William Parker : Centering (NoBusiness, 2012)
Lorsqu’il s’agit de célébrer le corpus enregistré de William Parker, le label NoBusiness met les formes. Hier, c’était l’édition de Commitment ; aujourd’hui, celle de Centering, coffret de six disques qui revient sur une décennie obscure (1976-1987) et reprend le nom du label que créa le contrebassiste, dont le catalogue se contenta longtemps d’une seule et unique référence : Through Acceptance of the Mistery Peace.
Dans un livre qui accompagne la rétrospective, Ed Hazell en dit long sur ces années d’associations diverses et de projets discographiques non aboutis. En guise d’illustrations, les enregistrements du coffret en démontrent autrement : antiennes sulfureuses nées d’un duo avec Daniel Carter (1980) ou d’un autre avec Charles Gayle (1987) ; premiers désirs d’ensemble transformés en compagnie d’Arthur Williams et de John Hagen (William Parker Ensemble, 1977), de Jemeel Moondoc, Daniel Carter et Roy Campbell (Big Moon Ensemble, 1979) qui aboutiront à la formation de l’immense Centering Big Band ; projets mêlant musique et chorégraphie – Patricia Nicholson, compagne de Parker, ayant aidé au rapprochement des deux arts – impliquant d’autres groupes formations : Centering Dance Music Ensemble dans lequel on remarque David S. Ware ou Denis Charles.
Si les gestes manquent et si le son peut parfois être lointain, il ne reste pas moins de ces expériences de grandes pièces de free collégial : One Day Understanding sur lequel Ware invente sur motif d’Albert Ayler ; Lomahongva (Beautiful Clouds Arising) profitant de l'exhubérance de Moondoc (dont NoBusiness édita aussi l’épais Muntu), Hiroshima du lyrisme de Campbell… Ce sont aussi Lisa Sokolov et Ellen Christi qui prêtent leur voix à un théâtre musical qui peut verser dans le capharnaüm en perdition (difficile, de toujours garder la mesure ou de respecter les proportions dans pareil exercice) lorsqu’il ne bouleverse pas par la beauté de ses mystères – on pourrait voir dans Extending the Clues l’ancêtre claironnant des Gens de couleur libre de Matana Roberts. La liste des intervenants conseillait déjà l’écoute de Centering : ce qu’il contient l’oblige.
EN ECOUTE >>> Time & Period >>> Facing the Sun
William Parker : Centering. Unreleased Early Recordings 1976-1987 (NoBusiness)
Enregistrement : . 1976-1987. Edition : 2012.
CD1 : 01/ Thulin 02/ Time and Period 03/ Commitment – CD2 : 01/ Facing the Sun, One is Never the Same 02/ One Day Understanding (Variation on a Theme by Albert Ayler) 03/ Bass Interlude 04/ tapestry – CD3 : 01/ Rainbow Light 02/ Crosses (LongScarf Over Canal Street) 03/ Entrusted Spirit (Dedicated to Bilal Abdur Rahman) 04/ Angel Dance 05/ Sincerity 06/ In the Ticket – CD4 : 01/ Dedication to Kenneth Patchen 02/ Hiroshima, Part One 03/ Hiroshima, Part Two – CD5 : 01/ Ankti (Extending the Clues) 02/ Munyaovi (Cliff of the Porcupine) 03/ Palatala (Red Light of Sunrise) 04/ Lomahongva (Beautiful Clouds Arising) 05/ Tototo (Warrior Spirit Who Sings) – CD6 : 01/ Illuminese/Voice 02/ Falling Shadows 03/ Dawn/Face Still, Hands Folded
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sabir Mateen : The Sabir Mateen Jubilee Ensemble (Not Two, 2012)
Avec autant de cuivres, de cordes et de rythmiciens (plutôt anti-rythmiciens ici), on pouvait craindre que le Sabir Mateen Jubilee Ensemble passe en force et abandonne sur le bas-côté le chemin des justes sagesses. Et c’est justement ce qui arrive ici. Et c’est, précisément, ce qui rend ce disque attachant.
Ici, l’on flotte et l’on rejette la précision. On emprunte quelques petites choses à Sun Ra et l’on pétrifie les égos. Ce free jazz-là sera collectif ou ne sera pas. On s’abreuve d’approximatif, les harmonies s’opposent, on chaloupe et syncope les ardeurs. On ne craint pas de convulser et d’effriter la mesure. D’ailleurs, la mesure ne sera pas. On la crie, plus rarement on la chuchote (le leader en solo de flûte absolu). Et l’on termine en énumérant les joyeux compères de l’ami Mateen : M Nadar, Lewis Barnes, Matt Lavelle, Masahiko Kono, Mike Guilford, Darius Jones, Joe Rigby, Ras Moshe, Raymond A. King, Derek Washington, Shiau-Shu Yu, Jane Wang, Clif Jackson, Rashid Bakr.
The Sabir Mateen Jubilee Ensemble : The Sabir Mateen Jubilee Ensemble (Not Two Records)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ We Can Do I 02/ We Can Do II 03/ We Can Do III 04/ A Joy 05/ A Better Place I 06/ A Better Place II 07/ Shades of Brother Leroy Jenkins
Luc Bouquet © Le son du grisli
Jemeel Moondoc : Muntu Recordings (NoBusiness, 2010)
Des saxophonistes à entendre en lofts new-yorkais dans les années 1970, Jemeel Moondoc ne fut peut être pas le plus original, mais fut sans doute le plus flamboyant. Pour se faire une idée, aller entendre les rééditions par le label NoBusiness des deux disques de son Muntu (First Feeding et The Evening of the Blue Man) et un concert enregistré dans le loft de Rashied Ali. Dans le coffret, un livre accompagne les trois disques.
Dans ce livre, Ed Hazell trace l'histoire de cette ère des lofts et produit même une carte sur laquelle dix-neufs d'entre eux sont indiqués : Artists House d'Ornette Coleman, Studio Rivbea de Sam Rivers, Ali's Alley de Rashied Ali ou The Brook de Charles Tyler... Après l'histoire, un témoignage : celui de Moondoc en personne, qui raconte dans Muntu : The Essay by Jemeel Moondoc son parcours de musicien (fréquentation de Cecil Taylor à Antioch et premier concert sous le nom de Muntu, composé alors d'Arthur Williams, Mark Hennen, William Parker et Rashied Sinan...).
Rashid Bakr remplaçant Sinan, la première mouture du groupe peut enregistrer First Feeding en avril 1977. Le quintette déroule ici un free jazz sec : les imprécations de l'alto s'opposent au lyrisme échevelé de la trompette de Williams, duo en déroute créative pour devoir faire aussi face aux clusters d'Hennen : les accords plaqués ne sont plus des accords, mais les commandes actionnées d'un mécanisme de cordes libres. Enveloppée par les interventions d'un piano radical, l'association joue souvent jusqu'en mai 1978.
Quelques semaines plus tard, un quartette prend la relève : nouveau Muntu dans lequel Parker et Bakr subsistent aux côtés de Moondoc et que le trompettiste Roy Campbell a rejoint. L'enregistrement d'un de ses concerts (St. Marks Church, mars 1979) permettra au saxophoniste d'éditer le deuxième disque du groupe : The Evening of the Blue Men. Ici, une cohésion plus remarquable : l'alto de Moondoc emmène un free davantage attaché au bop qui sied particulièrement à Campbell tandis que Parker ose se faire entendre davantage. Sur Theme for Diane, le discours est, en plus, différent : climatique, flottant, imposant sans être clair dans sa forme, donc altier.
Jusqu'en 1981, la formation donnera d'autres concerts, tournera au Canada et jusqu'en Pologne – concerts parfois enregistrés et produits. Le troisième et dernier disque, choisit plutôt de revenir à un concert donné en trio par Moondoc, Parker et Bakr, chez Rashied Ali en 1975 : Theme for Milford (Mr. Body and Soul) dans une version longue de trente-cinq minutes et sur laquelle l'alto est clair, presque léger. Alors, le trio met en pratique un art de la concision autrement saisissant : les coups de Bakr se font plus retentissants, l'alto s'amuse de clins d'oeil mélodiques lorsqu'il n'est pas emporté par le courant quand Parker démontre d'un savoir-faire instrumental déjà supérieur sur son duo avec le batteur, à entendre en conclusion.
En conclusion, retour au livre : historique des séances de Muntu déposé sur papier – neuf années d'activité intense – qui finit en photos : noirs et blancs de souvenirs de concerts donnés en lofts ou à Groningen en 1980, et quelques affiches (de concerts aussi). Pour qui s'intéresse au jazz créatif de l'époque, inutile de dire que ce coffret s'avère indispensable.
Jemeel Moondoc : Muntu Recordings (NoBusiness)
Edition : 2010.
CD1 : 01/ First Fedding 02/ Flight 03/ The for Milford (Mr. Body and Soul) – CD2 : 01/ The Evening of the Blue Men 02/ Theme for Diane – CD3 : 01/ Theme for Milford (Mr. Body and Soul)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Frode Gjerstad: A Sound Sight (Ayler Records - 2007)
Enregistré voici dix ans à la Knitting Factory, A Sound Sight revient sur l’une des deux rencontres sur scène du saxophoniste Frode Gjerstad et du contrebassiste Wilber Morris. Larrons inspirés forcément en compagnie d’un troisième : le percussionniste Rashid Bakr.
Ancien sideman de Charles Gayle disparu en 2002, Morris dispense ici sa faculté d’écoute impressionnante, validant les propositions rocailleuses de Gjerstad au son de glissandos ou de mouvements d’archet sur lesquels s’accorde le trio malgré la déconstruction mise en place sur Sound. Plus loin, les deux hommes ouvrent ensemble Sight, titre qui recueillera les invectives échappées de l’alto avant d’exposer des égards traînants auxquels les tambours de Bakr opposeront tous les mérites de l’ardeur.
D’abstractions en preuves irréfutables d’une entente immédiate, A Sound Sight diversifie les arguments, et rend irrésistible l’obligation faite aujourd’hui qu’on le télécharge.
CD: 01/ Sound 02/ Sound Sight 03/ Sight
Frode Gjerstad Trio - A Sound Sight - 2007 - Ayler Records. Téléchargement.
Cecil Taylor : The Eighth (HatOLOGY, 2006)
Enregistré le 8 novembre 1981 à Fribourg, The Eighth présente un Cecil Taylor Unit supérieur - quartette comprenant Jimmy Lyons (saxophone alto), William Parker(contrebasse) et Rashid Bakr (batterie), dont le savoir-faire imposera toujours toute réédition.
D’abord invocation mêlée aux attaques percussives raisonnées, Calling It The 8th – découpé ici en trois parties – se met en place sûrement, Lyons et Taylor tissant un curieux contrepoint avant de profiter ensemble des permissions distribuées par le free à la source qu’a toujours défendu le pianiste. Fiévreux, lui plaque ses accords ou déploie des arpèges emphatiques jusqu’à l’étourdissement. Au plus haut, le duo Taylor / Lyons choisit l’éclipse et offre toute la place à la section rythmique. Une voix filtre, à nouveau, avant la nouvelle salve décidée par l’entier quartette. Sarcastique, Bakr peut bien rappeler au temps, la machine, lancée, décide d’elle-même, impose son free acharné, qui s’emparera de la même manière, si ce n’est plus rapidement encore, de Calling It The 9th. Roulant mais aussi plus instable, le morceau permet au saxophoniste de distribuer les plaintes d’une sirène compulsive au beau milieu de la progression torrentielle de Taylor. Annoncée, la frénésie est à son paroxysme, et comble les impasses de clusters sans appel. Qui closent 70 minutes de session rageuse et implacable.
Cecil Taylor Unit : The Eighth (HatOLOGY).
Enregistrement : 8 novembre 1981. Réédition : 2006.
CD : 01/ Calling It The 8th 02/ Calling It The 8th 03/ Calling It The 8th 04/ Calling It The 9th
Guillaume Belhomme © Le son du grisli