Hearing Things : Stalefish (Hawks, 2015)
Deux faces de quarante-cinq tours suffiraient-elles à exprimer les influences de Matt Bauder – ces musiques qui, en tout cas, semblent l’inspirer ?
En première face, une rengaine « éthiopique » : ce n’est pas la première fois que le souffleur débute un disque dans cet esprit (aller entendre ceux de Day In Pictures), style désuet mais en vogue qu’un saxophone soigne avec orgue (JP Schlegelmilch) et batterie (Vinnie Sperrazza) – ce nouveau projet est donc un trio : Hearing Things. En seconde face, c’est soutenu par une guitare baryton (qu’il a lui-même enregistrée) que Bauder s’adonne à un rock au swing induit : les feulements du saxophone donnant un peu de couleur à ce qui n’aurait pu être qu’un simple exercice de style.
Deux temps, donc : de charmantes récréations tournées vers le passé, en attendant que Matt Bauder mette au jour un fond aussi singulier que peut l’être la forme de son art instrumental – pour obtenir et l’un et l’autre, on retournera à Paper Gardens et Memorize the Sky…
Hearing Things : Stalefish (Hawks Records)
Edition : 2015.
45 tours : A/ Stalefish B/ Transit of Venus
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Adam Lane’s Full Throttle Orchestra : Live in Ljubljana (Clean Feed, 2014)
Belle machine à swinguer pas droit, se dit-on d’emblée. Cuivres enchevêtrés, étranglements des souffles, batterie et contrebasse au cordeau : tout baigne. Et puis, on déchante : enchaînements de solos sur fond de rythmique molle, impression de déjà entendu, machine sans drame, jazz bien calibré.
Maintenant, on rechante, on s’habitue : Nate Wooley frondeur du souffle, salivaire jusque dans l’excès ; Susana Santos Silva moustique piqueur de surfaces dures ; Reut Regev louve enragée, David Bindman et son soprano-basson amplifiant bosses et cassures dans un pourtant assigné continuum ; Avram Fefer altiste voltigeur ; Matt Bauder en surchauffe tranquille ; Adam Lane en archet contigu ; Igal Foni en toms colorés. Ça valait le coup d’attendre.
Adam Lane’s Full Throttle Orchestra : Live in Ljubljana (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 28 juin 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ Power Lines-Feeling Blue Ish 02/ Empire the Music (the One) 03/ Sanctum 04/ Multiply Then Divide 05/ Ashcan Rantings 06/ Power Lines-Blues for Eddie
Luc Bouquet © Le son du grisli
Matt Bauder / Day in Pictures : Nightshades (Clean Feed, 2014)
En ces temps de Blue Note Revival, écouter Matt Bauder creuser en profondeur les vieilles symétries n’est pas pour me déplaire. Et ne pas voir en lui l’un des musiciens les plus investis du moment en dit assez long quant à l’imbécilité de la jazzopshère.
C’est que Matt Bauder possède plus d’une corde à son arc. Ici, dans ce territoire vaguement sixtie-Blue Note, il conteste le copier-coller et fonde ses interventions sur des tumultes que n’atteindront jamais les (très) surévalués petits princes des revues en papier glacé. Car Bauder sait comment ériger un chorus et comment troubler les cadres. Et c’est aussi ce que sait faire un Nate Wooley, trompettiste aux courbes ruades. Et tandis que Kris Davis (remplaçant ici Angelica Sanchez) impulse quelque harmonie mensongère, Jason Ajemian et Tomas Fujiwara érigent quelques imposantes cathédrales. Viennent alors à nos oreilles cette science des temps mêlés. Temps mêlés et jamais scellés.
Matt Bauder / And Day in Pictures : Nightshades (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Octavia Minor 02/ Weekly Resolution 03/ Starr Wykoff 04/ Rule of Thirds 05/ August & Counting 06/ Nightshades
Luc Bouquet © Le son du grisli
Didier Petit, Alexandre Pierrepont : Passages (Rogue Art, 2012)
En 2011, dans les pas de Peter Kowald (entendre et voir Off the Road, sur le même label), Didier Petit a parcouru les Etats-Unis d’une côte à l’autre pour y jouer en différentes compagnies. Dans ses bagages, Alexandre Pierrepont, qui put lui conseiller quelques noms parmi ceux de Marilyn Crispell, Gerald Cleaver, Matt Bauder et Joe Morris, Jim Baker, Nicole Mitchell, Hal Rammel, Hamid Drake et Michael Zerang, François Houle, Michael Dessen, Larry Ochs et Kamau Daáoud. C’est de ce voyage et de ces rencontres qu’est né Passages.
Le livre-disque – dans le livre : des photos et un long texte de Pierrepont (où notre poète, en proie encore à l’influence de la négritude, cherche les mots pour dire les « secrets » que lui révélèrent chacune des rencontres en question) – est un journal de bord dans lequel les duos et trios enregistrés s’intègrent dans la trame redessinée du périple. Entre deux improvisations, des field recordings attrapés en gare, aéroport, ou près de l’océan… et des extraits que Pierrepont lit de son poème peinent à bien se fondre dans le souvenir musical.
Woodstock, New York, Chicago, Los Angeles : voilà pour les étapes qui conduiront Didier Petit d'un partenaire à l'autre. Entrelacs souffrant de politesse avec Crispell, expérimentations tièdes avec Parkins ou Baker, échange confortables avec Cleaver ou Mitchell, préciosités même avec Ochs ou Dessen... D'un dialogue à l'autre, voilà la science instrumentale et l'inspiration que l'on connaît à Petit dissoutes en bagatelles. Heureusement, quelques prises disent que le violoncelliste a bien fait quand même de faire le voyage : jusqu'à Houle, clarinettiste avec lequel il se montre à la fois plus réfléchi et plus sensible ; jusqu'à Bauder et Morris, qui forment avec Petit ce trio glissant avec superbe de répétitions en sonorités instables ; jusqu'à Hal Rammel, qui accorde par deux fois la voix rare des instruments qu'il invente à un archet qui trouve dans l'ombre sa profondeur. A tel point qu'il n'est peut-être pas insensé de poser la question : un nouveau départ pour Chicago et New York – Rammel, Bauder et Morris en tête et tout projet de concept-album oublié – serait-il envisageable ?
Didier Petit, Alexandre Pierrepont : Passages (Rogue Art)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Passage (with M. Crispell) 02/ La Reine Rêve Rouge (with A. Parkins) 03/ Les ciseaux de l'air et de l'eau (with G. Cleaver) 04/ L'alphabet de leur rayures (with M. Bauder & J. Morris) 05/ Sous l'arbre en pleine mer (with J. Baker) 06/ Déesse-Allégresse (with N. Mitchell) 07/ Des griffes, des racines, des pierres (with H. Rammel) 08/ Vendanges (with H. Drake & M. Zerang) 09/ Il faut descendre plus au Sud (with H. Rammel) 10/ Ecluse (with F. Houle) 11/ Le gîte et le couvert (with M. Dessen) 12/ Crâne-Sablier (with L. Ochs) 13/ Je lis sur toutes les lèvres (with K. Daaood & L. Ochs)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Matt Bauder : Day in Pictures (Clean Feed, 2010)
Le titre qui ouvre Day in Pictures, Cleopatra’s Mood, évoque autant les belles heures du Swinging Addis que Krysztof Komeda découvrant l’Amérique. Premières images sorties d’un disque qui impose Matt Bauder en compositeur d’un jazz de taille.
A ses côtés : Nate Wooley (trompette), Angelica Sanchez (piano), Jason Ajemian (contrebasse) et Tomas Fujiwara (batterie). A la langueur de l’introduction et à son efficience mélodique, le quintette oppose ensuite un lot de ballades flottantes et soumises à vent d’ouest – pour empêcher toute dérive excessive, le ténor de Bauder s’emportera sur Parks After Dark et sa clarinette décidera d’un gimmick amusé que les instruments se repasseront comme un virus sur Bill and Maza.
Dans un autre genre, l’assurance des instruments à vent et l’inventivité porteuse de Fujiwara permettent à Bauder d’investir le champ d’un jazz de connivence : projections de bop ou swing dégagé de tout corset (Reborn Not Gone, Two Lucks) faits éléments de relecture d’un genre dans son entier. Ainsi, Matt Bauder réussit là où beaucoup d’autres échouent d'habitude : faire d’exercices de style un bouquet impérial d’originalités. Il suffisait de jouer juste, certes, mais aussi investi.
Matt Bauder : Day in Pictures (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 24 janvier 2010. Edition : 2010.
CD : 01/ Cleopatra’s Mood 02/ Parks After Dark 03/ January Melody 04/ Reborn Not Gone 05/ Bill and Maza 06/ Two Lucks 07/ Willou-GHBY
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Exploding Star Orchestra : Stars Have Shapes (Delmark, 2010)
Le groupe s’est pourtant déjà montré inspiré – auprès de Bill Dixon notamment – et compte même d’éminents musiciens – voire de remarquables tels Matt Bauder (saxophones, clarinettes), Jeb Bishop (trombone), Nicole Mitchell (flûte) ou Jason Stein (clarinette basse) –, les preuves ne suffisent pas : l’Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek peine à convaincre sur Stars Have Shapes.
Parce qu’il investit d'abord ce champ d’ « Impressions » défriché jadis jusqu'à l'assèchement par Alice Coltrane et se contente de s’y promener seulement. En sus, s'il prend de l’ampleur, le développement d’Ascension Ghost Impression #2 n’en gagne jamais en présence, gangréné par ses façons naïves. Plus frontal, ChromoRocker donne le change un moment (le cornettiste renouant là avec un jazz frontal) mais un moment seulement pour sacrifier aux codes institués dès l'ouverture : ceux d’un jazz à l’œcuménisme factice.
Ainsi, la règle continue à faire des siennes : sur une nouvelle évocation d’Alice Coltrane parmi des bribes d’Herbie Hancock période Head Hunters (Three Blocks of Light) ou sur un dernier titre d’une évanescence tellement achevée que le voici s'évaporant bientôt. Souvent, Rob Mazurek convainc pour décevoir ensuite. Suffit d’attendre le prochain.
Exploding Star Orchestra : Stars Have Shapes (Delmark)
Edition : 2010.
CD : 01/ Ascension Ghost Impression #2 02/ ChromoRocker 03/ Three Blocks of Light 04/ Impression
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Matt Bauder : Paper Gardens (Porter, 2010)
Enregistré au club Roulette de New York en 2006, Paper Gardens montre comment le saxophoniste ténor et clarinettiste Matt Bauder envisage ses travaux d'atmosphères et de jazz aux côtés de partenaires occasionnels mais adéquats.
Ceux-là – Matana Roberts (saxophone alto et clarinette), Loren Dempster (violoncelle) et Reuben Radding (contrebasse) – changent donc Bauder des fidèles Zach Wallace et Aaron Siegel (membres de Memorize the Sky qu'il côtoya plus tôt sur 2 + 2 Compositions aux côtés d'Anthony Braxton, alors leur professeur à la Wesleyan University). Pourtant, malgré le changement, l'idée est la même : celle de défendre une nouvelle forme de musique soumise à partition mais aussi à de grandes plages d'improvisation.
Dès l'ouverture de Paper Gardens, les notes se font longues : deux minutes à peine sur lesquelles Bauder et Roberts s'unissent pour progresser lentement, vrillent et étirent avec mesure un discours sonore mis en commun lorsqu'ils ne le déstabilisent pas plutôt sous les effets de déstructurations passagères. Dempster et Radding, eux, se chargent de maintenir les concentrations dans un cadre fait de notes passées au tamis de structures à cordes : pizzicatos souvent lâches capables de convaincre de l'intérêt à trouver en dérives multiples et archets enjoignant les souffles à gronder un peu – le temps seulement de comprendre qu'ils agissent sur courbe et d'en revenir forcément à la mesure de départ. Depuis Weary Already of the Way, son premier disque, Matt Bauder s'est attelé à la mise au jour de cette musique horizontale aux reliefs décidés par l'intensité des climats à y défiler : avec Paper Gardens, sans doute a-t-il mis la main sur la pièce-maîtresse de son esthétique.
Matt Bauder : Paper Gardens (Porter / Orkhêstra International)
Enregistrement : 16 octobre 2006. Edition : 2010.
CD : 01-11/ Track A-Track K
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Harris Eisenstadt : Canada Day (Clean Feed, 2009)
Ici, une indiscutable esthétique Blue Note. Mais quid de l’énergie, de l’originalité, du tranchant, de la conviction des originaux ? Parfois, ailleurs, quelques décalages made in M’Base (Halifax, Kategeeper). Et puis, souvent, un jazz qui frôle le convenu et le cliché (le duo saxophone-batterie in Keep Casting Rods).
D’un quintet dont on attendait beaucoup, que retenir ? Les brouillages et souffles embrasés de Nate Wooley, un chorus de ténor inspiré de Matt Bauder (After an Outdoor Bath), la belle distance que s’impose le vibraphoniste Chris Dingman, la parfaite interaction du couple Eivind Opsvik – Harris Eisenstadt ? Voici une réponse évidente. Mais la sage construction des compositions du batteur, son application extrême et cette empoisonnante sensation de déjà-vu ferme bien des portes. Et en premier lieu, celle du plaisir d’écoute. On l’aura compris : pour le vertige, on repassera.
Harris Eisenstadt : Canada Day (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2008- 2009. Edition : 2009.
CD : 01/ Don’t Gild the Lilly 02/ Halifax 03/ After an Outdoor Bath 04/ And When to Come Back 05/ Keep Casting Rods 06/ Kategeeper 07/ Ups & Downs 08/ Every Day is Canada Day
Luc Bouquet © Le son du grisli
Memorize the Sky: In Former Times (Clean Feed - 2008)
Une sirène grave charriée par quelques roulements, un archet grinçant pris de répétitions, et quelques drones plaqués sur la plainte d’un saxophone tremblant ouvrent In Former Times, nouvel enregistrement de Memorize the Sky – Matt Bauder (saxophones, clarinette), Zach Wallace (contrebasse) et Aaron Siegel (percussions).
L’atmosphère, fébrile, renoue avec la conclusion de Memorize the Sky et les puissants espoirs que celui-ci avait fait naître : de voir le trio soumis encore aux parasites et au mouvement incessant de bourdons qui provoqueraient autrement chacun de ses membres : pour qu'ils s'en sortent, de l’intérieur de l’instrument (Treat Me Like A Picture) ou au son d’une mélodie effleurée par la clarinette de Bauder (In Former Times), qui conclut une autre épreuve d’électroacoustique alerte.
CD: 01/ Did I Tell You ? 02/ The Sun Is Going Down ? 03/ I Am the Founder of This Place 04/ Treat Me Like A Picture 05/ In Former Times >>> Memorize the Sky - In Former Times - 2008 - Clean Feed. Distribution Orkhêstra International.
Memorize the Sky déjà sur grisli
Memorize the Sky (482 Music - 2007)
Jessica Pavone: Walking, Sleeping, Breathing (Nowaki - 2007)
Violiniste new yorkaise entendue derrière Anthony Braxton ou William Parker, Jessica Pavone ose avec Walking, Sleeping, Breathing, la confection d’une œuvre personnelle : trois propositions plutôt convaincantes.
Concepts en tête, Pavone se sert alors de son alto pour donner sa version personnelle d’une musique chinoise possiblement traditionnelle – pizzicatos pris en jonques électroniques, notes effacées par la houle ou ricochant sous l’effet des machines, sur le premier titre – ou investir une pièce de Tchaïkovski interdite de développement par les grincements de l’archet et les répétitions (Sleeping).
Au moyen d’un sampler, Pavone donne enfin dans une expérimentation bruitiste – sauvage, adj. : qui ignore tout de la musique classique – jusqu’à faire crouler sous les effets l’ensemble de ses efforts différents, réunis avec tact sur ce disque.
Jessica Pavone, Walking (extrait). Courtesy of Nowaki.
CD: 01/ Walking 02/ Sleeping 03/ Breathing
Jessica Pavone - Walking, Sleeping, Breathing - 2007 - Nowaki