Ted Daniel : Tapestry (Sun, 1977)
Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Ted Daniel appartient à une famille de trompettistes par trop méconnus, et comptant entre autres parmi ses rangs Eddie Gale, Marc Levin, Earl Cross ou Raphe Malik. De manière plus générale encore, Ted Daniel fait partie de ces musiciens dont la faible documentation phonographique n’aide pas à la reconnaissance, même tardive. Alors que sa carrière fut pourtant entamée sous les meilleurs auspices, en compagnie du si prometteur Sonny Sharrock, que Ted Daniel fréquentait depuis son adolescence passée à Ossining dans l’Etat de New York. Avec le frère aîné de Ted – le pianiste Richard, quasiment de l’âge de Sonny – ils constituaient même une bande de copains dont les travaux musicaux émergèrent simultanément.
Fin des années 1960, par l’entremise de Milford Graves, lui-même contacté par Sonny Sharrock afin de remplacer Eric Gravatt indisponible, Ted Daniel participa au légendaire Black Woman du guitariste, sur lequel il n’est d’ailleurs présent que le temps de la face B enregistrée pendant l’automne 1968. Un an après, Ted et son frère Richard mirent sur pied un groupe pensé dans un registre voisin, Brute Force dont il n’existe qu’un seul LP produit par Herbie Mann pour le compte du label Embryo : Sonny Sharrock y participe d’ailleurs sur trois morceaux à mi-chemin du rock et du jazz libre, dans un style proche de ce que faisaient aussi Catalyst, formation funky rassemblant de futurs stars du free, ou, en Angleterre et en plus allumé, le guitariste Ray Russell au sein de Running Man.
Ce n’est que dans son premier album en sextette que Ted Daniel interprète sa musique, qu’il jouera aussi au bugle, au cor et à partir d’une sorte de trompe marocaine. Pour la faire entendre, le label Ujaama fut monté et intégré à la coopérative Ujoma (« Unité » en swahili) regroupant Clifford Thornton et Milford Graves dont les préoccupations esthétiques étaient voisines. Un moyen comme un autre de partager les frais de publicité afin de pallier une distribution indépendante peu performante, notamment assurée par la J.C.O.A. et le label Delmark aux Etats-Unis. Les Européens quant à eux, s’ils voulaient se faire une idée de ce disque, devaient débourser cinq dollars et les envoyer directement à Ted Daniel à New York. Autant dire que cette excellente galette n’obtint que peu de retentissement, ce qui explique que son auteur soit venu en Europe dans les années 1970, histoire de se faire connaître hors des frontières américaines en capitalisant sur un passage remarqué au Festival d’Amougies en compagnie de Dave Burrell, Sirone (Norris Jones) et Muhammad Ali.
C’est donc produit par le saxophoniste Noah Howard qu’un deuxième disque vit le jour chez nous, édité par Sun Records trois ans après sa réalisation. Le premier était issu d’un concert à la Columbia University en 1970, alors que Tapestry fut enregistré en 1974 à l’Artist House d’Ornette Coleman – Ornette à qui Ted Daniel avait déjà dédié un morceau intitulé « O.C. », et dont il apprécia d’emblée le jeu de trompette, qu’il qualifia de « réellement novateur en raison même de limites techniques désinhibantes ».
Tapestry propose quarante minutes de musique électrique à l’instrumentation singulière, où se mêlent parfaitement au vibraphone de Khan Jamal, et à la batterie de Jerome Cooper (Revolutionary Ensemble), Fender Rhodes, cabine Leslie, echoplex et fretless bass équipée d’une pédale wah-wah. Plus encore que le Miles d'alors (influence certes revendiquée), certains climats développés ici évoquent Herbie Hancock (Mwandishi par exemple), voire Tony Williams en compagnie de Larry Young au sein du Lifetime.
Sous son seul nom, et à ce jour, Ted Daniel laisse finalement peu de disques, essentiellement publiés par son label, ou par Sun Records (Tapestry a été réédité par Porter agrémenté d’un inédit) et Altura Recordings. Par contre il a été sollicité par de nombreux musiciens d’importance dont Sam Rivers, Henry Threadgill, Dewey Redman (The Ear of The Behearer) ou Archie Shepp (Things Have Got To Change). On l’a aussi entendu ces dernières années avec Michael Marcus.
Ted Daniel's Energy Module : Inerconnection (NoBusiness, 2014)
A ceux qui ne veulent entendre ici qu’exubérance et colère, on soutiendra que l’Energie Module de Ted Daniel était tout le contraire. Cette machine à frissons n’avait alors (1975) que faire des pisse-vinaigre : elle regorgeait d’un suc clair, certes incendiaire, mais ce qu’elle désirait avant toute chose c’est que présent et futur abondent en un élan collectif.
Ce collectif invitait Sunny Murray (Jiblet), Dewey Redman (Inerconnection), Albert Ayler (Ghosts) ou Ornette Coleman (Congeniality) – en quelque sorte, n’oubliait pas de remercier les avant-coureurs – à la fête. Ces esprits libres avaient laissé la prudence au vestiaire. Ils savaient la transe jamais calmée. Ils savaient l’appel. Ils savaient l’hymne.
Ainsi le sous-estimé Ted Daniel pouvait en fin de concert faire ondoyer doucement trompette puis bugle dans les plis garrisoniens de la contrebasse de Richard Pierce. Daniel Carter et son ténor fourrageait quelque mer à jamais brûlée. Oliver Lake n’avait pas que son alto pour étrangler son souffle : son soprano s’ouvrait aussi en rouge vif. Quant à Tatsuya Nakamura, il avait mis l’Afrique en son cœur et ne se gênait pas pour le faire savoir. Que ceux qui ne voulurent pas l’entendre le sachent bien : l’esprit ne s’ouvre qu’aux âmes sensibles. Tant pis pour eux.
Ted Daniel’s Energy Module : Inerconnection (NoBusiness Records)
Enregistrement : 8 novembre 1975. Edition : 2014.
2 CD / 2 LP : 01/ Jiblet 02/ Inerconnection 03/ The Probe 04/ Ghosts 05/ Entering-Congeniality-Pagan Spain
Luc Bouquet © Le son du grisli
Andrew Cyrille : The Complete Remastered Recordings On Black Saint & Soul Note (CAM Jazz, 2013)
C’est sur Metamusicians’ Stomp (dont on pourra lire ici une évocation publiée en Free Fight) que l’on tombe en ouvrant The Complete Remastered Recordings On Black Saint & Soul Note, coffret enfermant sept enregistrements d’Andrew Cyrille jadis publiés par les deux labels italiens annoncés.
Si Metamusicians’ Stomp célèbre l’association du batteur, de David S. Ware et de Ted Daniel, c’est auprès d’un autre souffleur qu’on le retrouve sur Nuba et Something In Return : Jimmy Lyons. Vibrionnant, au fluet magistral, le saxophoniste alto tisse en compagnie de Cyrille, sur peaux souvent lâches, le cadre dans lequel s’épanouira la poésie écrite et chantée de Jeanne Lee (Nuba, enregistré en 1979). Sans elle, c’est à un exercice plus conventionnel mais néanmoins bouleversant que s’adonnent Cyrille et Lyons : en duo, ils découpent Take the ‘’A’’ Train, y aménageant plusieurs aires de solos avant de s’opposer sur des compositions personnelles (Lorry, J.L., Nuba) qui recèlent d’interventions courtes et d’intentions diverses (Something In Return, 1981). Indispensable, cette réédition nous fait regretter l’absence (l’oubli ?) dans le coffret de Burnt Offering, autre duo que Cyrille et Lyons enregistrèrent pour Black Saint en 1982.
Datant de 1980, Special People est la première des quatre références Soul Note ici rééditées. Cyrille y retrouve Maono (Daniel, Ware et le contrebassiste Nick DiGeronimo) le temps de l’interprétation de trois titres de sa composition et de deux autres signés Ornette Coleman (A Girl Named Rainbow) et John Stubblefield (Baby Man). Ne parvenant déjà pas à remettre la main sur l’harmonie qui fit de Metamusicians’ Stomp ce si bel ouvrage, le batteur se plie en plus aux codes naissant d’une ingénierie sonore adepte de lissage, glaçage et vernis – dont The Navigator (1982) pâtira encore davantage (impossible son – et même jeu – de piano de Sonelius Smith).
La décennie suivante, Andrew Cyrille accompagnera sur références Soul Note le pianiste Borah Bergman ou le violoniste Billy Bang. Dans la boîte, on le retrouve en meneur d’un quartette (X Man, 1993) et d’un trio (Good to Go, 1995) dont le souffleur est flûtiste : James Newton. Clinquant, encore, et un répertoire fait pour beaucoup de morceaux signés de ses partenaires (Newton, Anthony Cox, Alix Pascal, Lisle Atkinson) qui nous incite à retourner aux disques que Cyrille enregistra à la même époque en d’autres formations – avec Oliver Lake et Reggie Workman en Trio 3, notamment : Live in Willisau, par exemple.
C’est dire la puissance des notes emmêlées d’Andrew Cyrille et de Jimmy Lyons : dès les premières, voici relativisées la qualité toute relative des références Soul Note et les quelques impasses de l’anthologie – David Murray voyant paraître ces jours-ci un second volume de ses Complete Remastered Recordings On Black Saint & Soul Note, peut-être est-il réservé à Cyrille le même et enviable sort.
Andrew Cyrille : The Complete Remastered Recordings On Black Saint & Soul Note (CAM Jazz)
Réédition : 2013.
7 CD : CD1 : Metamusicians’ Stomp CD2 : Nuba CD3 : Something In Return CD4 : Special People CD5 : The Navigator CD6 : X Man CD7 : Good to Go, with A Tribute to Bu
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Andrew Cyrille : Metamusicians' Stomp (Black Saint, 1978)
Ce texte est extrait du premier volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Au gré de nombreuses métamorphoses, le free jazz s’est réinventé. Les meneurs n’étant pas toujours souffleurs, quelques percussionnistes portèrent des coups implacables à la stagnation du genre – malgré tout, d’autres s’y seront enfermés et de plus jeunes s’y enferment encore. Réguliers ou non, tous ces coups furent ad hoc. Ceux d’Andrew Cyrille seraient-ils plus ad hoc encore que les autres, si la chose était seulement envisageable ?
Chaque référence, ou presque, de la discographie de meneur d’Andrew Cyrille répète « les recherches progressent ». Après un Dialogue of the Drums entamé avec Milford Graves, ce sera une poignée de disques enregistrés avec Maono (formation qui ne peut se passer de David S. Ware au saxophone ténor et de Ted Daniel au bugle) : Celebration (présence de Jeanne Lee dont Cyrille célèbrera la poésie l’année suivante sur Nuba en compagnie de Jimmy Lyons), Junction et Metamusicians’ Stomp auxquels on peut ajouter Special People (et même The Navigator, si un original affirmait un jour qu’en fait Maono peut bien se passer de Ware).
Plusieurs fois affichée, l’exceptionnelle nature des forces en présences garantit l’ouvrage signé Maono. Sur Metamusicians’ Stomp, ce sont quatre (le bassiste Nick DiGeronimo est le quatrième) musiciens doués de métalangage sinon ces quatre « métamusiciens » promis, dont le nec plus ultra est cet art qu’ils ont de transmettre avec une facilité déroutante. Sur des compositions de Cyrille dont l’exotisme est un ailleurs où trouver l’inspiration et non pas cette simple promesse de dépaysement musical ; sur une autre de Kurt Weill : slow de salon au cours duquel les danseurs s’emmêleront immanquablement en peaux et pavillons.
A coup de gestes vifs, Cyrille attise donc en acharné quand Ware, à gauche, y va de sa nonchalance écorchée et que Daniel, à droite, découpe de rares fantaisies. Le free annoncé est bien du domaine des souffles, mais ceux-là ne sauraient être sans l’impulsion qui commande partout ici, entretenue par les motifs que DiGeronimo est en charge de faire tourner. Ainsi « Metamusicians’ Stomp » est un jeu de courts schémas imbriqués dont l’accès est libre mais la sortie aléatoire, voire interdite. Sur une face entière, la seconde, « Spiegelgasse » compose en trois temps (Reflections + Restaurants / The Park / Flight) dans les reflets de miroirs disposés près des musiciens : le dit est redit et renvoyé plus loin ; le fait est réverbéré au point que Maono tente en guise de conclusion le rapprochement de deux jazz que tout semblait opposer : cool et free, donc. Etait-il possible que, jusqu’alors, ces deux-là aillent l’un sans l’autre ? « Les recherches progressent », clamait Metamusicians’ Stomp. Et le clame aujourd’hui encore.