse, plus le trompettiste Peter Evans, qui apporte fraîcheur, vitalité et une sacrée présence, sous le regard attendri et enjoué de ses comparses. La générosité de la violoncelliste coréenne Okkyung Lee, qu'on a appréciée trois fois : en duo furieux avec l'électronique de Lionel Marchetti, en solo époustouflant à la chapelle, et dans le nonet d'Evan Parker : elle a été une pièce maîtresse du festival, animant aussi un des quatre workshops, pendant une semaine. Les quatre Danoises de Selvhenter, enragées, toujours diaboliquement à fond et pire encore, menées par la tromboniste Maria Bertel, avec Sonja Labianca au saxophone, Maria Dieckmann au violon et Jaler Negaria à la batterie. Du gros son sans finesse, une pure énergie punk. Et, dans le même registre, les Italiens de Zu : Gabe Serbian, batteur, Massimo Pupillo, bassiste et Luca Tommaso Mai, saxophone baryton : un trio lui aussi infernal, qui provoque une sévère transe irrésistible.
Festival Météo : 25-29 août 2015, à Mulhouse.
Photos : Lotte Anker & Fred Frith / Lê Quan Ninh
Anne Kiesel @ le son du grisli
Konstrukt, Akira Sakata : Kaishi: Live at Kargart (Holidays, 2015)
Depuis 2008, le groupe Konstrukt improvise. A Istanbul – d’où il est originaire –, il a même pris l’habitude d’inviter des musiciens de passage à jouer avec lui. Ainsi Konstrukt fut-il augmenté déjà de Marshall Allen (Vibrations of the Day), Evan Parker (Live at Akbank Jazz Festival), Peter Brötzmann (Dolunay, Eklisia Sunday), Joe McPhee (Babylon, If You Have Time), William Parker (Live at NHKM)…
Est-ce un goût commun (saxophone / guitare / basse / batterie) pour la musique d’un autre âge ou bien une fascination assumée pour la « libre » notoriété ? La question se posera lorsque telle ou telle association peinera à convaincre. Et cette longue improvisation donnée en compagnie d’Akira Sakata – concert enregistré au Kargart d’Istanbul le 17 janvier 2015 – pourrait bien en offrir l’occasion.
Est-ce que le saxophoniste a connu (et récemment encore) des associés d’une autre trempe (Jim O’Rourke, Chikamorachi, ou paire Berthling / Nilssen-Love) ? Passant d’alto en clarinette, son implication est la même, et son invention intacte. Mais l’accompagnement se traîne, loin derrière l’implication, plus loin encore de l’invention. Un rock-folk-psychédélique s’évertue – la guitare d’Umut Çağlar et le saxophone passé en machine de Korhan Futaci cherchant l'inspiration dans de maintenant vieilles recettes – à rendre à Akira les coups qu’il lui a mis, mais en vain. La musique aura permis le voyage, mais ne l’aura pas valu.
Konstrukt, Akira Sakata : Kaishi: Live at Kargart (Holidays)
Enregistrement : 17 janvier 2015. Edition : 2015.
2 LP : A1/ Part I A2/ Part II B1/ Part III B2/ Part IV
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Akira Sakata apparaîtra deux fois au festival Météo cette année : seul à la Chapelle Saint-Jean, le vendredi 28 août et en trio Arashi avec Johan Berthling et Paal Nilssen-Love (souvenir d'Arashi) le lendemain au Noumatrouff.
Akira Sakata, Johan Berthling, Paal Nilssen-Live : Arashi / The Thing, Thurston Moore : Live (Trost, 2014)
Enregistré en studio, à Stockholm, le 19 juillet 2013, Arashi (soit : orage) donne à entendre Akira Sakata avec une section rythmique qu’un piano aurait toutes les difficultés du monde à intégrer. C’est que la contrebasse de Johan Berthling et la batterie de Nilssen-Love – qui se fréquentent notamment en Godforgottens – laissent peu d’espace qui n’est pas réservé au souffleur.
On l’avait imaginée plus « épaisse », mais la formule rappelle les expériences Chikamorachi. C’est que l’alto en impose et que sa foudre a pris l’habitude de toucher, en premier lieu, chacun de ses partenaires. Comme Darin Gray et Chris Corsano, Berthling et Nilssen-Love accompagneront donc le saxophoniste le long d’ascensions fulgurantes et de chutes vertigineuses – sur Dora, la contrebasse et la batterie réceptionneront cependant leur hôte avec maestria –, affineront les contours d’une expression morcelée ou salueront ses efforts d’apaisement (à la clarinette, sur Fukushima No Ima).
Mieux, Berthling et Nilssen-Love révèlent les noirs du Japonais, et puis, quand sa voix perce et explose au détriment du saxophone et de la clarinette, recueillent un à un les mille éléments qui composent le son de l’orage. D’un orage fantastique, puisqu’imaginé par Akira Sakata.
Akira Sakata, Johan Berthling, Paal Nilssen-Love : Arashi (Trost)
Enregistrement : 19 juillet 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Arashi (Storm) 02/ Ondo No Huna-Uta (Rower’s Song of Ondo) 03/ Dora 04/ Fukushima No Ima (Fukushima Now)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Qui, après le passage d’Arashi, demandera une autre une dose de Nilssen-Love devra aller entendre ce concert enregistré par The Thing en présence (vraiment !) de Thurston Moore – 10 février 2013, Café Oto. Une demi-heure et deux pièces : Blinded By Thought, que le batteur bouleverse par son entrée : nerveux, écorchés voire, Gustafsson et Håker Flaten opposent d’épais graves aux aigus de guitare inspirée ; Awakened By You, qui attend au son de slides et de larsens que deux notes de baryton s’occupent de sa structure. Certes la formule tient du rituel mais, cette fois, le rituel fait effet.
The Thing, Thurston Moore : Live (Trost)
Enregistrement : 10 février 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Blinded by Tought 02/ Awakened by You
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Akira Sakata, Giovanni Di Domenico : Iruman (Mbari, 2013)
Il y a deux sortes de fluidité ici. Celle du benjamin, Giovanni Di Domenico, est conditionnée par des ambiances crépusculaires. Le pianiste égrène le velours mais évite tout lyrisme facile. Il est celui qui fredonne la mélodie, ne se détache que très rarement du cadre. C’est un homme de soutien et de confiance. A l’opposé, celle de l’aîné, le bouillonnant Akira Sakata, multiplie les entailles. Giuffrien et bourdonnant à la clarinette, le japonais agrippe des souffles batailleurs. Son alto est épais, harcelant, frondeur. Il fissure parfois la flexibilité de son partenaire.
Mais, toujours, se trouvent et ne se lâchent plus. Nus et frémissants, benjamin et aîné forment un couple parfait. Ne se perdent jamais dans la facilité. Et par deux fois rejoignent le poignant quand la voix gémissante et ancestrale de Sakata auréole de son âme déchirée un disque ne manquant ni de charme(s) ni d’atout(s).
Akira Sakata, Giovanni Di Domenico : Iruman (Mbari Musica)
Enregistrement : 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ A Piece of Silence 02/ Yellow Sand Blowing from China 03/ Lotus Blossom in a Old Pond 04/ Voice from a Temple in the Deep Mountain 05/ Bud I 06/ Water Coming Into Rice in the Spirit 07/ The Peaceful Atmosphere of a Wood Sukiya-Style Temple 08/ The Bee and the Sunshine 09/ Papiruma 10/ Bud II
Luc Bouquet © Le son du grisli
Peter Brötzmann Chicago Tentet : Concert for Fukushima (Pan Rec / Trost, 2013)
Assez solides, les planches du Stadttheater de Wels, Autriche, pour accueillir, le 6 novembre 2011 à l'occasion d'un hommage aux victimes de la catastrophe de Fukushima, le Chicago Tentet de Peter Brötzmann augmenté de quatre Japonais de poids (Toshinori Kondo, Michihiyo Yagi, Otomo Yoshihide et Akira Sakata).
Les caméras de Pavel Borodin montrent tout de même qu'un invité chasse l'autre auprès de l'épaisse formation : Kondo, d'abord, se ralliant sur l'instant à la fougue qui emporte un hymne que l'on croirait illustratif ; Yagi, dont les kotos encouragent les vents à redoubler d'ardeur, et qui se recueillera seule sur les deux notes d'une berceuse, parenthèse refermée par un Tentet alarmant ; Yoshihide, cinglant d'abord à la guitare, puis occupé à de patientes recherches sur l'harmonie des lignes à l'invitation de Brötzmann, Vandermark et Gustafsson – un motif de trois notes qu'il mettra au jour et fera tourner relancera la furieuse machine ; Sakata, pour conclure, sur une pièce qui double souvent tel instrument privilégié : course d'alto entamée avec Brötzmann à laquelle feront écho Bishop et Bauer, puis clarinette couplée à celle de Vandermark, combinaison qui attirera tous les musiciens à elle.
Ce sont-là quatre paysages jouant d'éléments différents mais d'une force partagée, et de caractéristiques nées de leur rencontre : méditative, habile, espiègle, ardente.
Peter Brötzmann Chicago Tentet : Concert for Fukushima, Wels 2011 (PanRec / Trost / Metamkine)
Enregistrement : 6 novembre 2011. Edition : 2013.
DVD : 01-04/ Japanese Landscapes 1-4
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Akira Sakata : First Thirst / Horyu-Ji / Jikan / New Japanese Noise (Not two, El Negocito, PNL, 2018-2019)
L'iconoclaste Akira Sakata est de la quarantaine d'interviewés de Micro Japon, livre de Michel Henritzi à paraître samedi aux éditions Lenka lente...
Si l’on ne présente plus Akira Sakata, il faudra rappeler que Nicolas Field, son partenaire du jour – certes, le duo a été enregistré à Genève en 2008 –, fait partie de ce Buttercup Metal Polish qui intéressa il y a quelques années (aussi) auprès de Jacques Demierre. Avec le Japonais, le batteur doit faire avec d’autres notes qui tombent en cascade : lui semble aller d’abord à contre-courant, avant de régler son pas sur celui de Sakata. Avec une énergie débordante – celle qu’on lui connaît, dont il a fait sa marque –, le souffleur invente en fantaisiste éclairé : son free jazz profite des coups de Field, tandis qu’il pâtissait plus récemment des brillances du pianiste Simon Nabatov sur Not Seeing Is A Flower, disque Leo publié l’année dernière.
Avec un autre pianiste de ses habitués, Giovanni Di Domenico, Sakata enregistrait aussi récemment cet Hōryū-Ji : deux improvisations remontées mais inégales nous permettent surtout de faire connaissance avec la tranchante conception que se font Christos Yermenoglou de la batterie et (plus encore) Giotis Damianidis de la guitare électrique. Malgré l’invention toujours d’équerre de Sakata, la compagnie a donc son importance. C’est ce que démontre son association avec un autre batteur, Paal Nilssen-Love, au son, d’abord, du quatrième disque d’Arashi – trio qu’ils forment depuis 2013 avec le contrebassiste Johan Berthling. Des tintements de clochettes ouvrent ce concert enregistré le 11 septembre 2017 au Pit Inn de Tokyo. C’est ensuite un archet grave et Sakata qui, à la voix, donne dans un théâtre d’ombres : si la signification des paroles nous échappe, l’essentiel est encore dans le mystère et l’énergie déployée. Comme le langage de Sakata n’est pas vernaculaire, le voici s’adaptant aux gestes de ses partenaires : c’est un folklore imaginaire qui glisse alors entre deux saillies expiatoires. Sur le morceau-titre, les musiciens vont par exemple au rythme lent des caravanes, serpentent avant d’embraser le désert même. La compagnie est « harassante » mais elle ne manque pas de panache et, si ce n’est quand Sakata se fait impressionniste – c’est le cas, souvent, quand il abandonne l’alto pour la clarinette –, elle brille aux éclats.
L’entente est telle que Nilssen-Love ne pouvait, au moment de fomenter ce New Japanese Noise dont c’est ici le premier disque, imaginer ne pas y retrouver Sakata. La formation est plus iconoclaste, les deux hommes évoluant en concert à Roskilde le 4 juillet 2018 aux côtés de Kiko Dinucci (guitare électrique), Kohei Gomi et Toshiji Hijokaidan Mikawa (électronique). Nilssen-Love n’attend pas et bat fort, c’est sans doute qu’il faut être à la hauteur de l’enjeu – on sait la concurrence du « bruit » nippon. L’électronique, elle, est tremblante et la guitare pressée : quand l’alto se retire, l’allure ralentit. Les musiciens s’essayent alors à d’autres nuisances : redite d’un court motif arpégé, marche qu’emmènent la clarinette et l’électronique, râles sur ponctuation fiévreuse, progression d’accords soudain sacrifié à un free incandescent. En cinq temps, l’épreuve tonne et même surprend – attendait-on de Nilssen-Love qu’il offre autant d’espace à ses partenaires de bruit ?
Interview de Gilbert Artman
A l’occasion de la parution d’Agitation Frite, livre de Philippe Robert consacré à l’underground musical français de 1968 à nos jours, le son du grisli publie cette semaine une poignée de chroniques en rapport avec quelques-uns des musiciens concernés en plus de deux entretiens inédits tirés de l’ouvrage...
Théâtralisation, scénographie, cinétique extraordinaire : avec Urban Sax, Gilbert Artman explore in vivo l'urbanisme sonore, spatialise in situ la musique et transfigure in fine la réalité. À la batterie dans Catalogue, c'est la no wave à la française qu'il séquence et participe à inventer. Batterie, vibraphone, claviers… Composition, production, musiques de films… Pluridisciplinarité. De Lard Free à sa collaboration avec Pierre Henry, Gilbert Artman se révèle « archéo-futuriste mâtiné de barbare » comme l'écrit à son sujet le peintre / écrivain Marc-Louis Questin. Cet entretien, extrait du livre Agitation Frite, a été réalisé en décembre 2016.
Comment rencontres-tu Pierre Clémenti, avec qui tu travailles sur plusieurs des films qu'il a réalisés, dont Visa de censure n°X à la musique duquel tu participes au sein de Delired Cameleon Family, entre autres aux côtés de Tim Blake, Cyrille Verdeaux, Ariel Kalma ? Flash back abyssal ! Période où le présent se conjuguait sans appréhender le futur… La chronologie est forcément incertaine. Seule certitude, la première rencontre avec Pierre a eu lieu lorsqu'il est venu assister à un concert-performance de Lard Free sur des projections (géantes pour l'époque) des œuvres de Vasarely sur une façade aveugle, dans une cour du 13e arrondissement de Paris. Nous avons terminé la soirée selon une des coutumes de Pierre, devant un plateau d'huitres à La Coupole. Quelque temps plus tard, jouant également du saxophone ténor, il rallia Urban Sax pour se joindre aux répétitions avec notre ami commun Antoine Duvernet, participant épisodiquement aux premières performances du groupe. Ce n'est que bien plus tard, alors que je préparais au Centre Pompidou, dans le cadre de La Revue Parlée de Blaise Gautier, un travail avec Angeline Neveu, poétesse, et Henri-Jean Enu, plasticien (également membre du groupe Fille Qui Mousse et directeur de la revue Le Parapluie), qu'il m'a demandé de participer en invité à la musique de ses films New Old et Visa de Censure n°X. À cette époque, nous partagions le studio du service audiovisuel au Centre Pompidou, et il m'a proposé de réaliser la B.O. de son film suivant : À l'ombre de la Canaille Bleue. Simultanément, nous travaillions ensemble sur un très beau et tumultueux projet de Pier Paolo Pasolini : Pilade. Ce projet était en partie porté par le Centre Pompidou de Paris et l'Opéra de Florence. La partie italienne était sous la direction de Marcello Daste, metteur en scène italien. Pilade, selon Pasolini, était une réflexion ouverte sur la démocratie dans la cité face à la corruption du pouvoir, de droite comme de gauche. Sans en connaître les raisons précises, ce projet, plusieurs fois reporté, est resté dans les placards de l'oubli... J'avais entretemps participé à l'enregistrement des deux premiers albums de Clearlight Symphony pour Cyrille Verdeaux au Manor de Virgin. C'est donc tout naturellement que nous nous sommes retrouvés sur le projet de Visa de Censure. Pour Pierre et Cyrille, c'était je pense l'occasion de réunir la grande famille. Je me rappelle être intervenu : le raout quelque peu décalé était déjà commencé, le studio largement enfumé, les musiciens jouaient en direct, sur les images projetées, parfois dénudés (heureux délire psychédélique), communauté d'un instant, mémoire floutée. Le studio transformé en bivouac, les musiciens passant d'un instrument à un autre sur des thèmes concoctés par Cyrille Verdeaux et Yvan Coaquette. Il fallait bien toute cette instrumentation pour être en phase / hors phase avec les images et propos de Pierre Clémenti. Redoutant quelques débordements-outrances, les équipes des studios Pathé-Marconi se relayaient derrière les hublots du studio...
Le premier disque de Lard Free sort en 1973, pour le compte de Vamp Records, le label de Gabriel Ibos avant qu'il ne crée Spalax Music. Qui, d'ailleurs, sortira en 1997 les premiers pas du groupe datant de 1971-1972 ! Le premier disque enregistré par Lard Free en 1971 est en fait celui qui est sorti en 1997, c’est exact. C'était effectivement les premiers pas du groupe, puisque bizarrement, c'est en remportant le tremplin du Golf Drouot que nous avons eu accès à quelques heures d'enregistrement dans le studio des éditions Chapell. Ce qui a permis d'enregistrer en une après-midi les deux premiers titres : « Choconailles » et « Petit tripou du matin ». C'était notre première approche d'un enregistrement en studio. Le groupe était alors composé de François Mativet (guitare), Dominique Triloff (orgue), Philippe Bolliet (saxophones, flûtes, clarinette, demi-clarinette), Jean-Jacques Miette (guitare basse, contrebasse) et je tenais les tambours.
Quelles étaient tes influences à l'époque de ces deux disques ? Soft Machine ? Frank Zappa ? Le free jazz ? Le krautrock ? Durant cette période, les influences étaient multiples, chaque membre du groupe ayant ses propres désirs et sa culture musicale. François Mativet était sûrement le plus iconoclaste, puisqu'il pouvait aussi bien jouer façon manouche, qu'être sous influence John McLaughlin, Hendrix (bien sûr), en appréciant la musique indienne, tout en continuant ses études de guitare classique. Son jeu était imprégné de toutes ces choses mêlées dont il était le seul à pouvoir tirer parti. Autre particularité, il enduisait son manche de guitare (ses cheveux aussi, accessoirement) d'huile de cuisine, par souci de virtuosité... Il demeure pour moi un guitariste et un personnage d'exception. Philippe Bolliet, en revanche, était infiniment plus posé, peu causant, mais très activiste dès qu'il embouchait ses saxophones alto et ténor en même temps, un peu à la façon de Roland Kirk et du saxophiniste de Van der Graaf Generator. Il continuait en parallèle ses études de flûte et clarinette. Il était le lien du groupe. Le nom de Soft Machine serait plutôt lié au travail de Dominique Triloff, issu du conservatoire Rachmaninov, où il étudiait sous la direction de Jean Catoire. Dominique était très imprégné de l'école dite de Canterbury. Jean-Jacques Miette, le corse revendiqué, posait élégamment, et non sans humour, ses parties de basse. Il ne faudrait pas oublier l'étonnant / détonnant / déconnant Jacky Chantrier, notre sonorisateur préféré, qui, lors des concerts, inquiétait dans ses installations à la fois les musiciens et les spécialistes du son des différents lieux qui nous accueillaient. Pour ce premier enregistrement, je pense que la musique reflète bien cette période et l'approche très éparpillée des membres du groupe. C'est cette diversité qui nous permettait de défricher à l'aveugle de nouvelles contrées.
Oui, mais tes influences à toi ? La découverte. J'étais amateur de jazz depuis l'enfance, grâce aux émissions à la radio et de temps en temps à la télévision (festival de jazz d'Antibes, émissions de Jean-Christophe Averty), ainsi qu'aux magazines (Jazz Hot et Jazz Magazine, de Panassier à Philippe Carles, en passant par Siné et Boris Vian). C'était la découverte d'un monde parallèle, qu’il s’agisse également de musique ou de littérature, et ceci, depuis la province.
Quand commences-tu vraiment la batterie ? C'est à 17 ans que j'ai pu pratiquer mes premières aventures à la batterie, dans une boîte glauque du port du Havre (le Café de l'Europe), dans laquelle je remplaçais le batteur officiel durant ses pauses. Je suis gaucher, et le fait de jouer sur une batterie standard (de droitier) impliquait un jeu un peu différent. Ce qui a fait de moi un éternel musicien gaucher contrarié. Je suis passé, en quelques années, de King Oliver au double quarette d'Ornette Coleman, avec bien sûr des découvertes incontournables : Charlie Parker, Thelonious Monk, Eric Dolphy, Yusef Lateef, Cecil Taylor. En même temps que la naissance du groupe, je découvrais de nouvelles musiques grâce à quelques amis (Gilles Yéprémian, François-Robert Lloyd) : d'autres musiques, un autre monde. Lorsque tu parles de Frank Zappa, je l'avais entendu, évidemment, sur les platines des amis, mais c'est surtout un concert de son acolyte Captain Beefheart qui m'a « allumé » littéralement. Pour moi, il y avait une autre forme d'énergie, une notion du son très puissante pour l'époque, une folie joyeuse, moins rigide, plus tripale, tribale. Il y avait à l'époque deux bassistes, dont Rockette Morton, et l'incroyable Ed Marimba à la batterie : ils formaient une rythmique implacable et dévastatrice.
Comment réagissait le public d’alors ? Le public était très différent, moins guindé et plus actif que dans les concerts de jazz. Cela m'ouvrait de nouveaux horizons de musique et de vie.
Tu as enregistré en duo avec le vibraphoniste Robert Wood, pour le compte du label Edici. Nous avions une proposition du producteur du groupe Catharsis, et rendez-vous fût pris au studio Saravah tenu par l'excellent ingénieur du son Daniel Vallancien. Le vibraphoniste anglais Robert Wood avec qui j'avais enregistré le disque Sonabular, et joué en trio avec Kent Carter, nous a rejoints dans Lard Free en remplacement de Dominique Triloff. À l'époque, je jouais autant de la batterie que d'un très encombrant « cadre de piano râpé et frappé », ainsi que d'un « clairon vibré » dans les cordes, en en utilisant les harmoniques. Le producteur ayant assisté à la deuxième matinée d'enregistrement, certainement déstabilisé par la musique produite, régla la journée de studio en cours, et décida d'en rester là. Le disque Unnamed est le résultat de ces deux courtes expériences de studio.
La même année que Sonabular, sort « le disque au couteau », Gilbert Artman’s Lard Free, sur Vamp Records. Concernant le disque de Lard Free de 1973, il a été enregistré dans une dynamique nécessaire. Gabriel Ibos et Didier Guinochet nous ont annoncé, cinq jours avant, que nous avions trois jours réservés au studio Island de Londres, avec l'ingénieur du son Frank Owen. Nous étions en stand-by, François Mativet et moi. Philippe Bolliet était à l'armée (n'ayant pas obtenu d'autorisation de quitter le territoire, il a écopé d'un mois de prison à son retour). Nous avions fait quelques répétitions avec le bassiste Hervé Eyhani qui découvrait avec grand intérêt les possibilités qu'offrait l'ARP 2600. Souffrant, notre guitariste a passé les deux premiers jours allongé sur un sofa dans le studio, et il n'a enfourché sa guitare qu'après avoir retrouvé de l'énergie, le dernier jour avant le mixage. Nous avions donc décidé d'opter pour une musique minimaliste, jouant sur la retenue. À sa sortie, le « disque au couteau » a été pendant deux semaines la sélection pop du Pop Club de José Arthur sur France Inter (merci Pierre Lattès). Ce qui, alors, nous permit de continuer l'aventure.
Sur I'm Around About Midnight, l'album de Lard Free de 1975, figure Richard Pinhas. Comment vous rencontrez-vous ? J'ai assisté il y a bien longtemps à un concert en la petite église de Saint-Gervais où Richard ouvrait magistralement la porte à un concert de Nico accompagnée de son harmonium indien. Son approche très personnelle de la guitare, cinglante et sans concession dans cet environnement « christique », ouvrait vers de nouvelles expériences, dans un lieu à la réverbération naturelle unique. Richard m'a offert son disque enregistré avec Deleuze, Le Voyageur, et lorsque nous nous sommes revus dans son antre de l'Île Saint-Louis, au milieu de sa fabrique à sons, je lui ai proposé d'enregistrer (là encore, dans l'urgence) et de participer au second album de Lard Free. Comme je le disais précédemment, j'étais très attaché au jeu de guitare de François Mativet, parti vivre en Auvergne, et je ne voyais que la vigueur des accords plaqués de Richard Pinhas pour refléter la rigueur hargneuse, dégagée des musiques planantes d'outre-Rhin de cette période, que je voulais donner à cet album. Nos producteurs nous avaient obtenu trois jours d'enregistrement aux studios Ferber. Il a fallu passer une demi-journée à expliquer à l'ingénieur du son que nous n'étions pas un groupe de free jazz et que nous avions besoin de travailler en multi-pistes : j'ai dû lui montrer un graphisme du mixage envisagé pour qu'il accède à ma demande !
Tu écoutes ce que fait Richard aujourd'hui avec Masami Akita (Merzbow), Wolf Eyes, Oren Ambarchi ? J'ai revu Richard récemment en concert au Triton des Lilas (Paris) en fort belle compagnie : Pascal Comelade, Patrick Gauthier, le batteur nippon Tatsuya Yoshida, et une jeune électro-saxophoniste, Ono Rioko à l'énergie sublimée... Que dire de ce moment distordu ? Grand Free Funk ? Metallica ? Ambiance fiévreuse ! Et pour cause : dans l'espace d'une salle de bains ! En fait je rêverais d'entendre Richard en solo, avec trois fois trois corps Marshall ou plus, dans le splendide espace du Grand Palais, ou sur la terrasse d'accueil du Train Bleu de la Gare de Lyon. Que font les musées ? Que fait la SNCF ? Redonnons un peu de vie, bordel !
Tu deviens, au début des années 1980, le batteur du groupe punk / no wave français ultime : Catalogue ! J'ai rencontré Jac à Politique Hebdo, pour la préparation du Festival de leur journal à Lyon. Nous y présentions nos projets respectifs : Opération Rhino et Urban Sax. Opération Rhino était constitué d'excellents musiciens, issus des différentes tendances du jazz, l'ensemble restant cohérent et très ouvert. Dans cette équipe à géométrie variable, j'ai surtout le souvenir d'une chanteuse-performeuse, Dyali Karam, qui nous avait rejoints pour l'hommage posthume au guitariste Joseph Dejean. Elle était arrivée avec un très élégant fourreau noir et des gants montants rouges ; elle avait déclamé des textes allumés, voire illuminés. Nous avons fait plusieurs concerts avec elle, notamment à Gand, où elle était étrangement habillée d’un short en fourrure (je pense qu'elle se fabriquait ses vêtements) : c'était une forme de Body Art ! Je l'ai rencontrée ensuite dans un festival à Reims, où elle se produisait sous le nom de Bruce Lili, réalisant une performance tout à fait détonante, décalée : elle travaillait avec son ami plasticien-coloriste qui avait fait une installation de postes TV, et elle chantait en s'accompagnant à la guitare des textes à la couleur… heu… pornographique ? Ce n'était ni Lydia Lunch ni Diamanda Galas : mais cela a jeté un trouble dans tout le public. C'était étrange – une merveilleuse performeuse.
Avant les deuxième et troisième albums Pénétration et Insomnie, c'est Jean-Pierre Arnoux qui tient la batterie. Nous avons fait quelques concerts avec deux batteries, celle de l'excellent Jean-Pierre Arnoux effectivement, et moi-même. Arnoux a fini par rejoindre le groupe Malicorne, et à son départ, ils ont fini par m'introniser batteur officiel du groupe, chemin torturé vers la gloire ! Ce qu'ils préféraient dans mon jeu, c'était la boîte à rythmes de mon petit orgue ! Je pense qu'à 50 ans, on peut se permettre d'aborder les musiques légèrement « déviantes », et la rencontre de mes deux amis (néanmoins « chieurs », et l'un plus que l'autre) m'a permis de renouer avec les tambours. Exercice physique, bienfaisant et fracassant. Renouer avec le geste et le reflexe. Un jour, on s'est retrouvé à jouer dans un festival punk, dans lequel les plus âgés devaient avoir 22-23 ans, à la Rote Fabrik de Zurich. Le regard narquois et étonné qu'ils ont porté sur nous était finalement bienveillant ! Jac a craché ses poumons, Jean-François a pété ses cordes, puis fracassé sa guitare (ou comment rester jeune à tout prix), moi je ne me souviens pas bien... Avec eux c'est la vraie vie, la musique est vraie aussi, même les imperceptibles imperfections sont toujours perfectibles ! Enfin ça, c'est le problème du public, ce qui nous échappe bien heureusement.
En pleine apogée punk, tu sors un premier disque d'un projet particulièrement ambitieux : Urban Sax. Comment t'en est venue l'idée ? Ambitieux ? Je ne pense pas, du moins au départ. Mais après tout, si les architectures ou les projets le sont, alors, pourquoi pas ? La première idée correspondait davantage à une notion « poétique » d'agit-prop urbaine travaillant sur la spatialisation des sons, l'architecture, la ville : promener des sons dans et sur la ville, utiliser l'acoustique des places et les lieux, pour en finir ou plus simplement s'éloigner du spectacle frontal. Que ce soit dans le classique, le jazz ou le rock, l'action reste scénique. Mon intérêt se portait davantage sur les lieux, l'urbanité : gare, église, fabriques – leur fonctionnement… Jouer, performer en dehors des circuits habituels du spectacle, créer des lointains sonores autour d'un site (les Tibétains ont travaillé tout cela bien avant nous), créer des travellings sonores à travers et autour du public. Le groupe s'est constitué progressivement, de bouche à oreille. En répétition il fallait que nous soyons un minimum de seize saxophonistes, afin de spatialiser les premières partitions en quatre coins indépendants entourant un public imaginaire. Le groupe a toujours été et est encore agréablement hétéroclite. Les musiciens arrivent de tous horizons musicaux (jazz, rock, classique, punk, mais aussi théâtre, cinéma, arts plastiques) pour autant qu'ils aient une pratique du saxophone et une envie de se prêter à ce genre d'aventure. Il leur faut une certaine abnégation de la virtuosité ou de la connaissance musicale pour mettre en pratique les simples modulations d'un son continu, musique somme toute on ne peut plus minimaliste. Peut-être qu'en pleine effervescence punk, cela semblait tout à fait pertinent ou opportun d'amener une déstructuration différente du son...
L'approche était singulière. Depuis l'écoute du double-quartette d'Ornette Coleman dans les années 1970, toute approche de la musique me semblait compliquée en tant que musicien. Les Monk, Coltrane, Cecil Taylor, Sun Ra, Eric Dolphy, Archie Shepp, Yusef Lateef avaient ouvert des voies, créé des émules pour des décennies. À cette époque, le théâtre, la danse, les performeurs amenaient vers d'autres imaginaires. On n'imagine pas à quel point les programmateurs de théâtres, de festivals, les programmateurs radio aussi, ont eu de l'importance dans ces mouvements. Ces défricheurs de culture du monde, ancienne et contemporaine, ont permis l'émergence de talents, d’agitateurs de l'ombre, de la contre-culture, en prenant au moins autant de risques que les artistes eux-mêmes. Que sont devenus les Daniel Caux, Lew Bogdan, Pierre Lattès, Patrice Blanc-Francard ? Grâce à ces débroussailleurs, j'ai pu découvrir les musiciens d'ailleurs. L'écoute des musiques rituelles nous reconnecte à des notions cycliques et fonctionnelles plus proches du quotidien, de la vie.
Tu te souviens de vos premières performances ? Une des premières s'est faite un 21 juin, au petit matin – la Fête de la musique n'existait pas encore. Nous avions repeint, à la chaux, une croix signalétique de 200 mètres, au carrefour des rues Daguerre et Gassendi, à Paris, dans le 14e arrondissement, avec la plasticienne Isabelle Da et le coloriste Bernard Guillot, dans l'idée d'une purification / toilettage, d’un assainissement de printemps. La performance était opportunément éclairée par les gyrophares des voitures de police, et de temps en temps ponctuée par leurs sirènes. Le tout en harmonie avec les habitants des lieux qui participaient en balançant de la farine depuis leurs fenêtres. À l'époque, nous étions équipés de combinaisons blanches de désamianteur, et la performance durant six heures, de minuit à six heures du matin précisément, certains musiciens s'étaient ornementés de poches à urine fournies par l'hôpital Cochin afin de performer sans interruption ! La partition évoluait, de façon rigoureuse, en même temps que le blanchiment des rues, en montant d'un ton tous les trois mètres. La performance s'appelait d’ailleurs : « Ton sur ton ». C'est dans l'exacte continuité de ce projet que nous voulons actuellement réaliser « Raga Poubelles ».
Comment passer d'une spatialisation in situ au disque ? Dans notre désir de fonctionnement spatialisé, effectivement, l'idée même d'un disque relevait du non-sens. La transcription de notre pratique musicale « en stéréo » n'était pas évidente. Nous avons donc, pour la réalisation du premier album, opté pour une linéarité un peu excessive. Depuis la réalisation du dernier album (Inside), l'idée de repenser les précédents en 5.1, afin de restituer le concept originel, a toutefois fait son chemin. Beaucoup de personnes sont actuellement équipés d’un home cinéma, et il existe de petites chaînes 5.1 de bonne restitution à partir de 79,90 € : les soldes commencent le 11 janvier, ouverture des grilles à neuf heures du matin (rires).
Akira Sakata, le saxophoniste japonais connu pour sa participation au trio de free jazz du pianiste Yosuke Yamashita, mais aussi Pascal Battus, Éric Barret ou Werner Durand, ont participé à Urban Sax. Pascal Battus a fait partie de l'aventure « urbanienne » sur une belle période. J’ai surtout découvert sa musique par un joli hasard. Alors que je m'étais assoupi sous la scène, entre deux soundchecks dans le silence du théâtre, Pascal a investi la scène pour une performance d'une grande sensibilité, profitant du même silence : avec juste une timbale et son vibraphone, il a produit des sons absolument subtils, faits de frottements et de cliquetis. Un merveilleux moment d'une extrême musicalité, qui donnait là toute la logique de son travail : magie en devenir ! Je reste à l'écoute de son parcours par le biais d'amis communs. Werner Durand, arrivant sur Paris au tout début du groupe, a habité chez moi durant son séjour en France. Là encore, un musicien du monde, qui construit et expérimente ses structures sonores. Je continue à suivre ses expérimentations par ses enregistrements, toujours très zen, tout à fait à son image. Une performance d’Urban Sax à Tokyo a été donnée à l'occasion de l'ouverture du premier centre multimédia sur la ville : elle faisait appel à de nombreux intervenants, au réalisateur Yuichi Araya, et à Hiroyuki Nakano pour l'installation vidéo, dans l'exact prolongement de ce que nous avions commencé avec Nam June Paik au centre Pompidou. Nous avions croisé à plusieurs reprises, lors de festivals internationaux, les danseurs de la troupe des Shangai Juku, dont Goro Namerikawa (Goro San) qui nous a aidés sur le montage de ce projet, et par lequel j'ai pu rencontrer les danseurs participants à notre performance. C'est surtout sur les conseils du saxophoniste Yasuaki Shimizu que le projet sur Tokyo a pu se concrétiser. C'est par son intermédiaire que j'ai fait la connaissance du toujours étonnant et bondissant Akira Sakata, dans cette foultitude d'évènements et de rencontres que représentait notre concert à Tokyo, après les huit jours de pré-shooting dans la ville avec le groupe et l'équipe de tournage. Akira est une vraie star dans les milieux jazz et free au Japon. Alors que je lui demandais s'il n'était pas frustré de ne pouvoir s'exprimer comme à son habitude, il a rétorqué : « J'ai joué plus de notes avec mon sax que ma mémoire ne peut restituer. Dans ce projet mon rôle est celui d'un « passeur de sons et de séquences. » Seul le public a la globalité de l'écoute ! » Et d'évoquer les nombreuses possibilités qu'offre notre fonctionnement. On l'a retrouvé dans un bar d'hôtel où il nous a fait une démonstration décoiffante en donnant vie aux musiciens très sages du dit bar.
Comment en vient-on à collaborer avec Pierre Henry ? Passionnante et prenante aventure. Après avoir assisté à un concert d'Urban Sax au Théâtre de l'Est Parisien, Pierre Henry nous a contactés pour une étonnante proposition : collaborer avec lui sur une commande de l'Opéra de Paris pour le spectacle des Noces Chymiques, allégorie alchimique et base spirituelle de le confrérie des Rosecroix. Le thème reprenait le voyage initiatique de Christian de Rozencreutz affrontant des épreuves. Les Noces sont sensées rendre possible l'union sacrée de l'âme humaine avec le Divin. Notre rôle "profane" de musiciens dans cette aventure, après hésitation, a reçu l'agrément de toute la troupe : Claude Debussy et Erik Satie ont fait partie de la confrérie rosicrucienne, très brièvement pour Erik Satie qui s'en est éloigné, avec son humour légendaire, sous le nom de L'Église Métropolitaine d'Art de Jésus Conducteur dont il se proclama Le Grand Parcier. C'était la première fois qu'en tant que groupe nous intégrions un projet pluridisciplinaire de cette ampleur. Je connaissais déjà l'équipe du Groupe de Recherche Chorégraphique de L'Opéra de Paris grâce à Jorma Uotinen qui avait fait partie de nos danseurs lors des soirées inaugurales du Forum des Halles à Paris. Il est maintenant directeur de la danse au ballet national de Finlande, et reste notre contact privilégié lors de nos performances en Finlande. Bien sûr je croyais connaître les musiques de Pierre Henry que j'avais déjà écoutées sur disques, mais vivre cette expérience dans son studio m'a permis de découvrir la méticulosité de son travail. Le voir dans son atelier, puis l'écouter déverser et diffuser ce flot sonore dans les dorures de la salle Favart, tout en respectant (favorisant, même) notre fragile dispositif de musiciens acoustiques, représentait pour nous, profanes de cette musique, un vrai privilège. Lors des réunions de préparation dans sa maison avec l'équipe de scénographes, chorégraphes et acteurs, on se retrouvait rapidement seuls, Pierre Henry et moi. La puissance conséquente du SON qu'il déversait en multi-sources (six JBL 4333) éloignait très rapidement l'ensemble des collaborateurs. Nous échangions très peu en paroles, ce qui laissait toute sa place à la musique. Si on pouvait légitimement se poser la question de la puissance à laquelle nous écoutions la musique dans son atelier, tout trouvait cependant sa logique. Nous, musiciens, étions autant de sources sonores mouvantes utilisant toutes les ressources offertes par l'architecture d'un théâtre à l'italienne (balcons, salle, fosse d'orchestre, etc.). Nous avons aussi travaillé ensemble par échange d'écoute de bandes magnétiques concernant les différents tableaux du livret. De manière épistolaire, chacun pouvant réécrire selon les changements de la scénographie. Grace à la bienveillance et à l'entière liberté que nous a offert Mr Pierre dans cette aventure, ce fut pour moi une découverte, pour le groupe aussi je pense, à la fois dans la préparation et la réalisation dans la salle Favart. En ce qui concerne la matière brute du son, ses manipulations en couches affinées de subtil relief fractal n'ont rien à envier à personne : une vraie scénographie sonore faite de polyrythmies au groove proche des percussions Dogon des premiers films de Jean Rouch. Lorsque EMI nous a proposé d'enregistrer Paradise Lost, les choses furent très différentes, même si nous avons continué à travailler de façon épistolaire. Nous savions bien entendu que le résultat de ce travail serait pour un disque en stéréo. On peut penser ou espérer que cette même musique remixée et spatialisée en multipoints restituerait plus fidèlement ce travail accompli. Il serait même peut-être intéressant qu'il y ait un mix proposé par Mr Pierre, et un par Urban Sax.
Finissons sur d'autres grandes formations : comment vois-tu le travail d'Urban Sax par rapport aux ensembles de guitares de Rhys Chatham et Glenn Branca ? Je ne connais pas suffisamment leur travail pour en parler.
Dommage. Merci Gilbert.
Akira Sakata : Dance (Enja, 1981)
Ce texte est extrait du deuxième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Avant Thurston Moore, Akira Sakata est arrivé jusqu’à Brigitte Fontaine par le biais de l’Art Ensemble of Chicago (augmenté de Leo Smith). Le document qui le prouve a pour nom Dance, enregistrement d’un concert donné à Munich en 1981 qu’Enja publia sans attendre. Sakata (saxophone alto, clarinette et voix), Hiroshi Yoshino (basse) et Nobuo Fujii (batterie), y interprètent trois titres du meneur augmenté de Comme à la radio, chanson d’Areski Belkacem que Fontaine enregistra en 1969 aux côtés de Joseph Jarman, Roscoe Mitchell, Leo Smith, Malachi Favors et Areski aux percussions lointaines. Voilà pour l’anecdote. Car la reprise est en effet plutôt anecdotique, à peine recommandable si ce n’est pour l’art qu’a Sakata de vibrionner sur les plaintes d’une contrebasse vagabonde, en tout cas loin de l’intensité de l’originale capturée au studio Saravah.
Ce que Dance a de notoire est donc à trouver ailleurs. Avant tout dans cette faculté qu’a le trio en place, formé l’année précédente, de ne pas faire tourner à vide des inventions d’une autre époque – peut-on dire aujourd’hui que les années 1980 ont été d’un « freecide » féroce, mélangeant sans mesure cris de liberté feinte et espoirs réchauffés de fusion ? Le free jazz des origines avait pris ses premiers coups à la fin des années 1960 ; Sakata tenta de le soigner un peu aux côtés du pianiste Yosuke Yamashita dans les années 1970 avant de demander qu’on l’assomme la décennie suivante dans Last Exit aux côtés de Peter Brötzmann et Sonny Sharrock (The Noise of Trouble). A force de mélanges – Sakata commença à travailler à leurs proportions au nom d’un groupe appelé Wha-ha-ha –, la tête vous tourne et la musique peut vous échapper : Mooko fut enregistré en 1987 avec deux membres de ce même Last Exit, Bill Laswell et Ronald Shannon Jackson. Ainsi il arriva que Sakata n’échappât pas à son époque : à la fin des années 1980 ou au début d’un nouveau siècle qui profitera du rapprochement de musiciens de générations et d’origines différentes : le « free jazz » tournant « free rock » et quelques fois « noise », pour utiliser des termes choisis, au son des collaborations du saxophoniste et clarinettiste avec Jim O’Rourke, Chris Corsano et Darin Gray (le duo a pour nom Chikamorachi).
Tout aussi recommandable que les références de ces dernières associations, Dance a ce plus fantastique : le 11 juin 1981, Sakata a en effet repéré une brèche dans l’espace-temps et s’y est engouffré. C’est ce que dit en tout cas Right Frankenstein in Saigne-Legier, ballade au swing « lynchien » qui dérivera sous les effets d’un goût prononcé qu’a Sakata pour le théâtre. Ici, il déclame en possédé ; sur The Tale of the Heike, solo publié trente ans plus tard par Doubt Music, il récitait encore. Le rythme est plus soutenu sur Strange Island et Inanaki, 2nd : l’alto y ricoche sans cesse, esquintant cordes et tambours sans autre inquiétude que celle, terrible, de bel et bien faire. En 1981, Jim O’Rourke fêta ses douze ans, Chris Corsano ses six, tandis qu’Akira Sakata travaillait déjà à la forme à donner à leur future collaboration.
Yosuke Yamashita : Clay (Enja, 1974)
Ce texte est extrait du premier volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
C’est au cours de l’été 1974 que Maurice Gourgues, dans les colonnes de Jazz Magazine, a commencé d’attirer l’attention sur ce qui se passait au Japon. C’est probablement la première fois, qu’en France, l’on pouvait lire des renseignements sur le guitariste Masayuki Takayanagi et son groupe New Direction, sur des musiciens comme Motoharu Yoshizawa ou bien encore Yosuke Yamashita. Itaru Oki possédait déjà une certaine cote chez nous. On découvrait à peine les pianistes Masahiko Sato (avec qui Gary Peacock a enregistré) et Takashi Kako. Quant aux Taj Mahal Travelers, il faudrait encore attendre longtemps avant qu’on ne les reconnaisse par ici.
Tous ces musiciens étaient très au fait de la musique contemporaine, de Cage et Stockhausen surtout. Toutefois Ornette Coleman, Milford Graves, Giuseppi Logan et les disques ESP ne leur étaient pas étrangers. Aujourd’hui encore, assez peu de pianistes s’aventurent sur le terrain de Cecil Taylor. Généralement l’on cite, plus ou moins à raison et bien qu’ils possèdent tous trois leur spécificité, Borah Bergman, Marilyn Crispell ou Matthew Shipp : l’avalanche de clusters ne suffit pas non plus à faire d’un pianiste un plagiaire de Taylor !
Yosuke Yamashita figure parmi ceux qui, très tôt, ont été indéniablement marqués, au point de mettre sur pied une formation selon la même configuration que celle du trio de Taylor ayant sévi au Café Montmartre en 1962. Dans le rôle du saxophoniste Jimmy Lyons, aux côtés de Yamashita, Akira Sakata y proposait une voie singulière qu’il double à la clarinette, tandis que Takeo Moriyama campait un Sunny Murray plus que crédible (en Russie, Vyacheslav Ganelin, Vladimir Chekasin et Vladimir Tarasov épouseront la même cause).
Enregistré à Moers en 1974, Clay fit découvrir Yamashita aux Européens. Horst Weber, patron du label Enja, l’avait rencontré au Japon aux alentours de 1971-72, tout comme Manfred Schoof et Michel Pilz qui firent beaucoup pour sa reconnaissance. En 1974, Yamashita a déjà une bonne dizaine d’albums derrière lui ; et les étudiants attirés par la rébellion, ceux à qui les films de Koji Wakamatsu s’adressent (il a d’ailleurs participé à l’une de ses B.O., tout comme Patty Waters), constituent son public dès la fin des années 1960.
Yamashita, à l’époque de Clay, insistait en interview : tout est chez lui affaire de vitesse. De fait, rares sont les trios capables de potentialiser pareille énergie et de la démultiplier avec autant d’aisance. Le Yamashita Trio donne l’impression d’être propulsé par un moteur d’une puissance phénoménale (sur ce disque le public ne s’y trompe pas qui manifeste bruyamment sa joie) et chaque musicien participe d’un flux ininterrompu, où les strates d’accords s’empilent par grappes et réitérations hypnotiques. Si la suite de la carrière de Yamashita, passée une certaine époque, paraît avoir piétiné, Akira Sakata quant à lui a fait un retour inattendu pour le compte du label underground Family Vineyard.