Luc Ferrari : Almost Nothing With... (Errant Bodies, 2013) / Contes Sentimentaux (Shiiin, 2013) / Tautologos III (PiedNu, 2014)
Deux jours entiers, c’est presque rien. Deux jours entiers, avec Luc Ferrari (1929-2005), c’est presque presque rien. Un livre et deux CD. Sur deux jours, c’est beaucoup quand même, vous l’admettrez.
Vous, Jacqueline Caux, qui signez Almost Nothing with Luc Ferrari aux éditions Errant Bodies. Dommage qu’il faille, pour un Espagnol, passer par l’anglais pour parler en français de ce livre tiré d’un film. Un livre d’entretiens (avec vous, François Delalande, Evelyne Gayou, Daniel Teruggi) et d’autobiographies imaginaires auquel le marque-page cousu m’a renvoyé sans cesse pendant ces deux jours. Parfois j’entends « petite symphonie intuitive pour un paysage de printemps » ou « c’est sûr, ça s’appelle maintenant les contes sentimentaux », alors que je lis. Les mots du disque et les mots du livre s’entrechoquent. Sous mon nez, toute la vie de Ferrari (Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer et Pierre Henry…), tout son œuvre (parfois expliqué, comme sa Suite pour piano), tous ses souvenirs (ses demeures et ses voyages, son humour, ses recherches sonores, etc.), tout son amour de la contradiction, et ses rapports au théâtre, à l’installation, à la radio...
La radio, justement. Vous, Luc Ferrari, la radio. Ces Contes sentimentaux que le label Shiiin a compilé sur quatre CD, réfléchis pour la radio et réfléchissant la radio. Posant la question « qu’est-ce qu’une pièce sonore si elle doit passer par la radio ? » dans une série avec un vrai générique (minimal piano ouvert) et des codes flous. Avec Brunhild, vous jouez pour la radio, à vous parler, à vous entendre, à vous souvenir. En français, en allemand, la version originale, la traduction pour une même poésie du concret, de la mémoire et de l’autofiction. C’est intéressant et c’est long aussi et parfois je retourne au livre où je collecte des informations sur comment composer avec la chance, l’anecdotique, le presque rien et le quasiment tout en fait. Les programmes radiophoniques, enregistrés pour la SWF dès la fin des années 80 sont des témoignages et des field recordings comme on dit maintenant. Ce sont aussi un concret en déclin, un monde qui disparaît (de mer, de terre, de fermes, de paysans heureux qui témoignent une dernière fois avant que leurs fils ne se plaignent pour toujours, de musiciens de la Place des Abbesses et de « vies minuscules » des Corbières…). Un monde qui disparaît et un autre qui le remplace, un monde de confusions. La sieste méridienne fait que l’on confond l’objectif et le subjectif, le réel (vous dîtes, Luc, « l’enregistrement c’est ma manière à moi de photographier ») et le rêve, la vie et l’imagination. Votre vie, décortiquée et recomposée, mêlée à la mienne, pendant deux jours...
Je veux bien réécrire que deux jours entiers, avec Luc Ferrari, c’est presque presque rien. Or presque presque rien, de nos jours, c’est déjà ça de gagné. Et avec Luc Ferrari, ce sont même deux jours (sur deux) de gagnés.
Jacqueline Caux : Almost Nothing With Luc Ferrari (Errant Bodies / Les Presses du Réel)
Edition : 2013.
Livre (anglais) : Almost Nothing with Luc Ferrari
Brunhild & Luc Ferrari : Contes sentimentaux (Shiiin / Metamkine)
Edition : 2013.
4 CD : Contes sentimentaux
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Effacée l’électroacoustique improvisée et surtout conventionnelle d’Havresac (collaboration de Brunhild Ferrari et GOL), ce disque de la collection PiedNu (ESAHaR) enferme Tautologos III (1969) dans sa récente interprétation par Brunhild Ferrari (voix), Jean-Marcel Busson (électronique, charango), Frédéric Rebotier (voix, clarinette, objets) et Ravi Shardja (basse, mandoline électrique, flûte traversière, sanza). Déséquilibré, le discours sonore semble poser la question de… l’appropriation par d'autres d'un langage personnel. La mélancolie et l’ironie peuvent-ils en effet être transmises du compositeur à l’interprète, mû discoureur ? Difficile de jouer la distance, d’autant que la longueur de cette symphonie de mouvements frénétiques n’est pas faite pour aider.
Luc Ferrari : Tautologos III, Havresac (ESAHaR / Metamkine)
Enregistrement : 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ Tautologos III (1969) 02/ Havresac (1969)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Alexandre Galand : Field Recording (Le mot et le reste, 2012)
Dans W2 [1998-2008], Eric La Casa citait déjà Nicolas Bouvier et L’Usage du Monde : « Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. » Au tour aujourd’hui d’Alexandre Galand, ancienne plume du son du grisli mais plus encore docteur ès Maîtres fous (autre hommage qui trahit chez l’homme un goût pour l’ethnologie mêlant image et son) d’adresser une pensée à Bouvier – et à ses souvenirs de voyages recueillis sur Nagra dont traitait L’oreille du voyageur il y quelques années – dans le sous-titre de l’ouvrage qu’il consacre aux enregistrements de terrain : Field recording.
Presque autant que le monde dont Bouvier fit l’usage, le champ est vaste et divisé en plus en bien nombreuses parcelles (écologie, documentaire, création radiophonique, biographie, journalisme, musique…) : une grande introduction le rappelle, qui dit de quoi retourne l’exercice du field recording : à défaut de définition arrêtée, une description large qui explore trois grands domaines : captation des sons de la nature, captation de la musique des hommes et composition.
Passée une brève histoire de systèmes d’enregistrement que l’on peut emporter, voici que s’ouvre un livre que l’on dira « des Merveilles » pour évoquer un autre voyageur d’importance. Traitant de nature, l’anthologie raconte d’abord les enregistrements d’oiseaux de Ludwig Koch et donne la parole à Jean C. Roché. Traitant d’ethnomusicologie, elle insiste sur les enregistrements faits « sur le terrain » de chants à sauver à jamais de l’oubli (fantômes d’Alan Lomax et d’Hugh Tracey) et interroge Bernard Lortat-Jacob. Traitant enfin de musique, elle retourne à Russolo, Ruttman et Schaeffer, avant de mettre en lumière des disques signés Steve Reich, Luc Ferrari, Alvin Lucier, Bill Fontana, Eric La Casa, Kristoff K. Roll, BJ Nilsen, Aki Onda, Eric Cordier, Geir Jenssen, Laurent Jeanneau, Jana Winderen… et de laisser Peter Cusack expliquer ses préoccupations du jour.
A l’image du « field recording », le livre est protéiforme, curieux et cultivé. Il est aussi l’œuvre d’un esthète qui ne peut cacher longtemps que l’idée qu’il se fait du « beau » a eu son mot à dire dans la sélection établie. Non moins pertinente, celle-ci profite en plus et en conséquence de citations littéraires – de Rabelais à Apollinaire – qui tombent toujours à propos. Comme le fera ici, en guise de conclusion, cette sentence de Victor Hugo qui inspira Pierre Henry : « Tout bruit écouté longtemps devient une voix. »
Alexandre Galand : Field Recording. L’usage sonore du monde (Le mot et le reste)
Edition : 2012.
Livre : Field Recording. L’usage sonore du monde
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Eliane Radigue : L'écoute virtuose (La Huit, 2012)
J’ai parfois cette impression de passer mon temps à rêver d’être ailleurs. Et même à rêver d’avoir été ailleurs à tel moment donné. Hier encore, j’aurais voulu avoir été à Londres en juin 2011, lorsque le Spitalfields Summer Music Festival rendit l'hommage à Eliane Radigue qu’a filmé Anais Prosaïc. Mon envie et ma volonté n’y peuvent rien, il n’est pas d’autre retour en arrière possible que celui que me propose ce film. Mais il a de quoi me consoler quand même.
Parce qu’il revient vite mais bien sur la « carrière » de la dame des drones : malicieuse, elle-même nous parle de la reprise de ses activités musicales après son divorce d’avec Arman en 1967, de son travail avec Pierre Henry et Pierre Schaeffer, de ses expériences avec les synthétiseurs, de sa musique qui « ne pardonne pas qu’on ne l’écoute pas » (pied de nez peut-être à l’ambient avec laquelle certains la confondent ?), de son chat-assistant…, quand ce n’est pas Emmanuel Holterbach qui nous éclaire avec intelligence sur son corpus. Et aussi parce que le film la laisse nous entretenir d’aujourd’hui, de ses rencontres avec les musiciens qui la sollicitent et de la transmission orale d’une musique « impossible à écrire », dit-elle.
Pour préparer le festival, Eliane Radigue a transmis ses compositions puis a écouté longuement des instrumentistes qui parleront tous face caméra – par ordre d’apparition : Rhodri Davies (qui créa à cette occasion Occami), Kasper T. Toeplitz, Kaffe Matthews, AGF, Ryoko Akama (les trois forment The Lappetites), Carol Robinson, Bruno Martinez et Charles Curtis (les trois interprètent Naldjorlak II pour cors de basset et violoncelle). Les uns après les autres, les musiciens (leurs notes) et Eliane Radigue (ses mots) tissent une ode au « son continu » qui l’envoûte depuis toujours, à ce que Davies appelle lui la « note étendue ». Tous, avec virtuosité, nous disent qu’en juin 2011, nous nous étions surement trompés d’endroit – d’accord, ce n’est pas la première fois, mais où pouvions nous bien être ? Reste à rattraper le temps perdu ailleurs, grâce aux images et plus encore à la musique de L’écoute virtuose.
Anaïs Prosaic : Eliane Radigue. L’écoute virtuose (La Huit / Potemkine)
Enregistrement : juin 2011. Edition : 2012.
DVD : Eliane Radigue. L’écoute virtuose
Héctor Cabrero © le son du grisli
Pierre Schaeffer : Le trièdre fertile (Editions Mego, 2012)
Le trièdre fertile de Pierre Schaeffer est la première réédition de la série Recollection GRM des Editions Mego. Dans sa version intégrale, il s’agit de sept morceaux électroniques composés par l’inventeur de la musique concrète à partir de sons « de synthèse » créés par Bernard Dürr. Leurs titres sont autant d’indications sur la démarche de Schaeffer : Plutôt Dynamique, Plutôt Harmonique, Plutôt mélodique, etc.
En réécoutant plusieurs fois le disque, on s’aperçoit que ces indications sont bien respectées. Moi j’y entends des formes aux tons pastels et métalliques. Elles se répondent et interfèrent. Pour ce qui est de la théorie – que Schaeffer a toujours associé à la pratique –, voici ce que dit la présentation de l’œuvre par le label : Ce trièdre, dernière pièce de Schaeffer, fait écho au « trièdre de référence » des physiciens - celui des trois mesures fondamentales du son : fréquence, durée, intensité. A ces trois mesures correspondent d’ailleurs les signes de base du solfège traditionnel qui permettent de noter des hauteurs, des rythmes et des nuances. Il faut savoir lire, comprendre si possible, mais surtout se détacher de ce genre de notes à l’écoute. Sans quoi la subjugation n’est plus possible. Ce qui serait dommage, et même qui tomberait mal, car dans le cas présent, la musique est ... subjuguante.
Pierre Schaeffer : Le trièdre fertile (Editions Mego / Recollection GRM / Metamkine)
Enregistrement : 1975-1976. Edition : 1978. Réédition : 2012.
LP : A1/ Plutôt dynamique (Etude banale) A2/ Plutôt harmonique A3/ Plutôt mélodique A4/ Moins banal (Interlude, ou impromptu) – B1/ Toccata et Fugue B2/ Baroque (Second interlude) B3/ Strette
Héctor Cabrero © Le son du grisli
François J. Bonnet : Les mots et les sons, un archipel sonore (Editions de l'éclat, 2012)
« La musique découpe en virtualités tout ce qui est concrètement présent… jusqu'à ce que le monde entier ne soit plus rien qu'une profusion qui vibre doucement et, à perte de vue, un océan de virtualités dont on n'a besoin de saisir aucune », écrit Rilke dans Worpswede, un siècle avant David Toop.
Dans Ocean of Sound (Kargo, 2004), celui-ci tentait de donner forme et consistance à ces « virtualités », et un nom aux plus fameux « visiteurs » de cette singulière Solaris. De Debussy à Aphex Twin, en passant par Eno et Lee Perry, les ambassadeurs de l'éther réunis pour l'occasion étaient aussi pourvoyeurs d'ondes émotionnelles. Ce livre important racontait surtout une expérience sensible, l'otographie d'un compositeur, critique à The Wire, rêvant de connexions enfouies. De la part d'explorateurs venus de territoires culturels et spatio-temporels fort éloignés les uns des autres, le « sonore » y était l'objet de toutes les attentions.
« L'archipel sonore » imaginé par François J. Bonnet, compositeur et membre du GRM né en 1981, reprend en partie les choses là où David Toop les avait laissées – mais en changeant d'échelle (et non, suivant la métaphore, en identifiant des concrétions territoriales que l'océan aurait laissé tantôt émergées tantôt immergées). Car au fond Ocean of Sound restait tributaire d'une esthétique classiquement musicale de ces « voix de l'éther » sensées révéler la nature du son (au singulier), véritable noos semblable au cerveau-océan décrit dans le roman de Lem. Bien des ouvrages récents (comme De la Musique au son, de Makis Solomos), et toute une culture – voire un culte – contemporains indiquent son avènement. Les mots et les sons – au pluriel – invite à comprendre et analyser les pouvoirs de ce surprenant fétiche, de ce pôle magnétique, en le ramenant à sa juste proportion : celle d'objet de désir – désir de sublime, justement. Où l'on s'aperçoit que le paysage sonore de Murray Schaffer, l'écoute réduite de Pierre Schaeffer, et d'autres conduites d'écoute et de production visant au son pur, sont les avatars d'un nouveau formalisme esthétique, dont les intentions émancipatrices ne sont pas moins prises dans un ordre de désirs et de discours que l'ancien.
Toute l'importance du livre de François J. Bonnet réside dans l'exploration de ces désirs et de ces discours, qui constituent et transmuent le sonore, « soumis au désir comme une branche l'est au courant d'une rivière », « carrière percée par la machinerie de l'écoute », en audible. Des références rares (Konstantin Raudive, Jean-Luc Guionnet) et d'autres plus classiques (de Sun-Tzu à Eno) servent un propos qui le leur rend bien. Face à « l'inavéré » dont l'oreille est l'organe, de contrôle comme de production, la musique apparaît alors comme un cas particulier, une cristallisation dont la vocation n'est plus de « donner forme » au matériau son. Libérée de toute sommation, étendre son empire vers l'inouï redeviendrait ainsi, pour elle, une possibilité.
François J. Bonnet : Les mots et les sons, un archipel sonore (Editions de l'éclat)
Edition : 2012.
Livre : Les mots et les sons, un archipel sonore
Claude-Marin Herbert © Le son du grisli
Sur France Culture, François J. Bonnet a fait l'objet en 2012 d'un atelier de création, par Thomas Baumgartner, ainsi que d'un entretien par Alain Veinstein.