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Le son du grisli
john tilbury
7 octobre 2015

LDP 2015 : Carnet de route #19

ldp 2015 5 & 6 pctpbre

Désormais à Londres, les deux-tiers du trio ldp : au Cafe Oto, où se pressent quelques habitués du grisli et où Jacques Demierre entame un intéressant entretien avec la violoniste et chercheuse Anouck Genthon

5 & 6 octobre, Londres, Royaume-Uni
Cafe Oto

05./06.10. – Konzerte, Cafe OTO London
Ein ähnliches Programm wie in Luzern führen wir in London auf. Am ersten Abend spielen wir im Anschluss an die Gruppe AMM zusammen mit Roger Turner im Trio.
Der zweite Abend wird mit dem Video von Barre Phillips eröffnet. Im letzten Teil des Videos spielen die Musiker des Quintetts zusammen mit Barre. Nach einer Pause spielt das Quintett mit Angharad Davies, Urs Leimgruber, Rhodri Davies, Jacques Demierre und Hannah Marshall ein Konzert als zweiten Teil. Im Sinne ein anderer Raum – ein neues Konzert.
U.L.

C'est en observant le piano Yamaha C3, placé côté jardin de la scène du Cafe OTO londonien et portant le numéro 61922428, que John Tilbury me parle de son désir de clavicorde. J'y entends immédiatement un lien entre la discrétion sonore de cet instrument et la qualité unique des attaques que le pianiste anglais parvient à produire dans ses interprétations de Morton Feldman. Ou en improvisant, comme ce fut le cas ce même soir en compagnie de Eddie Prévost, dont les regards vers son collègue totalement absorbé par son jeu magnifiquement radical de semi-intentionnalité sont restés profondément inscrits dans ma mémoire. Impression de me trouver à la frontière d'une solitude abyssale. Le tranchant du trio avec Roger Turner et Urs m'a rappelé certaines épices particulièrement relevées que nous avions expérimentées, il y a peut-être deux ans de cela, avec Barre et Urs, dans ce restaurant turc où les artistes visuels Gilbert et George ont leur Stammtisch depuis de nombreuses années. Nous les avions croisés, sortant du lieu avec classe et modestie dans un murmure d'une discrétion royale. Depuis trois jours qu'a commencé le Fall Tour, nous projetons chaque soir, en début de première ou de seconde partie, une vidéo faite d'un montage d'images où l'on voit Barre parler, Barre jouer, Barre jouer et parler. Son absence est grande, sa présence aussi. Certains de ses mots prononcés tournent en boucle en moi, des mots qui parlent de cette longue route qu'il n'a cessé de dérouler depuis 50 ans, cette longue route qui le mène aujourd'hui encore à essayer de comprendre ce qu'est la musique, ce qui est en jeu durant un concert, ce que nous retirons d'un concert passionnant ou d'une expérience musicale particulièrement inspirante. Ce sont ces questions qui viennent d’être abordées dans un entretien mené en vue de la création radiophonique "expérience sonore", réalisée par Anouck Genthon et Emmanuelle Faucilhon, dans le cadre de la "Nuit de la découverte" initiée par France Culture. De cet entretien, j'ai transcrit les passages qui me semblent les plus représentatifs de mon état d'esprit à l'écoute répétée de ces mots de Barre. J'y entends le sens bien sûr, mais au fur et à mesure de la répétition des écoutes, le son devient primordial, l'expérience du son de la voix de Barre, comme une expérience sonore autonome et non duelle. Je suis redevable à la violoniste et chercheuse Anouck Genthon (AG) d'avoir abandonné cet interview enregistré à la subjectivité de ma transcription, où, à l'inverse des autres courts textes de ce Carnet de Route, j'ai voulu conserver la trace sonore du langage parlé.
JD- C’est toujours difficile de parler d’une expérience sonore… d’une expérience sonore vécue, j’ai l’impression que c’est une chose qui est loin des mots et que si on la met en mots, forcément on la trahit, forcément on trahit cette expérience du son…on est davantage dans la description de comment on perçoit cette expérience, mais on n’est pas dans la description de l’expérience elle-même qui reste presque indescriptible…en même temps tout cela est très intéressant puisque pour pouvoir ré-élaborer des choses ensuite ou simplement jouer, on travaille finalement plus sur comment on perçoit les choses, comment est-ce qu’on vit une expérience du son plutôt que sur l’expérience du son elle-même, j’ai vraiment ce sentiment-là…
AG- C’est comme une deuxième lecture d’une certaine manière, on est dans la résonance de ce vécu-là. L’idée n’est pas de pouvoir décrire mais plus de raconter ce qui reste, de mettre à jour les traces de cette expérience…
JD- J’ai l’impression qu’il y a deux plans, le plan de l’expérience elle-même et le plan de l’amont-aval de l’expérience, comme l’adret et l’ubac qui ne peuvent dire la montagne autrement que dans le mouvement menant de l’un à l’autre…l’expérience du son est elle-même issue de niveaux très différents, de réalités qui peuvent être très très différentes, qui peuvent être musicales, qui peuvent être non-musicales, qui peuvent être d’ordre acoustique, qui peuvent être d’ordre émotionnel, d’ordre social….de tout ça l’expérience sonore va se nourrir pour exister, comme une espèce de matériau textuel, textuel au sens large du terme…ce soir-là en l’occurrence on a donné un concert où pour des raisons de santé Barre est absent, un concert où on célébrait son anniversaire, cette absence finit forcément par être jouée, elle aussi…un film sur Barre est projeté dans ce même lieu, un théâtre, à l’acoustique assez sèche, assez peu faite pour le son instrumental, peut-être davantage pour la parole, un lieu rarement utilisé pour la musique improvisée, avec éventuellement des tensions entre les gens du théâtre et les gens qui l’investissent pour l’occasion, enfin il y a comme toute une série de textes, de textes de base qui vont agir sur l’expérience sonore, et j’ai l’impression que l’expérience sonore, en tous les cas vue en amont, se constitue bien avant, les conditions de cette expérience sonore  démarrent longtemps en amont, elles peuvent dépendre par exemple du train que l’on va prendre le matin, elle dépend des mails échangés avec l’organisateur, enfin il y a une dimension sociale, pratique, et pas uniquement musicale, j’ai l’impression que c’est à travers ces éléments-là que va se constituer l’expérience sonore et j’ai l’impression que la virtuosité la plus grande c’est d’arriver à jouer avec tous ces éléments-là, à jouer avec l’absence de quelqu’un, avec l’émotion que cela peut susciter, avec le saxophoniste qui doit trouver une anche qui soit acceptable dans un tel espace… il y a une sorte de virtuosité qui ne relève pas que du son, mais qui relève d’une série d’expériences beaucoup plus larges dont on ne parle pas vraiment avant de jouer, mais  qui constitue le texte de cette musique improvisée, c’est un peu un paradoxe, mais j’ai absolument l’impression qu’il y a un texte qui sous-tend tout ça, que de toutes façons, c'est un texte qu'on joue...(à suivre)
J.D.

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Ste. Philomène - 6 october 2015
My friends are now in London and I'm still home.   It feels strange but right in the way of what I must do to be able to join them later.   Yesterday the movers came and took away the hospital bed.    Like removing the tube from my nose some days before it was yet another step, a new level of this ongoing adventure.   Tomorrow the nutritionist will come to check up on me and take away all the rest of the gear, artificial food bags and accompanying paraphernalia.   And yesterday I took the bag off of the bass, for the first time in four months.    My ear/brain still remembered the right pitches for tuning the bass.   I started by playing a few notes pizz.   As I played more jazz than classical music from my beginnings in 1947 my foundations are basically pizzicato.    I had been looking forward to this moment for some weeks.   Four months without touching a bass.   It is the first time in my life to not touch a bass for so long.    I couldn't imagine what would happen.    I knew that I wasn't going to look to regain the technique I had lost by not playing but to remain open to whatever would come out and work with that.    From the first note - an A natural on the G string, my ears went right back to the last concert I had played, with Urs and Jacques in Arles, France on the 21st of May.    Amazing.   My body wasn't all there, but mostly.   The finger tips have no more callous.   The muscles in my hands are flabby and need stretching.    But my mind and my ear went right back to where I left off.     What a surprise.   But I accepted it.   Thirty minutes of playing, all pizz, and I had to stop.    Ouch!   That hurts!   And today I have been busy at the computer and running errands but this evening we will meet again and carry on the adventure. Amen!   Wait, Wait a bit more.   Here I come.
B.Ph.

Pour en revenir à l’idée de “texte” évoquée dans le feuillet précédent, les conditions en amont de cette soirée londonienne du 6 octobre font que "mon" piano Yamaha numéro 61922428 ne sonne pas comme hier, bien que sa facture n’ait en rien changé. J’observe mon instrument comme soumis à différents régimes de pressions, acoustiques, sociales, musicales, technologiques, professionnelles, etc., et comme pris dans un mouvement d’effet sonore qui raconte le point de vue, le point d’écoute privilégié que devient cet objet piano. Le quintet harpe, violoncelle, saxophone, violon, piano, placé dans cet ordre sur scène, de cour à jardin, déploie une musique horizontale traversée de fulgurances verticales. Et toujours la même difficulté de dire cette musique après l'avoir jouée, de décrire à Baobao, jeune pianiste chinoise avide de comprendre l'incompréhensible, les hasards et la non-intentionnalité qu'il a fallu pour que surgisse un son tel que nous l'avons partagé ce soir. Evoquant le clavicorde, un auditeur, mélomane turc et particulièrement avisé, Serdar Akman, attire mon attention sur la musique de Muzio Clementi, et plus particulièrement sur l’interprétation du duo de Hammerklavier formé par Galina Draganova & Vasily Ilisavsky, jouant des pianos Broadwood 1798. Il m'ouvre aussi un champ de possibles insoupçonnés en tissant librement des liens entre les oeuvres de ce musicien-compositeur contemporain de Beethoven avec les enjeux pianistiques des deux musiciens pianistes en présence ce soir au Café OTO, en l’occurrence John Tilbury et moi-même. Le surgissement impromptu de ces réalités temporellement et spatialement croisées me ramène à la matière de l'interview, là où je l'ai laissée, là où je dis que, de toute façon, c’est un texte que l’on joue…
AG- Parce que ça s’inscrit dans un contexte…
JD- Ça s’inscrit dans un contexte, mais on arrive pas dans ce contexte depuis l’extérieur du contexte, c’est un processus qui s’est construit au fur et à mesure et cette expérience du son, c’est comme une cristallisation de tous ces éléments qui préexistent et qui tout à coup prennent forme sonore, qui sont fonction de l’empreinte acoustique du lieu, du nombre de personnes, du nombre de gens qui sont venus peut-être davantage pour la deuxième partie, tous ces paramètres sont des éléments qui font partie du texte et qu’on ne maîtrise pas non plus, qu’on maitrise d’une manière peut-être inconsciente, d’une manière spontanée, et qui sont à la base de cette expérience sonore…après avoir vécu cette expérience sonore, en aval du moment vécu, j’ai l’impression que l’on se retrouve dans cette même impossibilité de décrire cette expérience parce que les conditions du texte ont disparu…si on essaie de décrire l’expérience du son par la simple explication ou la description de toutes ces conditions qui ont amené l’expérience sonore, on ne la retrouve pas, c’est trop pauvre aussi… je pense que l’expérience du son est une chose extrêmement étrange, je parle là de la musique improvisée, avec la musique écrite c’est un peu différent, il y a création d’un objet qui est quasi préexistant et qu’on va mettre dans un certain cadre temporel, alors que là on essaie de se situer à l’intérieur du flot des événements où l’on tente de se positionner le mieux possible afin de produire du son à l’intérieur de cette continuité, cela semble pour moi être un lieu à la fois très difficilement prévisible et aussi très difficilement traduisible après coup, c’est une expérience de l’ordre de l’expérience, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas en parler, évidemment, là d’ailleurs on en parle, mais on est tout le temps en manque de termes adéquats… il faudrait pouvoir presque en parler en même temps, il faudrait presque pouvoir exprimer en même temps l’effet que produit sur nous cette expérience du son…on trouve ça dans d’autres cultures, ça peut être à travers la danse, ça peut être des cris, dans notre culture aussi, à l’opéra, les gens qui applaudissent au milieu d’un air, les gens qui sifflent, qui crient, c’est un rapport qui est beaucoup plus direct et qui est lié au même temps, pour moi cet aspect temporel est très fort, il unifie, c’est le temps vécu ensemble par les musiciens et le public qui unifie leurs expériences sonores, quand on sort de cette unité de temps il nous manque finalement l’élément le plus important, on est dans un autre temps, on parle d’un objet qui n’existe plus temporellement, on est dans la description d’un objet qui a perdu sa spécificité, mais ce n’est pas particulier à la musique d’ailleurs…
AG- …qui a perdu sa substance car il est ancré dans ce présent-là, comme une entité à laquelle tout le monde prend part, comme si il y avait un élément agglomérant qui existait comme une tension dans la réunion par l’écoute de toutes ces choses, et quand ça prend fin il y a un relâchement…
JD- Oui, mais si on en parle, si par exemple ce sont des textes écrits après coup, je pense que les textes les plus intéressants sont les textes qui décrivent l’expérience de l’après coup la plus intéressante, la description de quelqu’un qui arriverait à décrire sa propre impossibilité à parler de l’instant présent mais qui arrive à décrire quelle a été sa manière de percevoir cette expérience du son, plutôt que l’expérience du son en tant que telle…
AG- Même si on fait partie prégnante de cette entité-là qu’on partage, chacun a ses oreilles, chacun a sa propre perception par rapport à son propre contexte…
JD- Oui mais comment expliquer que l’on puisse vivre une même expérience, il y a tout de meme des éléments vécus en commun…
AG- J’ai l’impression qu’à un endroit donné on accepte de lâcher une partie de nous, qu’on dépose quelque chose, je viens évidemment écouter avec ce que je suis, mais je viens aussi en me déchargeant d’une partie de ce que je suis que je dépose pour m’ouvrir à cette expérience du son…comme si à cet endroit-là je pouvais déposer les armes, enlever les couches de mon moi. Pour se plonger dans une écoute il faut accepter, me semble-t-il, une certaine mise à nu, tout autant que les musiciens qui sont eux-mêmes également dans cette mise à nu en jouant. Et c’est possible par la confiance de cette microsociété faite de respect et de partage entre individus qui sont présents pour vivre communément quelque chose… (à suivre)
J.D.

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Photos : Jacques Demierre

> LIRE L’INTÉGRALITÉ DU CARNET DE ROUTE

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