Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

SFE : Positions & Descriptions (Clean Feed, 2011)

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Sous la conduite de Clark Rundell, trouver ici quinze musiciens de choix, dont Simon H. Fell (qui signe ce disque pour avoir écrit la composition à y entendre), Jim Denley, Alex Ward, Tim Berne, Rhodri Davies, Joe Morris, Steve Beresford, Mark Sanders… Suffisant pour revenir aux chimères orchestrales…  

Découpées en neuf parties, Composition No. 75 débute au son de dissonances sur swing clair qui s’entendront sur une progression très écrite et en conséquence interprétée avec application – la découpe rappelle le Braxton de partition. Entre les lignes, des improvisations sont commandées : les instruments déboîtent les uns après les autres, la machinerie électronique jouant l’élément perturbateur de l’ensemble.

Au mitan, la harpe et le violon élaborent les secondes les plus convaincantes de l’enregistrement : leur association vaut tous les discours, mais déjà le groupe retourne au swing, aux unissons communs voire à une musique d’illustration. Redisons-le, les plus beaux moments de l’expérience sont ceux commandés par une écriture en perdition : les souffles déviants la gonflent de folie et les frappes la raniment. La conclusion, de jouer de graves derniers et de leurs entrelacs, d’un piano arbitrant une joute de cordes frottés et d’unissons emportés derrière lesquels Fell saura disparaître, en meneur impérieux.

SFE : Positions & Descriptions (Clean Feed / Orkhêstra International)
Edition : 2011.
CD : 01/ Movt. I 02/ Who's The Fat Man? 03/ Movt. II 04/ FZ pour PB 05/ Movt. III 06/ Graphic Description 07/ Movt. IV 08/ Plusieurs Commentaires de PB pour DR 09/ Movt. V
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Wooley, Yeh, Chen, Carter : NCAT (Monotype, 2013) / Wooley, Morris, Fernández : From the Discrete... (Relative Pitch, 2012)

nate wooley c spencer yeh audrey chen todd carter ncat

Au croisement de l’improvisation (Nate Wooley, C. Spencer Yeh et Audrey Chen) et du (re)modelage (Todd Carter), NCAT prend positions : bruitistes, dérangées, voire anxieuses.

Du matériau improvisé par le trio – qui nous renvoie au souvenir de Silo et à celui, plus récent, de Seven Storey Mountain III & IV –, Carter fait un ouvrage de belle angoisse : allumant les mèches de feux d’artifice installés en tunnels, il commande une série de causes et d’effets qui auront quelque répercussion sur les « airs » de trompette, de violon et de violoncelle, à trouver sur le disque. Bruissements, crissements, vrombissements ; accords égarés, passes perdues, sirènes et cris d’effroi… se disputent, sûrs tous de leur suprématie musicale, ces cinq pièces d’un noir que rehausse les préoccupations et obsessions personnelles de Todd Carter.

Nate Wooley, C. Spencer Yeh, Audrey Chen, Todd Carter : NCAT (Monotype)
Enregistrement : 2008. Edition : 2013.
LP (12’’) : A1/ - A2/ - A3/ - A4/ - B1/ -
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



joe morris agusti fernandez nate wooley from the discrete to the particular

L’exercice est plus conventionnel – concert donné le 14 juillet 2011 au Firehouse 12 – mais n’en impressionne pas moins : From the Discrete To the Particular donne à entendre Nate Wooley en compagnie de Joe Morris (à la guitare) et d’Agustí Fernández sur sept pièces d’une improvisation accidentée. Alerte encore davantage, elle profite, en plus des trois expériences avérées, d’un art de l’à-propos partagé. 

Joe Morris, Agustí Fernández, Nate Wooley : From the Discrete To the Particular (Relative Pitch)
Enregistrement : 14 juillet 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Automatos 02/ As Expected 03/ Bilocation 04/ Hieratic 05/ Membrane 06/ That Mountain 07/ Chums of Chance
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


The Spanish Donkey : XYX (Northern Spy, 2011)

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A propos d’XYX de The Spanish Donkey – trio que forment l’industrieux Joe Morris (guitare électrique), Jamie Saft (synthétiseurs, basse électrique) et Mike Pride (batterie) –, le label Northern Spy conseille aux amateurs de classement : File under : avant-metal jazz.

Ce qu’il y a à entendre ici tient pourtant davantage d’un mélange épais de free jazz et de rock progressif. Ainsi peut-on craindre que la hargne du trio s’abatte à brides abattues sur la forme à donner à la récréation. Or, l’exercice convainc plutôt tant que la virulence ne lui fait pas défaut – c’est le cas sur Crater, troisième titre, laborieux. Auparavant, Morris, Soft et Pride, auront démontré avec allant que leur mélange des genres est digne d’intérêt : les orgues et la batterie soulevant sans cesse une guitare expectorant avec morgue lorsqu’elle n’étouffe pas plutôt sous des tapis psychédéliques sortis d’immenses orgues à tisser. Conseillable donc, à qui ne craint pas le médiator : trois extraits sur le site du label.

The Spanish Donkey : XYX (Northern Spy / Amazon)
Enregistrement : 2011. Edition : 2011.
CD : 01/ MID-Evil 02/ XYX 03/ Crater
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Joe Morris, Ivo Perelman, Louie Belogenis, Agustí Fernández, Taylor Ho Bynum, Sara Schoebeck...

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ivosliIvo Perelman Quartet : The Hour of the Star (Leo, 2011)
La critique virera peut-être à l’obsession : redire la flamme d'Ivo Perelman, l’indéniable talent de Joe Morris à la contrebasse et conseiller encore à Matthew Shipp d’arrêter de trop en faire. The Hour of the Star est un disque à l’écoute duquel on regrette que le piano ait été un jour inventé. Heureusement, sur deux improvisations, l’instrument est hors-jeu, pas invité, la démonstration n’est plus de mise, et The Hour of the Star y gagne.

flowsliFlow Trio : Set Theory, Live at Stone (Ayler, 2011)
Enregistré au printemps 2009, ce Flow Trio expose Morris, à la contrebasse, aux côtés de Louie Belogenis (saxophones ténor et soprano) et Charles Downs (batterie). La ligne rutilante bien qu’écorchée de Belogenis cherche sans cesse son équilibre sur l’accompagnement flottant qu’élaborent Morris et Downs en tourmentés factices. L’ensemble est éclatant.

traitsliJoe Morris' Wildlife : Traits (Riti, 2011)
En quartette – dont il tient la contrebasse – Morris enregistrait l’année dernière Traits. Six pièces sur lesquelles il sert en compagnie de Petr Cancura (saxophone ténor), Jim Hobbs (saxophone alto) et Luther Gray (batterie) un jazz qui hésite (encore aujourd’hui) entre hard bop et free. L’exercice est entendu mais de bonne facture, et permet surtout à Cancura de faire état d’une identité sonore en pleine expansion.

ambrosliAgustí Fernández, Joe Morris : Ambrosia (Riti, 2011)
L’année dernière aussi, mais à la guitare classique, Morris improvisait aux côtés du pianiste Agustí Fernández. Plus souple que d’ordinaire, le jeu de Fernández dessine des paysages capables d’inspirer Morris : les arpèges répondant aux râles d’un piano souvent interrogé de l’intérieur. Et puis, sur le troisième Ambrosia, le duo élabore un fascinant jeu de miroirs lui permettant d’inverser les rôles, de graves en aigus.

nextsliTaylor Ho Bynum, Joe Morris, Sara Schoenbeck : Next (Porter, 2011)
En autre trio qu’il compose avec Taylor Ho Bynum (cornet, trompette, bugle) et Sara Schoenbeck (basson), Morris improvisait ce Next daté de novembre 2009. Les vents entament là une danse destinée à attirer à eux la guitare acoustique : arrivés à leur fin, ils la convainquent d’agir en tapissant et avec précaution. L’accord tient jusqu’à ce que le guitariste soit pris de tremblements : l’instrument changé en machines à bruits clôt la rencontre dans la différence. 


Alexander Frangenheim, Joe Morris, Mark Dresser, Joëlle Léandre : Contrebasses Expéditives

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Alexander Frangenheim : The Knife Again (Creative Sources, 2010)
Enregistré en 2006, The Knife Again démontre l’intransigeance avec laquelle la pratique instrumentale d’Alexander Frangenheim ne se refuse rien. Frappes romantiques, archet tranchant ou enveloppant, pizzicatos découpant reliefs ou accaparant à force de graves… Souvent, la contrebasse est déformante et les gestes, plus encore, d’un leste valeureux.

morris_sensorJoe Morris : Sensor (NoBusiness, 2010)
Le 13 février 2010, Joe Morris enregistrait Sensor seul à la contrebasse. Du premier au septième titre, la divagation du musicien – qui pourrait bien attester de l’évolution de sa technique à l’instrument – se fait accepter sans se montrer capable de captiver jamais, accusant même ici quelques longueurs. A tel point que Sensor passe parfois pour un exercice que l’on enregistre et qui fera l’affaire : celle d’un disque de plus que la sympathie que l’on a pour Morris nous convainc d’écouter jusqu’au bout sans que l’on puisse chasser de notre esprit cette question évidente : est-ce qu’est encore capable de plaire ce qui intéresse aussi peu ?

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Achim Kaufmann, Mark Dresser, Harris Eisenstadt : Starmelodics (Nuscope, 2010)
Steinway B, tel est le modèle du piano avec lequel Achim Kaufmann alourdit les improvisations et compositions de Starmelodics. Parmi ces dernières, compter une introduction signée Dresser qu’il défend d’un archet leste. Compter aussi Vancouver, sorte d’Hat and Beard à la progression empêchée par Harris Eisenstadt, et sur lequel le trio tourne joliment en rond – Kaufmann y compris, comme quoi…

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Mark Dresser : Deep Tones for Peace (Kadima, 2010)
Un disque et un film reviennent sur un projet que le même Dresser enregistra en 2009 auprès d’autres contrebassistes que lui – entre autres Barre Phillips, Jean-Claude Jones, Bert Turetezky à Tel Aviv ; Trevor Dunn, Henry Grimes ou Rufus Reid à New York. Sur disque, les archets servent une composition répétitive, voire minimale, aux lignes d’horizon confondues. Le film, signé Christine Baudillon, dévoile sous couvert de making-off quelques secrets d’un projet œcuménique que ses qualités défendent contre les effets d'un simple all-stars anecdotique.

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Mark Dresser : Guts (Kadima, 2010)
Troisième enregistrement solo de Dresser, Guts dépeint – sur disque et film là encore – le contrebassiste en profiteur de multiples pratiques étendues. Frottements, grattements, vives attaques, silences révélateurs, font ainsi naître une suite de drones et de polyphonies superbes. Sur le DVD, Dresser s’explique sur la nature de ce qu’il appelle ses « explorations », dit son amour des harmoniques dont il tire inspiration et son goût affirmé pour l’univers de sons qu’il habite.

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Joëlle Léandre : Tentet & Trio (Leo, 2011)
Deux disques couplés par Leo donnent à entendre Joëlle Léandre à la tête d’autant de formations : tentette du nom de Can You Hear Me? (présences de Burkhard Stangl à la guitare, de Lorenz Rabb à la trompette…) et trio dans lequel trouver John Tilbury au piano et Kevin Norton aux percussions. En grande compagnie, Léandre fait bouillir quelques cordes avant de lever une armée d’archets en déroute, soigne une composition aux chaos charmants et, parfois, aux fioritures sentimentales. En trio, elle investit avec plus de retenue un monde flottant (influence Tilbury) avant que ses partenaires la suivent sur une improvisation de forme plus classique qui précède un final aux impressionnantes suspensions sonores.

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Léandre, Mitchell, Van Der Schyff : Before After (Rogue Art, 2011)
Sans attendre, les instruments de Joëlle Léandre (contrebasse et voix), Nicole Mitchell (flûte et voix) et Dylan Van Der Schyff (batterie), se mêlent sauvagement sur Before After. Sur terrain incantatoire, le trio d’obsessionnels accordés répète des morceaux de mélodies et puis l’archet glisse, s’impose grandiloquent à force de graves, s’octroie quelques échappées en compagnie d’une flûtiste virevoltant ou d’un percussionniste subtil. Redire donc que le trio sied à Joëlle Léandre.



Joe Morris : Camera (ESP, 2010)

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Les musiciens qui pratiquent l’improvisation, nous confie Joe Morris, sont comme des appareils photographiques, fixant le fugitif instant présent, stoppant le cours du temps, offrant une permanence et une forme aux assemblages aléatoires de tons. Alors, le musicien fait acte, au sens littéral, de révélation.

Voici en quelques mots le propos de Camera, disque que le présent guitariste fait paraître aujourd’hui sur le label ESP. Enregistré en avril 2010, Camera fut enregistré en quartet. On retrouve à ses côtés le très fidèle batteur Luther Gray. Aussi, aux cordes électriques de la guitare de Morris s’ajoutent celles, acoustiques, du violon de Katt Hernandez et du violoncelle de Junko Fujiwara Simons.

Pour emprunter l’image chère à Morris, on pourrait dire que le guitariste et le batteur recréent en leur dialogue musical les conditions de la création photographique : la lumière du jeu de Morris se faufile dans les ouvertures offertes par Gray, dont les rythmes battus offrent d’infinies variations de vitesse. Violon et violoncelle tissent une toile sombre et dense, chambre noire ou « camera obscura », qui permettra aux deux autres d’épanouir et fixer leurs explorations des possibles.

Le jeu de Morris est ici, comme toujours ailleurs, tout de suite identifiable : les notes coulent, nettes et claires, sans effets et égrenées une à une, telles une source fraîche et intarissable… Morris, encore une fois, joue « au naturel ». La complicité qui l’unit à Luther Gray est éclatante et constitue un tel enchantement (en témoigne un Evocative Shadows aux élégantes lignes de fuite) que l’on pardonne bien vite à Morris quelques bavardages superflus (le regrettable Reflected Object et sa composition maladroite). Le jeu de la violoniste et de la violoncelliste, parfaits de mystère maîtrisé (Patterns on Faces), offrent au tout une belle cohérence.

Joe Morris : Camera (ESP Disk / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01/ Person in a Place 02/ Street Scene 03/ Angle of Incidence 04/ Evocative Shadow 05/ Patterns on Faces 06/ Reflected Object
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


Marshall Allen, Matthew Shipp, Joe Morris : Night Logic (Rogue Art, 2010)

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Sorti – voire, échappé – de l’Arkestra, Marshall Allen donnait en 2009 à New York (Roulette) un concert en compagnie de Matthew Shipp et Joe Morris. L’année suivante, Rogue Art en publie l’enregistrement.

Night Logic, de tenir d’abord d’un échange à la dérive subtile auquel se livrent Morris (contrebasse sous archet), Shipp (piano mesuré) et Allen (alto aux graves timides). A l’instrument, Allen développera plus loin un solo d’une inventivité rafraîchissante (Heart Aura) d’autant qu’il aura fallu plus tôt à l’auditeur faire avec les dérives, cette fois moins subtiles, d’un Shipp grandiloquent lorsqu’il se laisse emporter par sa fougue – ainsi, le pianiste est pour beaucoup dans un Blow in the Cloud et un Cosmic Hammer tournant rapidement en rond.

Entre les deux, Shipp est pourtant capable de mieux – pour preuves : le morceau-titre au creux duquel il va voir au-delà de ses habitudes et de ses facilités, ou encore Star Dust Splatter sur lequel il s’oblige à quelques postures légères. Oscillant, il laisse donc tout l’espace à Allen et Morris : le premier agissant encore à l’alto – ailleurs ce sera plus rarement à l’EVI (instrument électronique à vent) et à la flûte – en soliste inspiré par une esthétique du libre détachement (Harmonic Quanta) et le second concluant le disque au son d’un archet grandiose une autre fois : implacable solo de gravitude.

Marshall Allen, Matthew Shipp, Joe Morris : Night Logic (Rogue Art)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Ark of the Harmonic Covenant 02/ Blow in the Cloud 03/ Night Logic 04/ Heart Aura 05/ Star Dust Splatter 06/ Cosmic Hammer 07/ Particle Physics 08/ Harmonic Quanta 09/ New Age For The Milk Sea Nightmare 10/ Res X
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Dennis Gonzalez : Songs of Early Autumn (NoBusiness, 2009)

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Lorsque, sur l’invitation de son ami Joe Morris, Dennis Gonzalez se rend dans le Connecticut, l’automne imprime aux paysages de la Nouvelle Angleterre ses couleurs et sa lumière particulières. Arrivé à Guilford, au domicile de Joe, la neige se met à tomber et la température a sérieusement baissé. Dennis Gonzalez et Joe Morris avaient déjà joué ensemble quelques mois plus tôt, au cœur de l’été, pour la session No Photograph Avaible, éditée par Clean Feed, et c’est naturellement qu’ils se retrouvent alors pour prolonger leur collaboration musicale. Aux côtés de Joe Morris, guitariste mais jouant ici de la contrebasse : Timo Shanko, contrebassiste mais soufflant ici dans un saxophone et Luther Gray, batteur… jouant de la batterie !

Le nez froid, les doigts gourds, les hommes attaquent alors la session et tout se suite la musique déployée se pare de chaudes couleurs, d’une joie partagée de défier les intempéries. Si l’on devait lui offrir une filiation, on évoquerait le Old and New Dreams. Parce que  le groove y est véloce et heureux (Loft). Mais aussi pour les mélodies enfantines déployées par Dennis Gonzalez qui se faufilent entre les fantômes d’une rythmique troublante (Acceleration). Enfin, pour la contrebasse élastique, sautillante, comme dansant sur une batterie qui fait la part belle aux toms et se connecte ainsi au pouls des percussions africaines (Bush Medicine). On pense aussi beaucoup à Albert Ayler, pour la pratique d’un free jazz tantôt emporté (In Tallation), tantôt méditatif (Lamentation).

On pense, finalement, au cycle des saisons, à cet éternel retour mais aux couleurs changeantes, à ce continuum qu’est la musique inventée par les africains américains au 20ème siècle, qu’on appelle jazz, et dont nous est livré ici un exemple incroyablement vivant.


Dennis Gonzalez, Lamentation (extrait). Courtesy of NoBusiness Records.

Dennis Gonzalez Connecticut Quartet : Songs of Early Autumn (NoBusiness Records / Instant Jazz)
Edition: 2009.
CD : 01/ Loft  02/ Acceleration  03/ Bush Medicine  04/ Idolo 05/ In Tallation  06/ Lamentation  07/ Those Who Came Before  08/ Loyalty
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


Interview de Dennis Gonzalez

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Trompettiste installé à Dallas, Dennis Gonzalez voit cette année paraître une poignée d’enregistrements qui célèbrent son association avec quelques figures de taille (Reggie Workman sur A Matter of Blood, Frank Lowe sur un Live enregistré par son Band of Sorcerers en 1989 ou Joe Morris sur Songs of Early Autumn) ou sa complicité avec ses deux fils (à entendre sur The Great Bydgoszcz Concert), auxquels il doit, voici une dizaine d’années, d’avoir renoué avec la musique...

Vous avez sorti cette année deux grands disques : A Matter of Blood, en quartet, assez sombre et énigmatique, et Scape Grace, en duo, plus lumineux. Je pense sincèrement que nous parlerons encore de ces deux disques dans de nombreuses années. Pensez-vous vivre une étape particulière dans votre carrière de musicien, ou n'est ce qu'une suite naturelle de votre parcours commencé il y a 30 ans maintenant ? La réponse est quelque part entre ces deux suggestions… A côté de ces deux références que vous mentionnez, j’ai sorti d’autres disques cette année… C’est l’année la plus productive, la plus fertile de toute ma carrière, même si je prends en compte les « années Silkheart ». Le nouveau label lituanien NoBusiness Records a sorti Songs of Early Autumn, un enregistrement avec le grand guitariste Joe Morris (qui joue ici de la contrebasse). Mes fils et moi avons sorti l’enregistrement d’un concert donné par notre groupe, Yells At Eels, en compagnie du saxophoniste portugais Rodrigo Amado en Pologne, qui s’appelle The Great Bydgoszcz Concert, sur le label Ayler Records.  Enfin, Qbico Records a sorti Hymn for Tomasz Stańko, disque sur lequel je mène une formation avec le saxophoniste légendaire de Detroit Faruq Z. Bey, l’ancien leader de Griot Galaxy… Je vous remercie pour vos mots au sujet de ces deux disques, et j’espère vraiment qu’on parlera encore d’eux dans quelques années.  Il est difficile, dans la vie d’un musicien de jazz, de penser pouvoir être un jour oublié, c’est pourquoi je prie pour que Blood et Scape Grace  m’aident à pénétrer les esprits et les oreilles des amateurs de jazz partout dans le monde. Je pense que, depuis 2004, je vis une nouvelle étape de créativité dans ma musique. J’ai commencé ma carrière à la fin des années 70 et j’ai connu différentes étapes – différentes directions, des hauts et des bas – tout au long de ces trente années.  Mais, au final, je pense qu’il y a une cohérence dans mon travail, malgré tous les styles et mes nombreux groupes…  On m’a souvent dit qu’on pouvait reconnaître mon son sur chacun des disques que j’ai enregistrés, que ce soit avec des musiciens connus ou d’autres moins connus…  Cela ne cesse de m’étonner !

Parlons un peu de Matter of Blood… Il y a dans ce disque une sonorité formidable, ample et mystérieuse, due à l'alchimie de quatre musiciens qui semblent tous au meilleur de leur créativité. Pouvez-vous nous parler de ce disque et des musiciens qui y jouent ? Evidemment, le musicien le plus important et le plus connu de cette séance est le contrebassiste légendaire de John Coltrane, un des plus doués techniquement de tous les bassistes de jazz, un joueur aussi brillant dans le hard bop que dans l'avant-garde : Reggie Workman, qui a maintenant 76 ans. J’ai fait sa connaissance il y a 28 ans en Finlande, lors du Festival Pori, où il jouait avec le batteur maintenant disparu Edward Vesala. Puis nous nous sommes à nouveau rencontrés pendant le festival de jazz de Lubiana, où il dirigeait des workshops et des performances avec sa femme Maja, la grande danseuse yougoslave. Nous avons un peu discuté, de tout et de rien, puis nous nous sommes promis de faire de la musique ensemble, « un de ces jours ».  J’ai ensuite attendu que le bon moment se présente pour que nous puissions collaborer idéalement quand Marty Monroe de Furthermore Recordings m’a encouragé à ne pas laisser passer trop de temps. Avec l’aide de mon ami Oliver Lake et grâce à Mr. Workman lui-même, nous avons enregistré à Brooklyn le 30 décembre de l’année dernière. J’ai vraiment été surpris par la fluidité et le naturel avec lesquels son jeu de contrebasse s’est intégré à ma musique. Je n'ai pas assez de mots pour décrire ce qu'il a accompli sur cet enregistrement, pour évoquer la tendresse et les cris de son instrument. Il faut vraiment l’écouter sur ce disque ! Ensuite, il y a Michael T.A. Thompson… J’ai joué à New York au Tonic avec Ellery Eskelin et Mark Helias en 2003, et le batteur Gerald Cleaver aurait dû nous accompagner, mais comme il n’était pas là à l'heure, Michael T.A. Thompson l’a remplacé. Ce concert est sorti sur le label Clean Feed sous le nom de Dance of the Soothsayer’s Tongue. Thompson possède un sens quasi-psychique de la batterie… Il est excellent, c’est un des mes batteurs préférés issu de la scène new-yorkaise. Nous sommes également de bons amis ! Maintenant, quelques mots concernant le pianiste... En 1983, la compagnie de disques Nimbus m’a envoyé un CD sur lequel on entendait un jeune pianiste de Los Angeles, Curtis Clark.  Il jouait là avec le Sud-Africain Louis Moholo (avec qui j’allais faire un disque en 1985) et avec le saxophoniste anglais Andy Sheppard. Le disque s’appelait Live at the Bimhuis. J’ai trouvé la musique fraîche et pleine de swing, avec des moments totalement fous et free. Dès ce moment, j’ai décidé que je jouerai un jour avec Curtis. Mais il a habité Amsterdam pendant vingt ans, et ce n’est que récemment qu’il est revenu aux Etats-Unis pour des raisons qui me sont inconnues. Ce disque m’a donné la chance de jouer avec ce pianiste extraordinaire.

Revenons des annés en arrière... Qu'est ce qui vous a donné envie de jouer de la musique ? Pouvez-vous nous expliquer le chemin qui vous a mené de l'apprentissage de la trompette au jazz ? Je joue de la trompette depuis l’âge de 10 ans et mon rapport à cet instrument a vraiment changé au cours de ces 45 années. Si j’ai choisi cet instrument, c’est que je me suis rendu compte que dans l’orchestre de l'école la trompette était habituellement l'instrument solo. J’ai été timide toute ma vie et je me disais que c'était une manière d'attirer l'attention sans trop en faire. J’ai vite aimé la puissance du son de l’instrument… Et  puis, c'était mon premier jouet de valeur ! À la maison, le jazz qu’on écoutait était celui de l'ère du swing, période qu’affectionnait beaucoup mon père. Je préférais alors les disques de Stan Kenton, parce qu'il était très expérimental pour cette période. Avant 1969, je ne me rendais pas du tout compte du poids historique de la trompette dans le jazz, jusqu’à ce qu’un des leaders de l’orchestre remarque une tendance dans mon jeu à la « décomposition » lors des concerts du groupe et m'offre un album de Sam Rivers sur Blue Note : Contours, avec Freddie Hubbard à la trompette. La musique était si inhabituelle et « out » ! C’était exactement de ce dont j’avais besoin pour m’ouvrir sur une pratique plus moderne de la trompette et pour que je continue à avoir envie de jouer en concert… Ensuite, j'ai été élevé dans la foi de l'église baptiste, ce qui est peu commun pour un américain d’origine mexicaine, et la musique jouée dans les églises puise beaucoup dans le chant religieux des noirs, dans les hymnes écrits par les gens du sud des États-Unis qui ont été influencés eux-mêmes par la musique des Afro-Américains. Ces chansons et ces hymnes sont profondément ancrés dans mon coeur et dans mon esprit. Ainsi, quand j'ai commencé à jouer du jazz – au tout début, je jouais plutôt du rock‘n’roll – ces chansons religieuses ont naturellement commencé à transparaître dans ma musique. C’est en partie pour cette raison que je me réclame de la musique afro-américaine... Dans les années 70, quand j’ai commencé à jouer le jazz, les mouvements  tels que « Black Power » et « Black is Beautiful » étaient déjà bien présents et les jazzmen afro-américains qui jouaient « free » ne jouaient que très rarement avec des musiciens blancs, mais je pense qu'ils ont compris que ma condition d’hispano-américain, de « latino », me faisait connaître les mêmes difficultés que les leurs, que mon peuple souffrait tout comme souffrait le peuple noir. C’est que nos deux peuples combattaient alors également pour être mieux entendus et reconnus, ont été tous deux impliqués dans la lutte pour les droits civiques. Ils m'ont donc perçu comme étant un de leurs « frères », non de couleur de peau mais plutôt d'esprit. Ainsi, quand j'ai commencé d'enregistrer pour des labels internationaux et plus réputés, j'ai de plus en plus joué au sein de groupes « noirs » : ceux de John Purcell, Malachi Favors, Ahmed Abdullah, Charles Brackeen, Max Roach, Cecil Taylor, Kidd Jordan, Alvin Fielder, Roy Hargrove, Louis Moholo, et beaucoup d'autres… Mais en même temps que je pénétrais plus avant les cercles de la grande musique noire, je continuais à jouer avec des musiciens européens.

Cette proximité avec la Great Black Music, on peut la retrouver dans la fondation de la Daagnim (Dallas Association for Avant Garde and Neo Impressionistic Music), qui fait figure, sur la scène musicale de Dallas, d’équivalant à l’AACM de Chicago ou à la Jazz Composers’ Guild Association fondée par Bill Dixon à New York. Pouvez-vous nous parler de la Daagnim ? Quand je me suis installé à Dallas, j'ai vite compris que les musiciens de jazz y pratiquent le système traditionnel du « paying your dues », c’est à dire que vous devez aller vous présenter en personne aux musiciens plus âgés et leur demander s’ils sont d’accords pour que vous jouiez avec eux en deuxième partie de soirée. Alors, vous prenez votre instrument et priez le musicien principal de vous laisser jouer sur la scène après qu'il vous ait entendu… Vous savez, ce vieux système qui vous demande de faire vos preuves. Je n'ai pas voulu faire cela. Je n'ai pas voulu prendre le temps, et de toute façon je n’aimais pas la musique qu'ils faisaient. Je veux dire, j'aime les standards, mais je ne ressentais pas l’envie de jouer ces standards à ce moment-là. Je composais déjà ma propre musique. En outre, la musique que j’entendais dans ma tête était très différente de ce que ces musiciens-là jouaient. Et puis, je me suis aperçu qu’il existait d’autres musiciens, qui n'étaient pas fous – comme je pensais l’être – et qui jouaient un jazz « straight-ahead » comme le mien. D’une manière ou d’une autre, nous nous sommes alors trouvés. J’ai toujours gardé mes oreilles grandes ouvertes ! De plus, j'ai animé une émission de jazz  où je passais beaucoup de cette nouvelle musique, et les gens m'appellaient pour me dire : «  Ouah, vous connaissez la musique de l’Art Ensemble ? Vous savez qui est Julius Hemphill ? ». Quand je passais des disques ECM, les gens étaient étonnés de l’entendre programmée à la radio. Là aussi, peu à peu, nous avons commencé à nous rendre visite et à discuter. Puis nous avons commencé à jouer, composer et travailler ensemble, sans vrai but ou direction précise. Je pense que nous attendions « le grand moment », et ce grand moment est arrivé en 1979. J'étais en Californie avec mon frère et j'ai décidé de téléphoner au pianiste Art Lande. Il était très aimable, très gentil, et m’a dit : « Venez parler avec moi. »  Ainsi a débuté une relation de quatre ou cinq années. Un jour, il a fait le déplacement jusqu’à Dallas pour jouer en solo trois nuits durant dans un club du centre-ville. Le patron du club n'a rien payé à M. Lande, alors j’ai décidé de le payer avec mon propre argent, ce que Lande a apprécié. Pendant ces trois jours, il a aussi animé un grand workshop pour les musiciens de Dallas, il disait : « Je vais vous montrer comment monter une petite association. Car tout le monde aujourd’hui essaie de faire la même chose pour survivre musicalement : l'AACM, les personnes de BAG… Vous savez, Houston a également un collectif, Minneapolis/St.Paul aussi, même Atlanta a un collectif. »  C’est ainsi que Daagnim a commencé. Pendant 6 ou 7 ans nous avons beaucoup travaillé, et c’est moi qui dirigeais le collectif. Mais les années passaient et j'étais le seul qui travaillait pour l'association, qui organisait des concerts et des enregistrements. J'ai sorti 25 disques sur le label Daagnim Records. Ce qui me fait le plus rire, c’est que ces types, alors qu’ils étaient mes amis et associés, ne m’ont jamais proposé de mener un projet ni de m'aider le jour où, par exemple, Anthony Braxton est venu chez moi pour animer un workshop. Cela ne les intéressait pas de m’aider. Alors, après un moment, j'ai simplement sorti mes propres disques, j'ai cessé de m’occuper des autres, et me suis concentré sur ma propre musique. Et c’est à ce moment-là que ma carrière a marché. C’est aussi à ce moment-là j'ai rencontré le saxophoniste John Purcell. Et puis j'ai rencontré DeJohnette, qui a été très aimable avec moi, très gentil. Le momentum était arrivé, et je rencontrais de plus en plus de personnes qui comptaient dans le nouveau jazz. Certains de ces types du collectif qui comptaient sur moi ont été très blessés quand j'ai décidé de privilégier ma propre carrière et que je les ai laissés seuls. Pourtant, je ne regrette pas ma décision parce qu’elle a influé de manière positive sur ma vie et ma musique. Et l'effet positif que Daagnim a eu sur moi personnellement et sur ma musique, a fait que nous avons beaucoup joué de musique créative ! Nous avions un forum sur lequel nous essayions nos nouvelles compositions et nos nouvelles idées quasi quotidiennement. C’est grâce à Daagnim que nous avons pu faire notre propre musique !

Lesquels de vos disques conseilleriez vous à quelqu'un qui voudrait découvrir votre musique ? Autrement dit, de quels disques, ou de quelles collaborations, êtes vous plus particulièrement fier, ou vous souvenez vous avec bonheur ? C'est difficile pour moi de dire quels seraient mes disques préférés ou de suggérer par où il devrait commencer parce que j’aime beaucoup toute ma musique, tous mes disques. Je viens de recevoir aujourd'hui une chronique d'un de mes nouveaux disques, et le critique y écrit : « Il s’investit dans chaque session et chaque concert avec la même intégrité. Je tends à penser que tout ce que Dennis Gonzalez fait, il le fait pour laisser une trace. » Vous voyez, je suis heureux de lire qu'une personne estime que je mets tout que j'ai dans chaque session. Cependant, je vais choisir quelques uns de mes disques, comme vous me le demandez ! Je pense que les quatre choix principaux pour quelqu'un qui pourrait vouloir commencer à écouter ce que je fais sont :

Catechism

Dennis Gonzalez Dallas-London Sextet : Catechism (Daagnim Records)
Enregistré à Londres en 1987, avec la crème des joueurs de la scène anglaise (Canterbury / Soft Machine), sud-africaine (Elton Dean, Keith Tippett, Louis Moholo, Marcio Mattos) et deux amis de Dallas (le trompettiste Rob Blakeslee et le tromboniste Kim Corbet). Cet enregistrement m’a ouvert les yeux sur la possibilité de travailler internationalement, à un haut niveau de jeu et de musique ! Le climat développé dans ce disque est presque orchestral.

littletoot

Dennis Gonzalez / John Purcell Octet : Little Toot (Daagnim Records)
Enregistré à Dallas en 1985, avec le grand saxophoniste John Purcell, un fidèle de Jack DeJohnette. Ce disque a fait prendre conscience au monde du jazz qu'il y avait en provenance de Dallas une musique de dimension internationale et que son leader, Gonzalez,  était prêt à élargir encore et toujours ses conceptions de la composition et de l'improvisation !

Stefan

Dennis Gonzalez New Dallas Quartet : Stefan (Silkheart)
Parce que c'était mon premier disque (LP et CD) sorti sur le grand label Silkheart en 1987, et parce qu'il swingue férocement, il a touché un plus large public que je n’aurais jamais pu l’imaginer. Ma carrière a pu ensuite se développer beaucoup plus rapidement, une fois ce disque réalisé. Une nouvelle fois, M. Purcell me fait l’honneur de sa présence sur ce disque…

AMatter

Dennis Gonzalez : A Matter of Blood (Furthermore Recordings)
Le grand bassiste Reggie Workman offre à cet enregistrement une base solide, sur laquelle nous avons pu construire le drive et la sensibilité du quartet. J’ai rarement sonné aussi juste, je pense, que sur ce disque là. Beaucoup de personnes ont déjà comparé cette session aux enregistrements originaux du label Blue Note.

Puisque vous évoquez Reggie Workman, un autre grand contrebassiste, Henry Grimes, a fait son retour en 2004 sur votre label Daagnim Records, après 37 ans d’absence… C’était sur le disque Nile River Suite, sur lequel vous jouez de la trompette. Pourriez-vous nous raconter l'histoire de votre rencontre avec Henry Grimes ? Tout d'abord, pour être précis, Nile River Suite est un de mes projets en leader, pour lequel j’ai invité Henry Grimes et je n’ai pas seulement joué de la trompette sur l'enregistrement. J'ai écrit la musique, réuni les musiciens, préparé la séance ; j’ai pris en charge les coûtes du projet, ai aussi enregistré et fait le mixage de la musique.  Naturellement, Henry est un des plus grands musiciens avec qui j'aie jamais eu l'honneur de jouer. Et, comme vous l’avez mentionné, c'était son premier disque depuis 37 années, depuis qu'il avait quitté New York et disparu à Los Angeles. J'avais lu que quelqu'un avait retrouvé Henry, qu’il habitait une pièce minuscule dans un vieux bâtiment et que son travail était de nettoyer ce bâtiment. Il était concierge, gardien... Cet homme qui a joué avec Don Cherry, le grand Sonny Rollins, et tellement d’autres qu’il serait impossible d’en faire la liste, en était réduit à survivre dans un trou. Henry Grimes retrouvé, toutes sortes d'histoires ont commencé à s’écrire au sujet de sa résurrection, de son retour, mais je me suis aperçu que personne n'avait pensé à enregistrer cette nouvelle « incarnation » d'Henry Grimes. Le trompettiste Roy Campbell, de New York, m’a alors promis qu'il m'aiderait à trouver le moyen de faire jouer Henry dans un de mes disques, parce qu'ils étaient devenus amis et collaborateurs les mois précédents. Il me dit que la première chose à faire était de contacter la nouvelle femme (et manager) d’Henry Grimes, Margaret Davis. Margaret contrôlait tous les déplacements et les concerts de M. Grimes et elle a vraiment été géniale et très aimable avec moi, en m'aidant à mener à bien cette session. À ce moment-là, M. Grimes faisait face à une sorte de « choc culturel »… Imaginez : il est paumé dans un studio minuscule à Los Angeles pendant des années, et d’un coup il devient une sorte de légende, reconnu dans le monde entier, voyageant à nouveau et retrouvant ses vieux amis, en rencontrant de nouveaux par milliers, et ça en l'espace de deux ou trois semaines ! Il m’a semblé très timide, très renfermé, et il ne m’a dit que peu de mots pendant la journée d'enregistrement ou lors du concert au Bowery Poetry Club qui s’est déroulé plus tard dans la soirée. Mais quand il a pris sa basse – un cadeau de William Parker –, il a recouvré ses facultés de communication et a alors pu exprimer ses peurs les plus profondes comme son bonheur, ses joies et les épreuves qu’il avait traversées… Et il a maîtrisé parfaitement son jeu, et le sens de ma musique. Cette rencontre fut dans ma vie musicale un moment étrange et beau…

Vous êtes musicien, compositeur, vous avez créé un label, vous écrivez de la poésie, peignez, enseignez la musique aussi... On est loin de l'image de l'artiste seul dans sa tour d'ivoire. Au contraire, vous donnez l'impression de vouloir être relié au monde et aux gens de toutes les manières possibles. Croyez vous que les artistes ont un rôle important à jouer dans le monde d'aujourd'hui ? Je pense que l'image de l'artiste dans sa tour d’ivoire n'est plus valable aujourd’hui, bien que j'en aie connu quelques-uns de ce genre-là à une époque. Une époque où les musiciens et les plasticiens vivaient dans leur monde, mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les artistes de notre temps, forcément, sont engagés dans le monde, décryptant tous les signaux que celui-ci leur envoie – que ce monde nous envoie. C'est notre œuvre d’être disponible et prêt à recevoir ces signes annonciateurs, ces avertissements sur ce qui est en train d’advenir. C’est un sentiment qui peut sembler un peu naïf, mais j'aime le monde des personnes humaines et j'aime le monde de l'esprit, et mon art, ma musique et mon écriture, se fondent entièrement sur ces deux mondes. Quand j’étais enfant, j’appartenais à deux cultures différentes, j’étais un enfant d'ascendance mexicaine/espagnole dans le monde blanc de l'Amérique… J'ai grandi en parlant deux langues, partagé entre deux modes de vie et ceci m'a aidé à comprendre que le monde se compose lui-même de beaucoup de mondes différents, d’univers différents, tous riches et possibles. C’est grâce à ma sensibilité artistique que j’ai pu entrevoir ces univers, qui sont pour moi autant de cadeaux. Et j'ai également compris que si je ne réclamais pas ces cadeaux et ne les mettais pas en valeur, je perdrais alors ma vision et ma compréhension de l’univers. C'aurait été une grande perte pour moi. Le rôle que l'artiste doit jouer dans le monde est, à mon sens, de voir à distance, de voir hors du temps. C’est notre travail de montrer ce qui est invisible, pour révéler d’autres possibles, plus grands. C’est notre travail d'écouter et de sentir ce qui n'est pas évident et de le transmettre à nos semblables. Je pense remplir ce rôle le plus profondément et le plus sérieusement possible.

Dennis Gonzalez, propos recueillis en octobre 2009.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


Interview de Joe Morris

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Vous n’aviez déjà pas eu le temps de tout entendre de la somme d’enregistrements sortis cette année sous le nom de Joe Morris ( Today On Earth, Wildlife, LSD, Rejuvenation, ou, plus récents encore, Colorfield et The Necessary and the Possible), que Joe Morris en personne vous met en garde : prendre du retard dans l’écoute signifie qu’il sera impossible à quiconque de le rattraper. Prendre le temps quand même de s’intéresser ici à son parcours, à son va-et-vient entre guitare et contrebasse et à quelques-unes de ses collaborations majeures. Ensuite seulement, la liste longue des références à paraître.

… Je me souviens avoir entendu du jazz lorsque j’avais trois ans, c’était dans un dessin-animé… Toute ma famille appréciait la musique. Mon oncle John était batteur à New York, il avait commencé au début des années 20, et mon père accompagnait des groupes en tant que manager à l’occasion de tournées dix ans plus tard. Mon père n’arrêtait pas de parler de son frère et il aimait chanter des morceaux que celui-ci avait enregistrés. Il aimait aussi nous parler de ses rencontres avec Art Tatum et Louis Armstrong. Etre musicien signifiait beaucoup dans ma famille. Le swing que j’ai entendu dans ce dessin-animé au moment où la souris sauvait le chat tombé dans les égouts m’a rendu dingue. J’ai tout de suite adoré cette musique et je continue à l’aimer aujourd’hui.

Comment s’est fait le choix de votre premier instrument, la guitare ? Les Beatles. Je les ai vus à chacun des Ed Sullivan Show auxquels ils participèrent. J’avais 7 ans. A la maison, il y avait au sous-sol une vieille guitare sans corde sur laquelle je jouais de l’air-guitar. J’ai ensuite continué à m’intéresser à la guitare à travers Jimi Hendrix et Miles Davis. A 12 ans, j’ai joué de la trompette une année durant, et puis j’ai commencé la guitare à l’âge de 14 ans – cette fois, avec des cordes ! J’ai appris deux ou trois trucs d’un ami et puis je me suis procuré des livres. J’ai appris à improviser en modal et à 17 ans j’ai pris quelques leçons qui m’ont révélé les changements d’accords.

Vous avez donc été intéressé très tôt à l’improvisation et au jazz ? Ma sœur, qui suivait des études loin de chez nous, revenait de temps à autre à la maison et jouait In A Silent Way de Miles et Om de Coltrane. Ca a tout changé pour moi. J’ai vraiment été frappé par ces deux disques, surtout par Om… Ensuite, John McLaughlin est passé près de chez moi à l’occasion de sa première tournée. Après un an passé à essayer de le copier à la guitare je me suis rendu compte que j’appréciais sa musique justement parce que lui ne sonnait comme personne d’autre et j’ai décidé que je devais faire comme lui : être moi-même. A partir de là, j’ai simplement joué ce que je voulais jouer. J’ai commencé à écouter Cecil Taylor, Ornette Coleman, Anthony Braxton et Jimmy Lyons. Depuis mes 18 / 19 ans, je suis plus influencé par le saxophone alto et le piano que par la guitare... Si je mets de côté Django et Charlie Christian, que je continue à écouter aujourd’hui.

Vous vous êtes aussi intéressé de près à l’improvisation européenne… J’ai toujours été intéressé par ce que les gens faisaient et il y a toujours eu en Europe des musiciens talentueux qui jouent leur propre musique. Mon intérêt ne concerne pas tant telle ou telle individualité que toute la scène européenne en elle-même. Ceci étant, les innovations techniques de Derek Bailey, Evan Parker, Barry Guy et John Butcher, ont été très importantes pour moi. Je sais qu’il est américain, mais Barre Phillips a vécu assez de temps en Europe pour être qualifié d’Européen : il a eu aussi une grande influence sur moi. Et puis, il y a encore Dave Holland et Kenny Wheeler. J’ai joué avec John Butcher, Han Bennink, Simon H. Fell, Alex Ward, Paul Rutherford, Agusti Fernandez, Mats Gustafsson, Ramon Lopez, Peter Kowald, Barry Guy, Paul Hession et beaucoup d’autres musiciens européens dans trois orchestres différents. J’ai même joué avec Derek Bailey chez lui une fois. Puisque le plus ancien et le plus constant de mes musiciens préférés est un guitariste de Paris, je pense être assez ouvert concernant les origines géographiques de tel ou tel musicien.

En ce qui concerne les vôtres : pouvez-vous me parler de Boston et de sa scène jazz ? Beaucoup de choses se passaient à Boston quand j’y suis arrivé de New Heaven en 1975. Le batteur Syd Smart y avait un loft dans lequel des concerts étaient programmés, The Stone Soup Gallery programmait aussi des musiciens, tout comme Mark Harvey, qui s’occupait d’une série de concerts à Emmanuel Church. Les écoles de musique étaient très vivantes et il y avait pas mal de clubs renommés. Par contre, il n’y avait pas de scène de free music que l’on pouvait dire connectée au reste du monde. Beaucoup de gens faisaient des choses à Boston, mais peu étaient au fait de l’AACM, de Company à Londres, de l’activité des musiciens de Wuppertal ou de Berlin ; tout ce qui n’était pas post-Coltrane ou post-fusion y était inconnu. Boston me faisait l’effet d’un endroit prometteur avec beaucoup d’excellents musiciens mais qui n’était pas connecté au reste du monde. En partie parce que c’est une ville assez provinciale qui craint le monde et se montre assez critique vis-à-vis de ce que font les autres en général. Boston a une relation très étrange avec le monde de l’art. La scène jazz de la ville méprisait New York mais chacun de ses membres était là pour encourager les musiciens new yorkais à chaque fois qu’ils pouvaient se produire en ville. C’est pourquoi la plupart des jeunes musiciens de New York ont pu jouer à Boston. Quant aux musiciens locaux, ils ont bel et bien formé un scène : Frank London et moi avons monté un groupe appelé BIG (Boston Improvisers Group) pour attirer l’attention sur ce que faisaient les musiciens locaux. Petit à petit, les choses ont commencé à entrer en contact les unes avec les autres, notamment grâce à nous qui tendions la main aux musiciens les plus underground qui sévissaient en différents endroits. Chris Rich et moi avons attiré là William Parker, John Zorn, Peter Brötzmann, Peter Kowald, Globe Unity Orchestra, Leo Smith et tout un tas d’autres musiciens qui étaient intéressés par l’idée qu’existait à Boston une version locale de ce qu’eux même faisaient en musique. Nous n’avons jamais reçu de soutien de la presse ou de la communauté musicale pendant toutes ces années. Ces quinze dernières années, beaucoup de musiciens venant de Boston se sont fait connaître. 

Parallèlement à ces activités, vous avez aussi fondé votre propre label : Riti… Il me fallait monter Riti pour sortir ma musique. Je suis fier de toutes les sorties de ce label. J’aurais aimé produire ma musique uniquement sur Riti, mais c’est impossible… Mon premier LP, Wraparound, est toujours disponible. Je pense que c’est l’une des meilleures choses que j’ai jamais faites. Toutes les références Riti sont d’ailleurs disponibles auprès du label AUM Fidelity.

Cette année, vous avez autoproduit le disque LSD, sur lequel vous interprétez les symboles graphiques de Lowell Skinner Davidson. Vous avez rencontré Davidson en 1981 et ensuite beaucoup joué avec lui. Quel souvenir gardez-vous de cet échange ? Lowell donnait un concert solo au Stone Soup Gallery. Le patron de l’endroit, Jack Powers, m’avait invité à venir l’écouter, en me disant que Lowell était un pianiste qui avait joué avec Ornette, ce qui était un argument suffisant pour moi. Le concert a été fantastique. Je suis allé lui parler et il ne faisait aucun doute pour moi qu’il était un musicien brillant. Je lui ai demandé s’il accepterait que je joue avec lui et il a répondu oui. Cela s’est concrétisé des mois plus tard, à mon retour d’un long séjour en Europe. La première fois que je me suis rendu chez lui, il ne s’est pas montré. La fois suivante, il l’a fait, et a débuté une longue période pendant laquelle nous nous sommes vus régulièrement. Après les deux premières séances, il a décidé qu’il jouerait de sa basse acoustique en aluminium avec moi. Avec Laurence Cook à la batterie, nous avons ensuite formé un trio. La musique était vraiment unique, plus électroacoustique que jazz, mais avec une profonde sensibilité. Nous avons donné plusieurs concerts au fil des années, dont un à New York, que John Zorn nous avait trouvé. Jouer avec Lowell m’a permis de développer ma palette sonore et j’ai beaucoup travaillé pour arriver à cela en améliorant ma technique plutôt qu’en utilisant des effets. Lowell était vraiment brillant. J’ai appris une autre façon de penser la musique grâce à lui.

Notamment à propos de l’idée d’improviser à partir de « simples » symboles graphiques ? Les compositions graphiques bousculent tes habitudes musicales. Si tu décides de les suivre, tu ne peux pas faire comme si elles n’étaient pas là, et si elles sont aussi arbitraires, elles ne te donnent pas vraiment de direction. Tu te trouves dans une situation assez troublante et au final très enrichissante : pour un groupe de musiciens qui s’entendent sur la réalité de ces pièces et qui opèrent tous avec sincérité, la musique deviendra spécifique à chaque partition, de n’importe quelle manière.  John Voigt, Tom Plsek et moi, savons ce que Lowell recherchait dans sa musique et si nous avons tous les trois joué avec lui, il ne nous a jamais dit ce qu’il nous fallait jouer, ainsi nous avons pu inventer nous-mêmes nos propres rôles à l’époque où nous avons travaillé avec lui. Les partitions sont comme les symboles visuels de son jeu. C’est comme si il était là, sur le papier, parce que ces partitions lui ressemblent. Elles sont des manifestations visuelles de sa façon de penser, de parler et de jouer.

Quelle est pour vous la grande différence entre vous exprimer en leader et vous exprimer en sideman comme vous l’avez fait auprès de Davidson, et puis de Matthew Shipp, David S. Ware, William Parker ou encore Daniel Levin ? Cela dépend des musiciens et des situations. Tous ces musiciens recherchent des choses différentes dans mon jeu et eux-mêmes sont très différents les uns des autres. Dans l’ensemble, j’essaye de me rendre compte de la particularité avec laquelle chacun d’eux joue individuellement et collectivement et ensuite de m’accorder selon les cas. La sensibilité esthétique est une chose, mais je porte aussi une grande attention aux aspects techniques dans mon travail. Par exemple, je me pose les questions de la nature de ce qui relie ces musiciens à la pulsation, des manières dont ils se meuvent en rapport avec cette pulsation, du rôle joué par le matériau mélodique dans leur pratique de l’improvisation – dans le cas où ce matériau joue un rôle, de quelle manière celui-ci influe leur jeu… –, de quelle façon le groupe interagit, comment la forme émerge… La question ultime porte évidemment sur la nature de la musique jouée par ces personnes et sur ma façon de prendre part à l’ensemble. Avoir assez de flexibilité pour m’ajuster à ces différentes situations est ce que je considère être du domaine de mon répertoire. Cela me permet aussi de profiter d’une certaine polyvalence dans le domaine de la musique libre… Je travaille pour prendre conscience de ce que font les gens, de ce dont ils usent lorsqu’ils jouent, pour utiliser tout cela dans de bonnes proportions dans chaque situation différente. Les conditions de travail ne sont pas les mêmes d’un contexte ou d’une situation à l’autre, et je ne veux pas me contraindre et travailler que dans une seule sorte de contexte. Par exemple, j’ai joué de la guitare avec Dewey Redman, Anthony Braxton, David S. Ware, John Butcher, Ken Vandermark et Rob Brown, des saxophonistes qui démontrent tous très différents dans leurs approches. J’ai joué différemment avec chacun d’entre eux. En tant que leader, c’est à moi de fixer ces conditions. D’un côté, ça me donne un peu plus de contrôle sur ce que je veux vraiment faire, mais cela veut aussi dire que je dois amener du matériau qui devra être utile aux autres musiciens, leur offrir beaucoup de possibilités et assez d’espace aussi pour qu’ils interviennent librement.

Depuis 2000, vous jouez aussi régulièrement de la contrebasse. Passer d’un instrument à l’autre vous permet-il de vous exprimer différemment ? Après des années passées à étudier les sections rythmiques dans le but d’apprendre à mieux composer, j’ai décidé que les innovations devaient se jouer au niveau du rythme et de la manière dont on le transforme. Les voix de front ne peuvent être transformées si les voix qui la soutiennent ne le peuvent pas. Changer la manière dont fonctionne une section rythmique est la chose la plus dure à faire. Alors, j’ai étudié ce que la basse pouvait faire à ce niveau plus que je n’ai jamais rien travaillé dans le domaine de la musique. Beaucoup de la musique que j'ai écrite avant ne se souciait pas de la basse. J’en sais pas mal sur les bassistes, voilà pourquoi j’ai décidé de me mettre à la basse : en jouer est pour moi tout à fait différent de jouer de la guitare, les rôles sont très différents. J’aime utiliser l’image de la manœuvre d’un bateau pour expliquer ce que je ressens quand j’en joue… Jouer de la basse, c’est comme être à la barre d’un voilier. Le vent est ce qui fait avancer le bateau, le bateau est ce qui est poussé, le gouvernail dirige le bateau mais doit aussi faire avec le niveau de gonflement de la voile et ton intention d’aller à tel ou tel endroit. Si tu manœuvres mal, tu perds le vent ou pire… Il y a un délicat équilibre à trouver. Pour moi, la basse joue sur la façon dont la musique avance en répondant aux conditions telles qu’elles sont, et si tu en joues avec assez de sensibilité, alors tu peux diriger la musique exactement où il le faut. A la basse, mon but est d’aider le groupe à bien sonner et de permettre aux autres musiciens d’investir une aire de liberté, de garder le temps avec solidité et de faire que les choses adviennent quand cela est nécessaire… La guitare est davantage un reflet de ma vie et de mon développement en tant que personne. Je n’ai aucune idée arrêtée sur la manière dont cela doit marcher ou à quel moment je vais devoir en finir avec elle. C’est un reflet de ma vie créative encore en cours. Je n’ai presque jamais fait ce que tout le monde me conseillait de faire à la guitare et pourtant pas mal de choses différentes... Maintenant, c’est plutôt une question de surprise, davantage en tout cas qu’auparavant. A la guitare, je sens que j’ai accompli un travail assez conséquent vers lequel je reviens maintenant comme s’il était le matériau que je reprenais en mains à chaque fois que je joue. Il se passe la même chose aussi avec la basse, mais ma relation avec cet instrument est différente et plus occasionnelle. La guitare est un immense puzzle. Je dois à chaque fois m’y atteler dans l’idée d’inventer de nouveau…

A la contrebasse, vous avez récemment enregistré Rejuvenation avec le Flow Trio. Pouvez-vous me parler de cette formation ? Flow Trio consiste en Louie Belogenis aux saxophones ténor et soprano, Charles Downs (Rashid Bakr) à la batterie et moi à la contrebasse. Cela fait cinq ans que nous travaillons ensemble et il existe deux disques du groupe pour le moment : Flow sur Ayler Records et Rejuvenation sur ESP Disk. Notre idée est de jouer ensemble honnêtement et à la manière de frères qui s'épaulent. Nous investissons un espace sonore où l’élasticité du temps profite d’une tonalité libre parfois infléchie par le blues, qui se transforme en expression de type méditatif ou ailleurs en tempête psychique. Nous allons voir de ce côté-là parce que nous comprenons et respectons ce domaine. Nous jouons aussi souvent que nous en avons l’occasion à New York, où nous avons un excellente public qui nous suit. Louie et Charles ont une grande profondeur d’âme et sont des musiciens uniques.

Vous avez sorti beaucoup de disques cette année. Est-ce que la suite est amenée à suivre le même rythme ? J’ai appris à dire oui à beaucoup de choses pourvu qu’elles soient nouvelles. J’interviens au sein de tellement de scènes différentes et avec tellement de partenaires différents que nous n’aurions pas assez d’espace ou de temps pour tous les nommer ici. C’est suffisant pour moi de me dire que chaque mois qui passe apporte quelque chose de nouveau. Je continue à jouer de la basse avec Matthew Shipp : nous avons enregistré récemment avec Marshall Allen, un disque devrait sortir sur Rogue Art – Night Logic, à paraître au printemps 2010, ndlr. Je vais aussi reprendre ma guitare pour travailler avec David S. Ware. J’ai aussi terminé d’enregistrer un disque avec Ramon Lopez, sur lequel interviennent aussi Agusti Fernandez et Barry Guy. En octobre, j’enregistrerai avec Herb Robertson et Ken Filiano. Ces jours-ci, sortent un disque que j’ai enregistré à la guitare auprès de Luther Gray à la batterie et de Steve Lantner au piano, Colorfield, et un autre de mon quartette (avec Luther Gray, Jim Hobbs à l’alto et Timo Shanko à la basse) : Today on Earth sur AUM Fidelity. En janvier prochain, sortira un duo avec Nate Wooley sur le label Clean Feed, et ensuite ce sera le tour de Kit, un enregistrement de mon ensemble que produira Hat Hut. Je viens aussi d’enregistrer des duos avec un excellent violoncelliste, Junko Simons. Là, je m’essaye à de nouvelles choses pour utiliser maintenant une guitare électroacoustique. C’est le prochain enjeu de ma pratique de cet instrument et cela me motive énormément. Aussi : ce mois d’octobre, j’effectue une tournée en Angleterre en compagnie de Tony Bevan. Je reviendrai en Europe en janvier pour tourner cette fois aux côtés de Barre Phillips. Et puis, à la même époque, j’enregistrerai un autre disque avec William Parker et Hamid Drake. C’est seulement la partie visible de l’iceberg…

Joe Morris, propos recueillis en septembre 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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