Christophe Deniau : Nick Cave, l’intranquille / Daniel Miller : Mute, le label indépendant (Castor Music / E/P/A 2018)
Il n’y a pas de raison qu’il n’y ait que Nick Cave à profiter de la renommée de Kylie Minogue : en s’intéressant à Where the Wild Roses Grow enregistré par le duo pour l’album Murder Balldads, le quatrième numéro papier du son du grisli espère voir venir à lui de nouveaux lecteurs. Au sommaire, quand même : Edgar Varèse, François Tusques, Tristan Tzara, Harutaka Mochizuki et Thomas Bonvalet, ainsi que 90 chroniques de disques. A noter que ce texte fait écho à deux livres publiés en français sur le sujet Nick Cave…
Factuel, certes. Sans grande invention ni parti-pris non plus. Si elle existe – c’est déjà ça et même : se fait de plus en plus rare –, la bibliographie ne renvoie qu’à une vingtaine de références et oublie parfois de citer celle-ci (publiée chez Camion Blanc) ou cette autre (Wikipedia) que le livre résume à telle ou telle de ses 300 pages. Mais tout est là quand même.
Christophe Deniau – qui avait notamment signé Downtown Manhattan 78-82 – raconte donc l’histoire de Nick Cave. Voilà un sujet d’importance, un sujet à soumettre n’importe quel biographe. Alors Deniau déroule : la formation de The Boys Next Door fomentée avec Mick Harvey à la Caulfield Grammar School, sa transformation en ce Birthday Party qui quittera l’Australie pour l’Europe – Londres puis Berlin –, la signature avec Mute qui ne publiera qu’un seul et unique disque de The Birthday Party, combien de temps exactement avant sa dissolution ?
C’est ensuite un contrat avec le même label que Nick Cave doit honorer : avec quelques-uns de ses « anciens » partenaires, il enregistre From Her to Eternity et le reste est une histoire connue de tous, en tout cas dans ses grandes lignes. Nick Cave and the Cavemen puis Nick Cave and the Bad Seeds : la musique gagne en profondeur ce qu’elle perd en violences, en tout cas jusqu’à Murder Ballads. A l’inspiration provoquée par sa rencontre avec Blixa Bargeld succède celle, moins vindicative, née de son rapprochement avec Warren Ellis – c’est alors surtout Grinderman qui intéresse. Et puis Nick Cave perd un de ses jumeaux, et il écrit encore. C’est alors l’enregistrement de Skeleton Tree, au son duquel termine le livre de Deniau. La messe est dite. Deniau y a servi efficacement, de moments d’exaltation en longueurs inévitables – le décorticage de dispensables musiques de films, par exemple.
Pour les images, le lecteur pourra aller voir dans Mute, le label indépendant depuis 1978 -> demain. Ecrit par Daniel Miller, le fondateur du label, en collaboration avec Terry Burrows, l’épais ouvrage a été pensé pour raconter « visuellement » l’histoire du label. Les récits et anecdotes fleurissent cependant entre photos de musiciens et pochettes de disques estampillés Mute et associés (The Grey Area, Novamute, First, Blast First, 13th Hour…).
En ce qui concerne Nick Cave – musicien particulier qui fait ici bon ménage avec le fer de lance Depeche Mode, mais aussi Smegma, Swans, Wire, Can, Einstürzende Neubauten, Pan Sonic, Add N To (X)… –, ce sont là des photos de The Birthday Party en concert, des projets d’affiches et la reproduction de la pochette de Mutiny!, seul disque du groupe – augmenté de Blixa Bargeld – à avoir été produit sur Mute. Ensuite, ce sont de Nick Cave and the Bad Seeds et de Grinderman d’autres affiches et d’autres couvertures de disques et le propos de designers qui révèlent de quelle manière l’ancien étudiant des beaux-arts que fut Nick Cave envisage la conception graphique. C’est dire si l’ouvrage publié avec soin par E/P/A devrait lui plaire.
Interview de William Fowler Collins
Ambient inquiète, électroacoustique, noise, metal, improvisation libre… l’art de William Fowler Collins (1974) ignore tout des frontières s’il est sûr de se voir réserver une place à l’ombre. Pour s’être récemment montré redoutable (Tenebroso, The Resurrections Unseen), l’ancien étudiant de Fred Frith et Pauline Oliveros, passe à la question introductive…
... Mes premiers souvenirs de musique viennent de l’autoradio de la voiture et de la collection de disques de mes parents. C’était le milieu des années 1970. A six ans, j’ai acheté mon premier disque : Let There Be Rock d’AC/DC. C’est là que tout a commencé. Depuis, la musique est devenue une obsession.
Comment es-tu venu à la pratique de la musique, et avec quel instrument ? Ca a été un processus naturel : à force d’écouter de la musique sans arrêt, j’ai ressenti l’envie d’en faire moi-même. La guitare est mon premier instrument... J’avais environ quatorze ans quand j’ai commencé à en jouer. C’était à la fin des années 1980. Mes influences étaient alors assez variées. Au début, j’ai pris des leçons orientées blues, j'apprenais les accords de jazz et les progressions. En plus de ça, mon jeu a pas mal été influencé par le rock que je pouvais entendre, celui de Jimi Hendrix ou de Pink Floyd par exemple. Aussi, à la même époque, j’ai découvert The Velvet Underground, The Sex pistols, Public Image Limited, et des groupes américains de punk hardcore, genre Black Flag ou Dead Kennedys… Les tout premiers groupes de rock indépendant émergeaient alors, et je me suis intéressé aux débuts de Sonic Youth, Dinosaur Jr., etc.
Quelles ont été tes premières expériences en tant que guitariste ? Es-tu passé par un groupe ? Oui, j’ai immédiatement monté un groupe avec des amis. Nous étions alors tous débutants et n’avions aucune idée de ce que nous étions en train de faire, ce qui ne nous a pas empêché de commencer à jouer et même à écrire notre propre musique.
Tu as étudié au Mills College : qu’as-tu appris là-bas qui serve encore aujourd’hui à ta musique ? Je dirais que beaucoup des choses que j’ai apprises au Mills College sont cruciales pour ce que je fais aujourd’hui. J’y ai par exemple étudié des logiciels audio, l’enregistrement et le mixage (analogique ou digital), la composition, la performance, et aussi l’histoire de la musique. Toutes ces choses continuent de nourrir mon discours de musicien et de compositeur. Les deux années que j’ai passées dans cette université ont développé mon savoir, mes possibilités techniques et ma façon de définir ma propre musique. Je n’ai jamais suivi de cours de façon très stricte et je ne me suis jamais vraiment entraîné de façon classique non plus, alors, « désapprendre » ce que je savais de la musique pour m’ouvrir à des nouvelles idées ne m'a pas été très difficile. D’ailleurs, je n’aurais sans doute pas été accepté par un conservatoire… Les établissements qui dispensent des cours de musique sont en général très conservateurs, faire évoluer la musique en tant que médium est loin d’être leur préoccupation principale, ce qui me paraît complètement bizarre. Mills fait figure d’exception.
Comment es-tu arrivé à la musique, disons, sombre ? J’aime toutes sortes de musiques et de sons mais j’ai toujours été intéressé par les plus pesantes, le côté obscur de la musique. Mon intérêt pour les nouvelles formes de musique ne cesse de grandir, par le bouche à oreille ou via mes recherches personnelles. J’ai aussi découvert beaucoup de musiques par le biais des bandes originales de film et des partitions. Ces dernières années, j’ai cultivé un goût pour l’heavy metal extrême, disons obscur. Travailler avec Aaron Turner (Isis, Jodis, Mamiffer, Old Man Gloom…) m’en a pas mal appris sur le monde du métal : c'est un collectionneur qui garde constamment un doigt sur le pouls du metal contemporain. Certains des compositeurs que j’apprécie, comme Scelsi ou Penderecki, ont pu écrire, Wselon moi, des pièces tout aussi intenses et sombres (si ce n’est plus) que la plupart des disques de metal que j’ai pu écouter. Pour moi, le noise a toujours été une question d’abstraction et de texture. Expérimenter sur la forme musicale et le son m’est assez naturel, c’est pourquoi la musique qui investit des territoires changeant, si ce n’est nouveaux, m'intéresse tellement.
Si tu avais à conseiller l’écoute de musiciens ou de disques de ce genre, quels seraient-ils ? Il y en a tellement… Je citerai d’abord quelques musiques de films, comme celle que Wendy Carlos a écrite pour The Shining (aussi difficile à trouver que stupéfiant) ou celles qu’Eduard Artemyev a signées pour Tarkovsky, la musique et les sons créés par Tobe Hooper et Wayne Bell pour le premier Massacre à la tronçonneuse sont supers aussi, celle de John Carpenter pour le premier Halloween, la partition de Lalo Schifrin pour Amityville, la musique de Brian Hodgson et Delia Derbyshire pour La maison des damnés, les pièces que Morricone a écrites pour les films estampillés Giallo ou encore la musique écrite par Nick Cave et Warren Ellis pour The Proposition… Maintenant, je suis sûr que j’oublie quelques films importants…
... Pour ce qui est des disques « sombres », j’ai récemment écouté Ligfaerd de Nortt, Flowers of Romance de Public Image Limited, Subliminal Genocide de Xasthur, Salvation de Funeral Mist, MoRT de Blut Aud Nord, Quattro Pezzi for Orchestra de Giacinto Scelsi (j’ai écouté quasiment toute sa production dernièrement), Arvo Pärt, Piano and String Quartet de Morton Feldman… Ce sont quelques disques parmi tant d’autres, évidemment. La liste pourrait être allongée sans fin.
La plupart de ces BO ont utilisé des synthétiseurs… Quel rôle joue aujourd’hui l'électronique dans ta musique ? D’un point de vue technique, je ne me sers pas de synthétiseurs analogiques. J’utilise une ancienne version du logiciel SuperColldier, qui continue à faire partie de méthodes que j’emploie pour ma musique. J’expérimente encore comme je peux avec ce logiciel, qui a un interface graphique plus que primitif… Lorsque je l’applique à un guitare ou à des field recordings, leur son d’origine est transformé et cela peut donner naissance aux bases d’un nouveau morceau ou avoir une influence sur la direction à donner à une pièce sur laquelle je travaille…
La plupart du temps, tu enregistre seul... C'est un choix arrêté ? Quand je me suis installé à San Francisco pour intégrer une école d’art, ça faisait pas mal de temps que je ne jouais plus avec personne, alors j’ai commencé à enregistrer seul. C'était en 1992, ou aux environs. J’expérimentais un peu en utilisant un vieil enregistreur cassette Panasonic, je scotchais la tête des cassettes afin d’empiler des sons les uns sur les autres. J’utilisais aussi un enregistreur quatre pistes à cassette. Je l’utilise d’ailleurs encore, de temps à autre. Il y avait aussi un enregistreur dans un petit studio d’enregistrement du San Francisco Art Institute dont je pouvais me servir. Il appartenait au département cinéma, dans lequel je n’étais pas inscrit, mais qui m’avait permis d’enregistrer avec son matériel. Si je préfère travailler seul, j’ai quand même quelques collaborations en cours en ce moment : un projet avec Aaron Turner, un autre avec James Jackson Toth (Wooden Wand) ; je travaille aussi Raven Chacon sur un nouvel album de Mesa Ritual et termine une collaboration avec Horseback (Jenks Miller). J’aime profondément ces projets, d’autant qu’ils me permettent d’essayer de nouvelles idées que je n’aurais pu seulement aborder en solo. Mais ça ne m'a pas empêché de commencer l'enregistrement d'un nouvel album solo...
Selon toi, tes derniers disques disent-ils assez bien ce que tu souhaites exprimer en musique ? Oui, je crois qu’ils correspondent à ce que je voulais dire au moment de leur enregistrement.
T’arrive-t-il de les réécouter ? Pour beaucoup les écouter pendant leur confection, non, je n’y reviens pas trop une fois qu’ils sont terminés.
William Fowler Collins, propos recueillis en mars 2013.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Nick Cave : Mort de Bunny Munro (Flammarion, 2010)
Alors qu’il vient de signer la BO de l’adaptation cinématographique de l’inadaptable Route de Cormac McCarthy, Nick Cave fait paraître un nouveau livre (ou plutôt un scénario retravaillé) qui reprend le thème de l’errance d’un père et de son fils.
Au début, la traduction commet quelques ratés mais elle s'améliore, et l'on poursuit la lecture. Bunny Munro est un adulte à la dérive, alcoolique et obsédé sexuel notoire, que le suicide de sa femme met au pied du mur ; il doit désormais répondre de ses devoirs de père, et embarque son jeune fils dans une dérive de plus en plus sévère. Mort de Bunny Munro est la chronique d'une mort annoncée dès les premières lignes qui trimballe son lecteur dans des paysages sordides. Heureusement, Cave prend garde d'éloigner tout pathos et réussit à passionner (et même divertir) au gré de l'aventure de son personnage de raté charismatique (à la hauteur des grands déjantés qui ont fait l'histoire de la littérature américaine), dont le salut n'est autre que la progéniture.
Nick Cave : Mort de Bunny Munro (Flammarion)
Edition : 2010.
Pierre Cécile © Le son du grisli
Christof Kurzmann, Burkhard Stangl : Neuschnee (Erstwhile, 2009)
Sorti de The Magic I.D., Christof Kurzmann redonne une actualité au duo qu’il forme avec le guitariste, pianiste, vibraphoniste et chanteur Burkhard Stangl, sorti, lui, de Polwechsel. Et Neuschnee, de mettre au jour le curieux rapport des deux hommes au format chanson.
L’électroacoustique pour tout langage, ils abordent le domaine en originaux tourmentés : traînant de longs morceaux sur lesquels on trouve field recordings, ébauches de travaux minimalistes, perturbations sonores et instrumentations démembrées, au rythme d’un vague à l’âme cher jadis à Gastr Del Sol – voix et guitares de Stangl rappelant plusieurs fois celles de David Grubbs.
La lassitude pas assez affirmée pour refuser de créer encore, Kurzmann et Stangl élaborent enfin Gredler, grande pièce de musique dissonante élevée sur boucle, puis Song Songs, au texte nourri de titres de chansons célèbres empruntés à Nick Cave ou à Cole Porter, aux Carpenters ou aux Beatles, histoire de combler de références leur forme singulière de chanson expérimentale.
CD: 01/ Las Hijas de Nieve 02/ In The Global Snow of Things 03/ Gredler 04/ Homeless Dogs 05/ Song Songs >>> Christof Kurzmann, Burkhard Stangl - Neuschnee - 2009 - Erstwhile. Distribution Orkhêstra International.