Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Rodrigo Amado : Desire & Freedom (Not Two, 2016)

rodrigo amado desire and freedom

Cette fois sans invité, le Motion Trio (Rodrigo Amado, Miguel Mira, Gabriel Ferrandini) réemploie les bonnes vieilles recettes des tensions-détentes.

Face au fourmillement du batteur et aux interférences du violoncelliste – agissant ici tel un contrebassiste –, le saxophoniste déploie de longs récits puis hèle les coupures et césures familières (Freedom Is a Two-Edged Sword). Toujours dans le foisonnement et le rebondissement – pour ne pas dire l’indéracinable – tambours et violoncelle font face au vagabondage d’un ténor incertain avant qu’un duo ténor-cello ne... scelle une improvisation habitée (Liberty).Toujours dans l’antre de la matière, cordes et tambours s’agrippent maintenant au lyrisme d’un ténor, peu tenté, aujourd’hui par la convulsion (Responsibility). Ici donc, trois improvisations studio pour se rappeler aux subtiles ondulations du Motion Trio.


amado desire freedom

Rodrigo Amado' Motion Trio : Desire & Freedom
Not Two
Enregistrement : 2016. Edition : 2016.
CD : 01/ Freedom Is a Two-Edged Sword 02/ Liberty 03/ Responsibility
Luc Bouquet © Le son du grisli



Rodrigo Amado : This Is Our Language (Not Two, 2015)

rodrigo amado joe mcphee kent kessler chris corsano this is our language

Comme une revendication (un manifeste ?) : « ceci est notre langage ». Et qui, de fait, moquerait et enverrait sur les roses la criticature sur papier glacé. « Ceci est notre langage » peut (doit ?) se poursuivre par : « et nous n’y changerons rien ». Au passage, y ajouter quelques points d’exclamations.

Retrouver, ici, de vrais morceaux de Shepp, Ayler ou Ornette n’intéressera que quelques paléographes poussiéreux. Mais dire la force des trios (Rodrigo Amado, Joe McPhee, Kent Kessler ou Amado, Kessler, Chris Corsano) et s’enivrer de leur juste liberté est un choix bien plus judicieux. Il y a donc un ténor choisissant souplesse et tendresse pendant que l’altiste délivre acidité et férocité. Il y a un trompettiste tournoyant et foudroyant. On remarque aussi un contrebassiste passant en force. Et l’on discerne encore plus intensément un batteur surdoué et jamais encombrant. Et quand McPhee et Kessler décident de nous quitter par un auguste duo, le doute n’est plus permis : ceci est leur langage.

Rodrigo Amado : This Is Our Language (Not Two)
Enregistrement : 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ The Primal Word 02/ This Is Our Language 03/ Theory of Mind 04/ Ritual Evolution 05/ Human Behavior  
Luc Bouquet © Le son du grisli

survival unitC'est à Poitiers, Carré bleu, que Joe McPhee emmènera ce vendredi soir son Survival Unit III.


Rodrigo Amado : The Freedom Principle / Live in Lisbon (NoBusiness, 2014) / Wire Quartet (Clean Feed, 2014)

rodrigo amado motion trio peter evans the freedom principle

Hier avec Jeb Bishop, aujourd’hui avec Peter Evans, le Motion Trio (Rodrigo Amado, Miguel Mira, Gabriel Ferrandini) déploie de brûlantes pistes.  La matière est grouillante, souterraine toujours. Cette fondation (Shadows) l’aide à s’élever. Flottante puis se précisant, la voici terre sauvage, le trompettiste s’en allant décrisper des phrasés jusque-là ceinturés. Et le saxophone ténor de le rejoindre au sein de cette rugissante fourmilière.

Ailleurs (The Freedom Principle, Pepper Packed), le Motion Trio retrouve ses tanières : saxophone aux graves soyeux, violoncelle oublieux de son archet, percussionniste aux bibelots grouillants. Mais ne rate pas l’occasion d’attiser la rousseur des incendies passant à sa portée. Ne change rien et tout sera différent disait l’autre…

Rodrigo Amado Motion Trio, Peter Evans : The Freedom Principle (NoBusiness)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ The Freedom Principle 02/ Shadows 03/ Pepper Packed
Luc Bouquet © Le son du grisli

le son du grisli

rodrigo amado motion trio peter evans live in lisbon

Sur vinyle et en public, le Motion Trio + Peter Evans ne prend pas de gants pour ferrailler sec. Le trompettiste ose les terres du grand Donald A. et réinvente la wah-wah d’Hendrix, le saxophoniste encourage le cri, la rythmique retrouve son rouge vif. Le free jazz est en fête. Ceci pour la face A. Quand le calme se propage, Amado et Evans sablent leurs souffles. Puis, jettent leurs unissons aux orties. S’embarquent alors en discussion râpeuse. Moments de franches intensités illuminant une face B très animée.

Rodrigo Amado Motion Trio, Peter Evans : Live in Lisbon (NoBusiness)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
LP : A/ Conflict in Intimacy B/ Music Is the Music Language
Luc Bouquet © Le son du grisli

le son du grisli

rodigo amado wire quartet

Préférant le feutre au silex, le ténor de Rodrigo Amado se met à l’unisson du Wire Quartet : intimité ouatée, longue exploration de la matière, crescendos goulument exposés. Mais, incité par le jeu profond et abondant du batteur-percussionniste (Gabriel Ferrandini, un percutant comme on les aime), le  saxophoniste moissonne des poudres grises, volcaniques. Et les fait partager à ses petits camarades (Manuel Mota, faux Bailey, vrai bluesman / Hernani Faustino, contrebassiste à la découpe franche). Ainsi s’exprimait le Wire Quartet en deux journées de janvier 2011.

Rodrigo Amado : Wire Quartet (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2014.
CD : 01/ Abandon Yourself 02/ Surrender 03/ To the Music
Luc Bouquet © Le son du grisli


Luís Lopes Humanization 4tet : Live in Madison / Yells at Eels : Colorado at Clinton (Ayler, 2013)

luis lopes humanization quartet live in madison

La guitare de Luís Lopes est sale. Sale et robuste. On peut lui trouver quelques airs sharrockiens voire hendrixiens. C’est une guitare hurlante et qui n’a de politesse que dans l’irrespect. Elle est soupir de sang, torture et récif.  Elle broie le noir et n’enfante que du plus noir. Souvent, elle entre en querelle avec le saxo batailleur de Rodrigo Amado. A vrai dire souvent. Voire très souvent. En vérité : tout le temps. Le ténor portugais qui y déploie lyrisme et venin ne lâche jamais prise.

Les deux frangins Gonzalez (Aaron : contrebasse, Stefan : batterie) mettent la finesse au placard et prennent soin de jeter la clé très loin. Ils ne sont pas dentelle mais scie. Scie acérée et tranchante. Parfois – mais rarement –, tout ce beau monde demande grâce : respiration nécessaire que se charge de pervertir à foison l’empoisonnante guitare de Luís Lopes. Chassez le naturel…

EN ECOUTE >>> Big Love >>> Two Girls

Luís Lopes Humanization 4tet : Live in Madison (Ayler / Orkhêstra International)
Enregistrement : 8 juillet 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Bush Baby 02/ Jungle Gymnastics 03/ Long March for Frida Kahlo 04/ Big Love 05/ Two Girls 06/ Dehumanization Blues
Luc Bouquet © Le son du grisli

yells at eel colorado at clinon

Commencé mollement (Devil’s Slide), Colorado in Clinton trouve rapidement ses marques. Le climat sera automnal et n’atteindra que très rarement le rouge feu de l’incendie (Dokonori Shiito). Nouveau venu dans le Yells at Eels, Akash Mittal est un saxophoniste appliqué et au lyrisme largement malabyen. Du côté de la Gonzalez Family, tout baigne : Dennis brode quelques piquants solos, Aaron – malgré une prise de son quelconque  égalise souplesse et profondeur, Stefan détermine quelques tempos célestes. Et quand cornet et contrebasse marient leurs élans sur un poignant Constellations on the Ground, nous n’avons d’autre choix que se rendre à l’art bienfaisant de la maison Gonzalez.

EN ECOUTE >>> Shades of India

Dennis Gonzalez / Yells at Eels : Colorado at Clinton (Ayler / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Devil’s Slide 02/ Shadows 03/ Wind Streaks in Syrtis Major 04/ Shades of India 05/ Constellations on the Ground 06/ Dokonori Shiito
Luc Bouquet © Le son du grisli


Rodrigo Amado Motion Trio, Jeb Bishop : The Flame Alphabet (Not Two, 2013)

rodrigo amado motion trio the flame alphabet

Deux jours après un enregistrement live des plus réjouissant (Burning Live / JACC), Rodrigo Amado, Jeb Bishop, Miguel Mira et Gabriel Ferrandini se retrouvent en studio et en profitent pour réitérer quelques-unes de leurs plus belles ascensions.

Souvent entamées par un duo batterie-saxophone ou batterie-trombone (The Flame Alphabet, First Light), les improvisations du quartet ne tardent pas à s’entrouvrir au collectif, à escalader des crescendos rayonnants. La ballade est là qui se déroule sans heurts, stagne (The Healing) ou se gargarise de sèches hachures (Into the Valley). Reflets, effets de miroir, les improvisateurs ne peuvent que se compléter ou s’interpénétrer.

On écrira à nouveau combien sont soyeux et profonds les graves du ténor d’Amado, endurants les solos du tromboniste, précieux et constructifs l’accompagnement du violoncelle-contrebasse de Mira,  débordante et impétueuse la frappe de Ferrandini. Et bien sûr, on écrira que le free jazz n’est pas tout à fait trépassé puisqu’ici débordant de vitalité et d’intensité.

Rodrigo Amado Motion Trio + Jeb Bishop : The Flame Alphabet (Not Two Records / Products from Poland)
Enregistrement : 30 mai 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Burning Mountain 02/ The Flame Alphabet 03/ First Light 04/ Into the Valley 05/ The Healing
Luc Bouquet © Le son du grisli



Rodrigo Amado : Burning Live at Jazz ao Centro (JACC, 2012)

rodrigo amado burning live

Ils n’ont pas besoin de se chercher puisque se trouvant dès la première seconde. Eux, ce sont Rodrigo Amado et Jeb Bishop, respectivement saxophoniste et tromboniste. En ce jour du 28 mai 2011, dans le cadre du Jazz ao Centro Festival de Coimbra, le second rejoint le Motion Trio du premier.

Leurs souffles ne sont là que pour s’embraser, s’étreindre, se concurrencer. Le tromboniste aime à aggraver le cercle, à lui pulvériser l’écorce protectrice. Le saxophoniste, lui, fait de l’âpreté un royaume flamboyant. Jamais séparés trop longtemps, ils peinent à trouver le chemin de la douceur.  Le trouvant, ils s’en détachent rapidement. A leurs côtés, Miguel Mira et Gabriel Ferrandini rejoignent l’incendie d’une fire music qui n’en finit pas d’irriguer leurs pourpres élans.

EN ECOUTE >>> Red Halo

Rodrigo Amado Motion Trio, Jeb Bishop : Burning Live at Jazz ao Centro (JACC Records)
Enregistrement : 28 mai 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Burning Live 02/ Imaginary Caverns 03/ Red Hallo
Luc Bouquet © Le son du grisli


Rodrigo Amado : Searching for Adam (Not Two, 2010)

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Si ce n’est l’exception qu’est Pick Up Spot (solo improvisé par le batteur en place), il s’agit ici pour Rodrigo Amado (saxophones ténor et baryton), Taylor Ho Bynum (cornet et bugle), John Hébert (contrebasse) et Gerald Cleaver (batterie) d’improviser ensemble.

On sait maintenant la puissante esthétique de Rodrigo Amado et la sophistication en remarquable développement de Taylor Ho Bynum. C’est pourquoi la cohésion à entendre sur Searching for Adam n’est pas surprenante, d’autant que l’inventivité des souffleurs profite de l’implication nerveuse de la section rythmique : puisque l’art d’Amado est aussi celui de composer des formations efficientes : avec ces trois partenaires, il envisage de lentes pièces de musique comme d’autre s’entendaient jadis en jam-sessions (référence faite aux 21 minutes de Waiting for Andy), l’interaction voire l’interférence s’occupant de donner ses formes principales à la rencontre ; avec Bynum en particulier il interroge sa résistance face à un élément perturbateur (Renee, Lost In Music) ou facétieux (Sunday Break).

En conclusion, Amado revient aux fondamentaux : évoquant Ben Webster sur 4th Avenue, Adam’s Block jusqu’à ce qu’Hébert y aille de son archet insistant : toutes confrontations à suivre avant que les quatre musiciens s’alignent sur une horizontale qui mériterait d’être prolongée.

Rodrigo Amado : Searching for Adam (Not Two / Instant Jazz)
Edition : 2010.
CD : 01/ Newman's Informer 02/ Waiting For Andy 03/ Renee, Lost In Music 04/ Sunday Break 05/ Pick up Spot 06/ 4th Avenue, Adam's Block
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Interview de Rodrigo Amado

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Des rangs du Lisbon Improvisation Players en formations plus réduites qu’il emmène désormais, Rodrigo Amado s’est construit une identité forte, voire puissante. Dernière preuve en date, Searching for Adam, dont il explique ici le sens et les rouages...

Mes premiers souvenirs musicaux me viennent de la maison de mes parents. Ils écoutaient beaucoup de musique, notamment brésilienne, et adoraient chanter et danser. Chaque activité de notre quotidien – lever, repas, bain, jeux... – se faisait en musique. Et puis, ils invitaient souvent des amis, dont des musiciens ; la maison était pleine et tout le monde jouait de la musique ou dansait. C’est lors d’une de ces soirées que j’ai tenu mon premier saxophone entre mes mains. J’avais dix ans à l’époque de la révolution des oeillets (25 avril 1974), ce fut une époque vibrante et très créative. 

Comment avez-vous découvert le jazz ? Je crois avoir toujours été fasciné par le jazz. A huit ou neuf ans, ma chambre était déjà remplie de vinyls. J’économisais pour pouvoir acheter à la boutique de disques de ma rue tel 33 tours que je convoitais depuis des semaines. Quand j’ai commencé à voyager, je revenais toujours avec des tonnes de disques. C’est tout ce qui m’intéressait. Ceci dit, ça n’a été que très peu de jazz jusqu’à mes 17 ans. A cet âge, j’ai eu un grave accident – je suis passé au travers d’une porte en verre – et j’ai été immobilisé pendant des mois. Ma mère m’a demandé si je voulais quoi que ce soit pour passer le temps, et j’ai aussitôt répondu : un saxophone. C’est alors que j’ai commencé à vraiment écouter du jazz.

Quelles ont-été vos premières expériences en tant que musicien ? D’abord un groupe, au lycée. Un de mes amis, pianiste, habitait seul une grande maison à côté de l’école. Pendant plusieurs années, on a manqué des cours pour passer des après-midis à jouer, la plupart du temps à improviser. En 1987, j’ai commencé à jouer dans des groupes dirigés par Sei Miguel et Rafael Toral, on faisait l’une des musiques les plus expérimentales qui existait alors. Ca a commencé à devenir sérieux quand j’ai été invité à jouer à Rock Rendez-vous, un festival dédié aux musiques créatives qui n’existe plus aujourd’hui. J’y ai joué en duo avec le batteur Luis Desirat et ça a été un succès. Je me souviens que j’ai alors réalisé que j’étais capable de construire quelque chose, totalement improvisé, sur l’instant. Nous avons continué à nous produire en duo pendant à peu près cinq ans.

Comment avez-vous rencontré Carlos Zingaro ? Je crois que je l’ai rencontré pour la première fois lors d’un workshop qu’il organisait avec Richard Teitelbaum. Il était l’improvisateur le plus important de tout le Portugal. Tout le monde suivait ce qu’il faisait, il avait réussi à faire ce qui semblait impossible à d’autres musiciens, comme se faire inviter par de grands noms du jazz d’avant-garde ou de l’improvisation à jouer en dehors du pays. Il a aussi été l’un des musiciens qui m’ont le plus inspiré. J’aime la façon dont il sonne et pense musicalement, et je suis aujourd’hui toujours impressionné par son implication, sa façon de tout donner phrase après phrase, sans hésiter un quart de seconde...

Est-ce lui qui est à l’origine de votre passion pour les cordes (contrebasses et violoncelles compris) ? C’est vrai qu’enregistrer avec lui The Space Between en 2002 m’a donné une véritable leçon. Mis à part Zingaro, l’autre musicien qui m’a beaucoup appris en terme de cordes et de magie, en musique comme en toute chose, c’est Ken Filiano.

Dans les pas de Zingaro, beaucoup de musiciens portugais ont émergé ces dernières années, notamment des musiciens de jazz, il n’y a qu’à prendre l’exemple des membres du Lisbon Improvisation Players... La scène jazz portugaise a explosé avec l’apparition de Clean Feed. Cela a fait évoluer les choses de manière radicale, des musiciens intéressants se sont fait connaître et de nombreux projets ont été enregistrés et produits. Mais ça n’est toujours pas suffisant. Il n’y a pas assez de musiciens. Il est difficile de trouver un excellent trompettiste ou un contrebassiste... Les projets dans les domaines du jazz d’avant-garde ou de la musique improvisée font toujours appel aux mêmes musiciens. C’est pourquoi je regrette qu’il y ait un gouffre – de plus en plus profond, je pense – entre la communauté du mainstream et celle de l’avant-garde. L’ignorance et le confort créént de l’intolérance des deux côtés... Pour ce qui est du Lisbon Improvisers Players, il m’a permis d’enregistrer pour la première fois... En 2000, j’ai monté un groupe avec d’autres musiciens portugais afin de jouer à un festival qu’organisait Pedro Costa, Lx Meskla. Ca a été la première fois que j’ai eu l’impression de défendre mon propre concept improvisé, que nous pourrions aussi appeler “énergie”, travailler tout en étant en lien avec les autres musiciens du groupe. Ca a été pour moi comme une révélation et, depuis, le temps m’a prouvé que l’énergie existe. Même si tous mes projets concernent l’improvisation et si je ne dis jamais quoi ou comment jouer à mes partenaires avant que nous commencions, je crois qu’il y a une ligne assez consistante qui relie Live Lx_Mskla à des disques plus récents comme The Abstract Truth ou Searching for Adam. J’ai remarqué que même des musiciens comme Taylor Ho Bynum ou Paal Nilssen-Love adaptent subtilement leur façon de jouer à ce concept immatériel. Le prochain projet du Lisbon Improvisation Players ne fera intervenir que des musiciens portugais... Il s’agira d’un manifeste, en quelque sorte...

Vous avez joué un rôle dans la création du label Clean Feed... Ca a été une expérience à la fois belle et importante. Je venais tout juste de passer deux ans et demi à la tête du plus important magasin de disques au Portugal, Valentim de Carvalho. C’était un travail dément et ce break m’a vraiment soulagé, il m’a permis de me consacrer davantage à ma propre musique, même si à cette époque la scène portugaise de musique créative était plutôt inexistante. Lorsque je me suis demandé de quelle manière gagner ma vie, j’ai décidé de le faire en lien avec la musique, de quelque façon que ce soit. Pedro Costa, qui avait travaillé au magasin, et son frère possédaient un enregistrement – The Implicate Order at Seixal, l’enregistrement d’un concert auquel je participais d’ailleurs – pour lequel ils décidèrent de monter un label. Ils m’ont invité à les rejoindre et je n’ai pas hésité. J’ai trouvé le nom de Clean Feed, l’idée était la suivante : “to feed a pure signal into something”. C’est ce que nous voulions faire : produire de la musique non altérée. Notre premier bureau fut un espace minuscule dans un très vieux centre commercial, mais on s’est rapidement développé. Ca a été cinq ans de challenge constant et d’aventure ; beaucoup de travail et aussi beaucoup de joie. Nous sentions alors que nous fabriquions quelque chose...

Clean Feed vous a aussi permis d’entrer en contact avec des musiciens étrangers... Oui, la collaboration avec les premiers musiciens à avoir enregistré avec nous – je pense à Ken Filiano, Lou Grassi et Steve Swell – a été très intense. Et puis, à partir de cette première collaboration justement, sur The Implicate Order, j’ai ressenti qu’il était possible, même si tout cela était encore inabouti, de me mesurer à ces fantastiques musiciens. Le tournant a été pour moi The Space Between, le trio que j’ai enregistré avec Filiano et Zingaro. Tout à coup, j’étais en train d’enregistrer avec ce formidable contrebassiste et avec le musicien portugais que je respectais le plus. Un rêve devenait réalité, en quelque sorte. La musique m’a fait découvrir la force de l’instinct, elle m’a permis de faire confiance à mes émotions et même de les communiquer à d’autres. Les années d’après, j’ai eu la chance de jouer avec Bobby Bradford, Dennis Gonzalez, Joe Giardullo, Steve Adams, Herb Robertson, Paul Dunmall, Vinny Golia ou Adam Lane, tous étant des musiciens bien plus accomplis que je l’étais. C’était la façon la plus incroyable d’apprendre et de me développer. Il y a eu des fois ou, après un concert, je ressentais que mon jeu avait profondément changé. Et ces changements me sont restés ; ils font désormais partie de mon jeu. Aujourd’hui, les collaborations se font plus naturellement. Il y a des musiciens que je connais comme Nate Wooley, Jeb Bishop ou Lisle Ellis, et avec lesquels j’ai envie de travailler. Nous en avons parlé et attendons maintenant que se présente l’occasion de le faire. Mais pour le moment, j’ai en tête le second enregistrement d’Humanization Quartet, un projet emmené par le guitariste Luis Lopes avec Aaron et Stefan Gonzalez, les fils du trompettiste Dennis Gonzalez. Ca s’appellera Electricity et devrait sortir dans les semaines qui viennent sur Ayler Records. On prévoit de tourner aux Etats-Unis en 2001, et qui sait, peut-être en Europe ensuite... Je suis aussi en train de réécouter des enregistrements afin que sorte un autre disque du trio avec Filiano et Zingaro. Pour être complet, j’ai aussi quatre projets de disques : avec mon propre quartette, avec le Motion Trio sans doute avec Nate Wooley en invité, avec Hurricane, un nouveau projet qui incorpore batterie et turntables, et enfin avec le Lisbon Improvisation Players.

Comment envisagez-vous l’enregistrement d’un disque ? Celui de Searching for Adam, par exemple ? Comme j’ai pu le dire à Stuart Broomer qui en a écrit les notes, Searching for Adam représente pour moi la quête d’un language personnel qui anime tout artiste. Travailler intensément en tant que photographe m’a aidé à mieux comprendre les difficultés et les pièges du processus artistique, ce qui m’a rendu conscient de mon développement de musicien. Lorsque j’ai photographié New York, l’une des villes les plus photographiées au monde, le challenge consistait à la photographier à ma façon, en usant de mon propre langage, qui me rendrait aussi proche que possible des images. C’est ainsi que j’ai pensé à ce titre, comme une métaphore, pas seulement en faisant référence à ma propre quête mais aussi à celle de tout autre artiste, en général. Il y a tellement de musiciens qui se copient ou se font réciproquement référence, quelle que soit la musique, du traditionnel à l’expérimental, que je pense que la véritable question est bien celle-ci. Pour parler de mes partenaires, j’ai rencontré Hébert à New York lors d’un concert, Taylor Ho Bynum à Lisbonne, lorsqu’il est venu jouer avec Braxton, et Cleaver à Figueira da Foz avant de le raccompagner à Lisbonne. Comme pour la plupart de mes disques, j’avais un son spécifique en tête, quelque chose que je voulais atteindre, c’est pourquoi j’ai choisi ces musiciens en particulier. Ho Bynum pour sa sonorité pénétrante et son phrasé abstrait, Hébert pour sa versatilité – après l’avoir entendu jouer à New York, j’ai immédiatement voulu jouer avec lui, et puis je l’ai vu ensuite à Lisbonne, il y jouait avec Andrew Hill et d’une manière totalement différente, mais toujours aussi créative –, quant à Cleaver, il est selon moi l’élément organique, qui permet d’être connecté aux racines. Lorsque nous avons joué pour la première fois ensemble en concert, quelques minutes à peine après avoir échangé les premières notes, la musique a été à peu de choses près celle que j’avais imaginée.   

Pensez-vous faire partie d’une sorte de famille de multi instrumentistes dans laquelle on pourrait, par exemple, trouver Ken Vandermark ou Dave Rempis... Définitivement, oui ; j’estime faire partie d’une scène dont Vandermark serait le porte-étendard. J’aime sa musique sans aucune réserve, même si je ne goûte pas tout ce qu’il a fait. Je suis toujours impressionné par sa force de travail et la façon qu’il a de se réinventer à chaque fois qu’il joue. Cela nécessite beaucoup de courage et d’implication. J’essaye de faire la même chose. Cependant, je ne m’intéresse pas tant que ça aux poly instrumentistes. Je pense que les plus intéressants de ceux-là sont ceux qui parviennent à sonner différemment selon l’instrument qu’ils emploient (comme Vandermark mais aussi Eric Dolphy, Roland Kirk, Anthony Braxton ou encore Roscoe Mitchell). Il existe des musiciens qui utilisent tellement d’instruments qu’ils ne parviennent pas à connaître ne serait-ce que les bases d’un seul d’entre eux. Mes premières influences (Ornette Coleman, Sonny Rollins, Booker Ervin, Tim Berne, Arthur Blythe et même Julius Hemphill) sont des saxophonistes qui ont privilégié un saxophone, même si certains se sont essayé à d’autres.

Pensez-vous vous exprimer différemment d’un saxophone à l’autre ? Oui, je pense. Je n’ai jamais vraiment réfléchi à ça, mais ça vient naturellement. C’est pourquoi je choisis avec le plus grand soin quel saxophone adopter pour tel ou tel projet spécifique. Quand je joue avec des cordes, comme sur Surface ou avec Zingaro et Filiano, je ressens le besoin de jouer de l’alto. J’aime les couleurs que ce saxophone a en commun avec le violon et le violoncelle et j’aime aussi le phrasé plus anguleux qu’il me permet d’obtenir, dans l’idée de mettre au jour une sorte de musique de chambre imaginaire. Le ténor est davantage le saxophone avec lequel je m’entraîne, l’instrument de tous les jours. Quant au baryton, une lutte de chaque instant, il est un instrument qui me fascine par les nuances de grain qu’il permet d’obtenir.

Vandermark et Rempis que je citais plus haut se sont forgé un son assez puissant en écoutant autant de jazz que de rock indépendant, par exemple... Est-ce que c’est votre cas ? Mon envie de jouer puissament ne me vient pas du rock mais de la musique dans son ensemble. Cela vient du genre de musique que j’aime écouter, de celle que je respecte. Caetano Veloso ou Bill Evans peuvent se montrer aussi puissants que Black Sabbath, Borbotemagus ou Silver Jews. Bill Calahan ou Brian Eno peuvent aussi rivaliser avec Betty Davis ou Tortoise. Il n’y a pas de frontières en musique. C’est un question d’état d’esprit...

Rodrigo Amado, propos recueillis en octobre 2010.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Rodrigo Amado : Motion Trio (European Echoes, 2009)

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Pour Motion Trio, le saxophoniste Rodrigo Amado a choisi d’improviser librement auprès du violoncelliste Miguel Mira et du batteur Gabriel Ferrandini. Quelques notes de ténor suffisent alors à convaincre l’association de composer avec d’adroits moments de free et d’habiles périodes de flottements – recherches concentrées de la note qui pourrait à jamais relancer la machine.

C’est qu’Amado ne tient pas longtemps en place : ainsi, il entame la marche accaparante de Testify! pour l’empêcher bientôt et rouler des mécaniques en compagnie de Mira ; plus loin, l’archet insiste au point d’attiser les penchants pyromanes du ténor (Radical Leaves) quand il agit ailleurs en fournisseur de drones épais. C’est d’ailleurs d’épaisseur dont il est question partout sur Motion Trio : celle de trois sonorités et de leur présence remarquable.

Rodrigo Amado : Motion Trio (European Echoes)
Edition : 2009.
CD : 01/ Language Call 02/ Testify! 03/ Radical Leaves 04/ As We Move... 05/ Ballad 06/ In All Languages
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Rodrigo Amado : The Abstract Truth (European Echoes, 2009)

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En 2004, le saxophoniste Rodrigo Amado – entendu récemment auprès de Dennis Gonzalez – fit face à la paire Kent Kessler (contrebasse) / Paal Nilssen-Love, rencontre qu’il publia ensuite sous le nom de Teatro. The Abstract Truth, de donner une suite à la collaboration, datée de l’année dernière.

Sur de courtes pièces, Amado fait face au ténor et au baryton à une section rythmique houleuse qui lui convient toujours : au son du bop défait de Clouds and Shadows, du développement plus concentré d’Enigma of the Arrivals ou du free délicat de The Red Tower, le trio persuade de l’intérêt des retrouvailles. Nilssen-Love et Kessler (encore davantage, notamment lorsqu’il passe à l’archet) n’en finissent plus de provoquer leur hôte et d’élaborer avec lui une musique de tensions et de résistances, d’accrochages et de perturbations gratifiantes. Mais malgré leur force, l’ampleur des gestes de Kessler sur Universe Unmasked ou les coups sévères de Nilssen-Love sur Human Condition ne peuvent pas grand-chose pour faire taire Amado ; au contraire, lui permettent de se faire entendre mieux que jamais.

Rodrigo Amado, Kent Kessler, Paal Nilssen-Love : The Abstract Truth (European Echoes / Instant Jazz)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ Intro / The Red Tower 02/ Clouds and Shadows 03/ Human Condition 04/ The Kiss 05/ Universe Unmasked 06/ A Dream Transformed 07/ The Enchanted Room 08/ Enigma of the Arrival
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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