Leif Elggren : Un peu comme voir dans la nuit (Rip on/off, 2013)
Une introduction de Christine Ritter et une présentation de Thibault Walter, qui évoquent l’un et l’autre l’hétéroclite travail de Leif Elggren, une conclusion de Laura Daengeli qui aborde son œuvre sous l’angle du sympathique homme qu’il est, et c’est sa « production littéraire » (1970-2013) qui nous est ici livrée, et en français encore.
Derrière la dédicace au dessinateur Charles Méryon, quelques influences (Rimbaud, Lautréamont, Breton, Bataille…) – Il est dit que nulle Reine n’est une Reine sans être une Reine avant – dont Elggren se sera éloigné pour créer un langage personnel dont il aura nourri, et dont il nourrit encore, combien de voix dissimulées – celles de ces bonshommes à têtes d’épingles qui prolifèrent sur papier ou celles de ces cellules sur pattes qui peuvent s’insinuer jusque dans ce qu’il reste de Catherine de Suède ?
Le chagrin qui divise l’abîme n’est pas mesurable, il crée simplement un lien vers un autre abîme et n’est perceptible ni par la peau (toucher) ni par l’odeur, ni par l’écoute, ni par le goût ni même par la vue, mais par quelque chose d’autre. Quelque chose d’autre. Chez Elggren, ce « quelque chose d’autre » pourra prendre la forme d’une performance, d’un souvenir, d’une phrase ou d’un dessin… Mais ce ne sont là que de simples tentatives, qui vont au son de rumeurs diverses (charges électriques, moteurs ronflant, inquiétantes phonations…) dont un disque donne ici un aperçu. Et toutes les tentatives faillissent – c’est là leur beauté – dans un bruit étouffé de poésie étrange : Il est trop tôt pour croire que nous allons oublier d’où nous venons…
Leif Elggren : Un peu comme voir dans la nuit, et autres textes
Rip on/off (Van Dieren) / Les Presses du Réel
Edition : 2013.
Livre (144 pages) + CD
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Leif Elggren : Das Baank (Fragment Factory / Rekem, 2016)
C’est en musique – et inspiré par deux gravures de Dürer – que Leif Elggren a choisi de dénoncer la société non pas du commerce mais du profit : c’est en conséquence assez étrangement que Das Baank fait elle aussi œuvre d’ « usure qui gagne ».
Il aurait aussi bien pu danser la gigue, mais Elggren aura préféré jouer d’un instrument cousin – à cordes, donc, mais électrique, qui, ici ou là (à entendre DasB3 et DasB5, il semblerait qu’un même morceau ait été découpé en plages qui se distancent) grésille, craque et crépite.
Réutilisant l’enregistrement d’une de ses performances, Elggren s’invente un présent contestataire : dans la note étranglée par ce retour d’ampli (DasB5), on trouvera un chant honnête qui vaut davantage qu’une bonne intention ; dans ces lourds plateaux qui tournent et menacent (DasB1), d’étranges mélodies qui rappellent celles de Penderecki ; dans ces mouvements de bandes inversés (DasB7), un éternel retour qui chante et aussi inquiète. Et, partout, la voix du démon semble percer : c’est celle de Leif Elggren, en personne, qui tente et convainc.
Leif Elggren : Das Baank
Fragment Factory / Rekem
Edition : 2016.
LP : A1/ DasB1 A2/ DasB2 03/ DasB3 04/ DasB4 – B1/ DasB5 B2/ DasB6 B3/ DasB7 B4/ DasB8
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Leif Elggren, Joachim Nordwall : Prepresence (Confront, 2015)
On imagine Joachim Nordwall bien occupé : le catalogue iDEAL Recordings (Wolf Eyes, Merzbow, Anla Courtis…) à augmenter, des disques à enregistrer et des concerts à donner, et puis cet iDEAL festival à organiser. A Göteborg, le plus souvent, mais aussi à Stockholm. C’est là qu’a été attrapé, en 2011, ce concert de vingt minutes qu’il donna avec Leif Elggren.
Après s’être fait entendre face contre face (The Holy Cross Between Our Antlers), Elggren et Nordwall travaillaient donc ensemble à une musique d’un caractère ombreux – c’est le point qu’ont en commun leurs deux discographies. Sur la boîte de métal, l’autocollant noir ne fait pas mention des instruments employés par les deux hommes. On imagine une guitare électrique et un peu d’électronique.
C’est un drone parasite qui oscille, crépite, sature un peu : c’est, surtout, un tableau de massacre qui montre un homme découper une guitare à l’aide d’une tronçonneuse pendant qu’un second l’attend dans un étrange véhicule qui tourne. S’il n’est pas non plus indispensable à la discographie d’Elggren ni à celle de Nordwall, Prepesence est un document qui s’écoute avec facilité et, dans le noir, repose presque.
Leif Elggren, Joachim Nordwall : Prepresence (Confront)
Enregistrement : 28 février 2011. Edition : 2015.
CDR : 01/ Prepresence
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Francisco Meirino, Leif Elggren : Trop Tôt (Firework, 2015) / Beyond Repair (Sincope) / The Aesthetics... (1000füssler, 2014)
Avant Trop Tôt, une demi-heure en troisième et dernière piste du disque, on trouvera sur cette collaboration Francisco Meirino / Leif Elggren – que Laura Daengeli pourra rejoindre à la voix – Little Idiot (vingt minutes) et Petit Idiot (trois).
C’est le conte chagrin qu’il a ici publié qu’Elggren interprète et ainsi réinvente. Texte inquiet voire troublé, Little Idiot – dont Daengeli nous résumera le propos sur la seconde piste – est augmenté de divers bruits électriques dont le conteur délirant ne peut imaginer la disparition : autour de lui, s’agitent pourtant, avant de disparaître, field recordings et parasites électroniques, larsens et même, semble-t-il, quelques tronçonneuses.
C’est donc un noise de théâtre, dont Trop Tôt s’inspire (puisqu’Elggren y prélève un « I am the only One » qu’il répètera longtemps) et développera la méthode. A quai, c’est un noir bateau qui tremble sur lequel Elggren et Meirino s’agitent : field recordings encore, note de piano rabâchée et bruits divers construisent une autre bande originale. Alors Daengeli reprend le conte : la lecture est maladroite, c’est à dire imparfaite, mais fait quand même effet : la poésie sonore est au rasoir et l’entaille est béante.
Francisco Meirino, Leif Elggren : Trop Tôt (Firework Edition)
Edition : 2015.
CD : 01/ Little Idiot 02/ Petit Idiot 03/ Trop Tôt
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Derrière Beyond Repair sont rangées onze courtes pièces pour synthétiseur modulaire et instruments électroniques inventés. Derrière chacun d’eux, c’est Francisco Meirino qui arrange aigus tremblants, bruits de synthèse ou concrets, rythmes minuscules… dans un souci d’abstraction noise sensible et efficiente.
Francisco Meirino : Beyond Repair (Sincope)
Enregistrement : 2013-2014. Edition : 2014.
CD : 01-11/ Beyond Repair
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sur The Aesthetics of Everything for Nothing, Meirino fait œuvre de balayage ou joue à la roulette – ses instruments : deux jouets (un hochet et un cube d'éveil). Dans la roulette en question, il jette des résonances, d'étranges râlements, des larsens ou des tremblements, tous sons traités et même soignés. Si l’intensité est croissante, la pièce change progressivement son propos bruitiste en tendre et remarquable berceuse.
Francisco Meirino : The Aesthetics of Everything for Nothing (1000füssler)
Edition : 2014.
CD : 01/ The Aesthetics of Everything for Nothing
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Francisco Meirino jouera aux côtés de Jérôme Noetinger et Marcus Schmickler au festival Météo : le 28 août à la filature.
Michael Esposito Expéditives
Phantom Airwaves : Unsure (PAW, 2006)
Le dos d’Unsure prévient : « These recordings on the CD contain voices of unknown origin. These voices may be of deceased persons and may be offensive to some listeners ». S’il souligne l’intérêt pour l’EVP (Electronic Voice Phenomenon / Phénomène de voix électronique) qui anime les travaux de Michael Esposito (Phantom Airwaves), la référence – nappes synthétiques en boucle et déclenchement d’appareils d’enregistrement – n’est pas la plus enthousiasmante de la discographie de l’artiste en question.
Phantom Airwaves : Perryville Battlefield (PAW, 2007)
Sur le champ de bataille de Perryville, Esposito enregistra le 10 mai 2007 : la guerre civile américaine évoquée au son d’une ambient en suspension qui accueille la voix de Thomas Edison consignée sur cylindre phonographique, une nuée de criquets ou des grisailles sonores d’origine inconnue. C’est ainsi que Perryville Battlefield se fait remarquer et impose avec autorité l’art qu’a Esposito de la transfiguration.
Michael Esposito, Leif Elggren, Emanuel Swedenborg : The Summerhouse (Firework Edition, 2007)
En sa compagnie (et celle de Leif Elggren), Esposito passa le 17 juillet 2007 dans la maison d’été d’Emanuel Swedenborg, à Stockholm. Le temps de mettre en boîte un peu de vent infiltré, le bruit de vibrations supposées, enfin des voix qui se bousculent : plaintes d’hommes et suppliques de femmes bouclées bientôt, mais aussi bruits de moteurs et craquements divers. Etonnant.
Michael Esposito, Leif Elggren : Fire Station 6 (Firework Edition, 2007)
Quelques semaines plus tard, avec Leif Elggren encore, Esposito enregistrait dans une caserne de pompiers de l’Indiana. C’est là une réflexion sur l’accident, la catastrophe et la mort, sur l’instant qui soudain vous dérobe au monde. Au son : des boucles de bruits minuscules, des questions adressées par les agents du feu à quelque victime, des échos de voix attrapés au passage. Des morceaux d’atmosphères graves où Esposito et Elggren envisagent le document en artistes qu’ils sont.
Michael Esposito, FM Einheit : The Sallie House (Firework Edition, 2008)
Avec FM Einheit (Einstürzende Neubauten), Esposito fit deux courts séjours, en 2005 et 2006, dans une maison hantée du Kansas : The Sallie House. Sur un drone, il semblerait que des présences se fassent déjà entendre : une rengaine de quelques notes va et vient, des dialogues de drame, une femme répétant « why ? », des sursauts de saut comme autant de flashs cinématographiques et le noir et blanc de saturations et de parasites. Ambiance.
Michael Esposito, Brent Gutzeit : Enemy (Firework Edition, 2008)
C’est avec Brent Gutzeit (TV Pow) qu’Esposito installa ses micros dans un club de Chicago consacré à la scène noise : Enemy – la charge énergétique de l’endroit n’aide-t-elle pas les défunts à établir le contact avec les vivants ? De l’expérience, naquit une demi-heure à peine de field recordings crachant des éclats de métal et de cordes à saturation ou, d’un concret plus rassurant, des bruits de pas ou la rumeur de la rue.
Fantom Auditory Operations : The Child Witch of Pilot’s Knob (Tapeworm, 2012)
Sous le nom de Fantom Auditory Operations, Esposito expose sur cassette Tapeworm le résultat de ses prospections en cimetière (Pilot’s Knob, Kentuky) où fut enterrée une jeune fille en son temps soupçonnée, comme sa mère, d’actes de sorcellerie – en conséquence : toutes deux, brûlées vives – et où roderait « The Watcher », spectre qui chercherait à récupérer son enfant. De son pèlerinage, Esposito retient l’impression et, à coups de crépitements (le feu), de cloches aux mouvements transformés (le glas), de hennissements et de voix d’un autre âge, reconstitue les actes du drame. Après quoi, il applique sur sa composition ses captations « vocales » – auxquelles le support cassette (la bande) ajoute encore un peu d’étrange.
30/4 (Fragment Factory, 2013)
La « fabrique » de compilation est chose difficile – comme l’attestent la plupart des compilations éditées – mais Fragment Factory s’y adonne généralement avec soin, et même art – comme l’atteste cette compilation-là, trentième sortie du label, sur laquelle on trouve, subtilement agencées, des pièces diverses mais bruitistes toutes, singulières mais supportant le voisinage.
A l’origine, retourner à Hugo Ball, dont Joachim Montessuis interprète le Karawane d’une voix qui crache – l’aura-t-elle fait sur les costumes du public de la Fondation Cartier où il a été enregistré en 2012 ? – et mitraille. Alors défilent quelques agitateurs notoires, beaucoup d’entre eux déjà présents au catalogue FF : AMK sur collages gonflés de field recordings, Michael Esposito (et son jeune fils) sur proto-indus tournant sous l’action d’EVP, Michael Barthel sur chants brillant ou pauvre mais l’un et l’autre travaillés, Aaron Dilloway sur parcours balisé de drones…
Déjà convaincante, la compilation gagne à en rajouter, sous l’effet de Michael Muennich, hôte qui vérifie si sa fantaisie noire est soluble dans l’eau. Au contact d’autres éléments, Krube entamera trop près du feu une courte symphonie pour instruments de bois quand Philip Marshall jouera de courants d’airs (en vérité, de vieilles cassettes trouvées) qui feront tourner des manèges à fantômes. Au contact d’autres spectres, Leif Elggren dictera à un alien qu’il retient le message qui rassurera ses proches. En conclusion – c’est-à-dire, au beau milieu de 30/4 –, GX Juppiter-Larsen brouillera tous les messages délivrés pour en exposer la substantifique moelle : noise créatif et intense fait de mille étrangetés.
COLLECTIF : 30/4 (Fragment Factory)
Edition : 2013.
CD : 01/ Joachim Montessuis: Karawane 02/ AMK : The Oxbow of Christ Night 03/ Aaron Dilloway : Final Date with Uss Urgo 04/ Philip Marshall : Mixtape 05/ KRUBE : Wenn ich die augen schliebe, sehe ich nichts mehr 06/ Michael Barthel : Unbekänntes (Klage 1) 07/ GX Jupitter-Larsen : Radio Abrasion 08/ Michael Muennich : Sekvenser (För Joel) 09/ Giuseppe Ielasi : Untitled. May 2013 10/ Michael Barthel : Die Diener 11/ Leif Elggren :Twenty One Twenty Two 12/ Michael & Basil Esposito : Witches in the Wheat
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Michael Esposito
Qu’il enregistre seul sous le nom de Phantom Airwaves Project ou échange avec Michael Muennich, Leif Elggren, Jana Winderen, Kevin Drumm…, Michael Esposito interroge la place à faire à la voix des disparus dans le domaine de la musique expérimentale – qu’elle soit concrète, abstraite, ambient, noise… Explications ?
... Mes tous premiers souvenirs de musique remontent à ma petite enfance… C’est d’abord le bruit des semi-remorques qui hurlaient sur l’Autoroute 20, au bout de ma rue. Allongé sur mon lit, je les écoutais arriver de nulle part, en provenance des ténèbres, vers l’Est. J’imaginais leurs conducteurs, seuls dans leur cabine, le visage éclairé par les lumières rouges du tableau de bord. J’ai souvent rêvé les prendre en chasse, en pleine nuit... Un autre souvenir est celui du bruit sourd que faisait le four, qui m’arrivait à travers le plancher. C’était un bruit très lent et très long. J’imaginais que chacun de ses coups marquait le pas de mon grand-père mort, en route de Portage jusqu’à notre ferme d’Effingham. Je n’avais pas vraiment peur de lui mais j’avais le sentiment qu’il se passerait quelque chose de mauvais lorsqu'il arriverait enfin là-bas. Pour me rassurer, j’imaginais qu’à chaque fois que nous passions par cette ferme, il lui fallait repartir de zéro. Pour ce qui est des chansons, j’ai attendu l’âge de sept ans pour m’y mettre : ma préférée était Uncle Albert/Admiral Halset de Paul et Linda McCartney. J’aimais sa composition irrégulière et ses changements. Je l’ai entendu pour la première fois dans une confiserie de Chicago, jouée par un juke-box. Mon père m’a alors acheté le quarante-cinq tours dans la boutique de disques d’à côté. Une fois rentré à la maison, je l’ai doucement déposé sur la platine. C’était mon premier disque.
On peut entendre un orage sur cette chanson… Peut-être le premier d’une longue série de field recordings ? Oui, en effet ! Quand j’étais jeune – cela dit, ça m’arrive encore – je laissais la fenêtre de ma chambre assez ouverte pour entendre le vent siffler. A l'époque, j’avais l’habitude de regarder Mutual of Omahas Wild Kingdom et je fermais les yeux pour me concentrer sur les sons. J’ai une collection assez imposante de field recordings et je continue à les collectionner, en fait, surtout des enregistrements historiques. On peut encore trouver de jolies choses, comme sur YouTube : par exemple le clairon qui a sonné la charge de la brigade légère, conservé sur des cylindres phonographiques. Aujourd’hui, j’écoute un peu Chris Watson ou Jana Winderen. J’ai d’ailleurs enregistré une fois avec Jana, dans les profondeurs d'un lac gelé à la recherche de monstres lacustres.
Quand avez-vous commencé à faire de la musique, et dans quel contexte ? J’ai appris à jouer de la basse, de la guitare et de la mandoline. Ma grand-mère m’avait acheté trois disques pour noël : Apostrophe de Frank Zappa, Relayer de Yes et Aqualung de Jethro Tull. Mon souhait était alors de devenir Chris Squire !!! (rires) Les chefs-d’œuvre de Yes étaient étonnement expérimentaux. Sur le chemin du home-studio de Squire, Jon Andreson et Patrick Moraz s’arrêtaient chez des ferrailleurs pour glaner des bouts de métal sur lesquels ils battraient pendant l’enregistrement de Relayer. Mon premier groupe préféré a été Pink Floyd… J’avais quelques morceaux sur une cassette. Je me souviens d’Ummagumma et d’Atom Heart Mother, mes disques préférés, et des enregistrements de Syd Barrett bien sûr. J’ai eu la réédition de The Apples and Oranges à mon entrée au lycée. C’est là que je me suis mis à l’art expérimental, dans le sillon creusé par Duchamp. Musicalement, j’aimais bien John Lennon et Yoko Ono, Pink Floyd, Yes, Kraftwerk, Focus, ce genre de trucs bizarres. Avec mon frère, on a même campé pour obtenir Animals de Pink Floyd en cassette le jour même de sa sortie. A l’occasion de ma première exposition personnelle, toujours au lycée, des amis et moi avons enregistré des cassettes dans ce genre. Et puis, après le lycée, je me suis tourné vers la musique industrielle et les disques du label Wax Trax! Parmi les premiers concerts auxquels j’ai assisté, il y eut Einstürzende Neubauten et Ministry. J’ai eu pas mal de chance de pouvoir travailler avec quelques-unes de mes idoles de jeunesse…
Notamment FM Einheit et Chris Connelly… Oui… J’ai passé la fin de mon adolescence à écouter Chris et Mufti, et d’autres encore avec lesquels j’ai enregistré depuis.
Jouez-vous toujours de la guitare ? Oui. Sur The Icy Echoer, tout le monde pense que c’est Kevin Drumm qui joue de la guitare ; ça semble évident… mais en fait, c’est bien moi ! (rires)
Quels disques ont eu une influence sur votre travail ? J'écoute encore Relayer de Yes. Ensuite, il y a Olias of Sunhillow de Jon Anderson, un album vraiment sous-évalué. Il y a aussi Halber Mench des Neubaten et Autobahn de Kraftwerk, les disques de Revolting Cocks et de Clock DVA sont aussi fantastiques… Et puis le Second Annual Report de Throbbing Gristle, que j’ai acheté la même année que Zoot Allures de Zappa. Il me faut aussi citer les musiciens et explorateurs avec lesquels j’ai travaillé, comme Leif Elggren, Michael Muennich, John Duncan, GX-Jupitter Larsen... Je regrette vraiment que Farmers Manual a cessé de jouer. Ils étaient fantastiques !
Quels ont été les débuts du Phantom Airwaves Project ? Phantom Airwaves était en fait une sorte de couverture pour mes travaux d’EVP. J’ai toujours imaginé un genre d’organisation institutionnelle qui, cachée dans un bunker en temps de guerre, collecterait des documents pour la postérité (rires). Protégée par cette couverture, ma merveilleuse armée d’explorateurs pouvait se mettre au travail… Pour tout dire, j'ai travaillé dans l’armée, section des affaires civiles et des opérations psychologiques. Bon, je n’étais pas un fou furieux, mais j’aimais la structure de l’organisation et la manière dont la libre pensée pouvait influer un peu sur une organisation aussi rigide. C’était une contradiction intéressante. Les gens ne se rendent pas compte de la beauté de la chose... Je crois que c’est un peu comme la façon de penser qui régit la musique industrielle !
Comment est né alors votre intérêt pour l’EVP ? Faut-il forcément croire aux fantômes pour que naisse ce genre d'intérêt ? Voilà : je construisais des ordinateurs à partir de rien – vous savez, ce genre d’appareils modifiés… Je m’étais mis à construire un studio trente-deux pistes avec une tour midi reliée à une platine cassette et je travaillais sur la possibilité d’élargir des fréquences quand j’ai découvert l’EVP et les travaux de Konstantin Raudive. A sa suite, j’ai essayé de capturer quelques voix et depuis je n’ai jamais décroché. Pour ce qui est d’y croire, non, ce n’est pas nécessaire : les fantômes parlent à tout le monde ! Mais il est vrai qu’être sceptique peut affecter l’opinion que vous pourrez vous faire de leur discours…
Vous avez étudié la communication. Votre pratique de l’EVP a-t-elle aussi à voir avec ce domaine ? Absolument. L’EVP, c’est de la communication. En fait, c’est bien plus encore de la nécromancie. Les méthodes de communication sont très utiles à l’identification d’EVP. J’ai étudié l’orthophonie et l’identification vocale en criminalistique, et, à un moment ou un autre, ces spécialités m’ont toutes deux été utiles.
Comment les fantômes qui chercheraient à donner de la voix pourraient-ils envisager votre activité, c’est-à-dire transformer ces tentatives de communication en musique ? J’aime à croire que mon activité donne justement voix aux fantômes ou aux énergies désincarnées. J’envisage mes travaux non pas seulement comme des documents, mais comme un pont qui aiderait à la compréhension entre vivants et morts, et vice-versa.
Parfois, à l’écoute de musiciens comme Keiji Haino, Merzbow, pour ne prendre que deux exemples, on peut avoir l’impression d’entendre des « voix » de fantômes, comme faisant partie du propos musical – même si l’idée que chacun se fait d’une « voix de fantôme » diffère, si elle n'a été pour beaucoup forgée par le cinéma. Croyez-vous au pouvoir de ces traces de fantômes artificielles ? En tant qu’outil, oui bien sûr ! L’une des choses principales qui relie la musique expérimentale et les recherches en EVP sont les gammes de fréquences avec lesquelles on travaille. J’ai plusieurs fois utilisé de la musique expérimentale dans le but d’infuser une chambre dans laquelle je m'apprêtais à enregistrer. J’utilise pour ce faire un disque très spécial, créé par Achim Monche. La musique expérimentale est sœur des recherches en EVP.
Quel genre d’objet est ce disque d’Achim Monche ? C’est un vinyle, dont les sillons sont « vides ». Je possède, je crois, l’un des trois exemplaires qui existe au monde. Cet enregistrement change selon l’endroit dans lequel il est joué, selon les poussières et les particules en suspension qu’il y trouve et qu'il intègre dans ses sillons…
Les musiciens avec lesquels vous avez récemment enregistrés (Francisco Meirino, Kommissar Hjuler, John Duncan, Z’ev…) ont-ils le même intérêt que vous pour ce genre de recherches ? Comment les avez-vous rencontrés ? J’ai rencontré certains d’entre eux à l’occasion de concerts ou de festivals. D’autres m’ont directement contacté, quand ce n’est pas moi qui les ai contactés. Le déclic s’est fait lorsque je faisais mes premières recherches et que je n’arrivais pas à mettre la main sur une copie de The Ghost Orchid ; j’ai alors appelé Mike Harding. J’ai fini par devenir le producteur de la troisième édition de cette anthologie afin de pouvoir enfin mettre la main sur une de ses copies ! (rires) A partir de là, il m’a présenté Leif Elggren et Leif m’a présenté à Micky von Hausswolff, et mon travail a alors pu commencer. Ca a été comme arriver à la maison après des années d’absence.
Enregistrez-vous dans une même optique, que vous soyez seul ou accompagné sur disque ? Oui, je crois. Les voix sont là. Elles ont toujours été là. Certaines personnes les ont trouvées (la plus ancienne d'entre elles étant Waldemar Bogoras, en 1902), d’autres sont sceptiques ou tout simplement pas au fait de la chose. Ce qui est à la fois intéressant et merveilleux, c’est de prendre en compte l’interprétation que d’autres ont fait de ces voix, aussi bien littéralement que musicalement ou en tant qu'objet sonore. Quant à l’interprétation que j'en fais moi-même, je ne pourrais pas en dire grand-chose, ce serait vite redondant. Pour ce qui est de mes collaborations, ce n’est pas qu’elles valident mon travail, mais je ressens que je grandis à chacune d’entre elles. Elles n’agrandissent pas seulement mon champ de recherches mais agissent comme autant de catalyseurs de mon propre changement et m’aident à me développer en tant que chercheur et artiste. Je crois fermement que l’art véritable est aussi une science et que la véritable science est aussi un art. Je ne serais que la moitié de ce que je suis aujourd’hui si je n’avais pas travaillé avec toutes ces personnes fantastiques qui ont accepté d’explorer à mes côtés.
Faîtes-vous une différence entre enregistrer des « atmosphères » et utiliser ces enregistrements à l’occasion de ces collaborations ? L’enregistrement d’atmosphères est une activité passionnante en soi. Là, je cherche des sons intéressants et des anomalies sonores que l’on ne devrait normalement pas entendre ou même remarquer en tendant simplement l’oreille. Je garde souvent ce genre de documents afin de les utiliser comme je le fais avec les EVP. Ce que l’on ne devrait pas entendre est toujours fantastique.
Comment choisissez-vous les endroits que vous enregistrez ? Certains, même prometteurs, se révèlent-ils décevants ? J'ai parfois un lien personnel avec ces lieux, d'autres fois je les découvre au hasard et d'autres fois encore je les cherche lorsqu'il m'arrive de travailler sur un thème bien précis. Je situe toujours ces endroits dans mes documents : d'un point de vue scientifique, je trouve important de ne pas faire de mystère sur le lieu d'où provient un EVP. Tout doit être envisagé en tant que document, et tenir la route aussi bien en tant que document qu'en tant que composition musicale. Je peux m'estimer assez chanceux de n'avoir que très très rarement enregistré un lieu sans capturer le moindre EVP. Troublant, n'est-ce pas ?
Michael Esposito, propos recueillis en avril et mai 2013.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Leif Elggren, Joachim Nordwall : The Holy Cross Between Our Antlers (Firework Edition / iDEAL, 2009)
Si trois ans séparent l’enregistrement des deux pièces de ce trente-trois tours – Leif Elggren sur la première face, Joachim Nordwall sur la seconde –, il semblerait que l’une ne puisse aller sans l’autre, d’autant qu’elles forment depuis 2009 l’étrange diptyque dont The Holy Cross Between Our Antlers est le nom.
Sous l’autorité du Baron de Münchhausen, les deux hommes ont en effet signé un pacte qui rapproche enfin deux façons de penser la création sonore : anciens discours gonflés de larsens et bruits concrets qu’Elggren met au service d’un pacifisme apocalyptique ; drones nourris mais aussi déformés sans cesse par lesquels Nordwall anesthésiera l’auditeur sonné. Complémentaire, donc.
Leif Elggren, Joachim Nordwall : The Holy Cross Between Our Antlers (Firework Edition / iDEAL)
Enregistrement : A/ 2005 B/ 2008. Edition : 2009.
LP : A/ Leif Elggren : The Upper Corridor and the Lower (Oh God It’s Too Early!) – B/ Joachim Nordwall : I Am The Shadow in Every Unspoken Curse
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Mats Gustafsson : Duo Box Set (Ideal / Kning Disk, 2009)
Dans une boîte éditée à 99 exemplaires par les labels Ideal et Kning Disk, trois 45 tours portent le nom de Mats Gustafsson (grand collectionneur de disques à qui il doit plaire d’être à l’origine d’objets rares de la sorte).
Le premier disque revient sur la rencontre, en 2004, du saxophoniste et de Fred Lonberg-Holm. Puisque la première face présente un intérêt quelconque (dialogue fade d’un baryton et d’un violoncelle), la seconde brille davantage : duo subtil d’un archet évoluant par à-coups aigus et d’un alto lui emboîtant le pas sur mouvement circulaire. Le deuxième disque (une seule face gravée) présente le même saxophoniste en compagnie d’un autre, baryton lui aussi : Luca Tomasso Mai, dont la prestance n’a que peu à envier à celle de Gustafsson. Ensemble, les deux insistent donc jusqu’à mettre leur instrument commun au seul service d’applats de couleurs, forcément sombres et épais. Pour terminer, Mats Gustafsson et Leif Elggren (musicien qui signe aussi les dessins des trois pochettes) rivalisent de discrétion en un duo cette fois inédit (Kning Disk avait publié les deux premiers 45 tours en petit nombre et séparément) : là, grésillements et râles internes retiennent Gustafsson dans un autre champ d’action, moins tapageur mais menaçant quand même. Un disque blanc pour deux noirs : boîte de carton renforcé, papiers et agrafes.
Mats Gustafsson : Duo Box Set (Ideal Recordings / Kning Disk)
Edition : 2009.
3X7’’ : A01/ But a Cry of Pain Rolls Up a Mountain A02/ And Throws Itself From a Cliff to Crush – B01/ While the Wind Mixes the Playing Cards of Polite Faces – C01/ Mourning Itself Claims More Deaths C02/ Even a Railroad Accident Stammers for Forgiveness
Guillaume Belhomme © Le son du grisli