Festival Le bruit de la musique #4 : Saint-Silvain-sous-Toulx, 18-20 août 2016
C'est une pâture, plantée d'un chapiteau rouge et jaune, et de quelques grandes tentes ouvertes. Il y flotte un air de fête : des guirlandes cousues, composées de triangles de tissu, des ampoules colorées pour quand il fera nuit.
C'est une pâture, dans un patelin de moins de 200 habitants, dans le nord de la Creuse. Un patelin nommé Saint-Silvain-sous-Toulx. Jamais mis les pieds à Saint-Silvain avec un I, jamais mis les pieds en Creuse non plus.
C'est une pâture où nous arrivons grâce à Metamkine, distributeur de disques et livres sur la musique contemporaine. Il est présent à ce festival, l'a signalé dans sa lettre d'information, il suffit de tirer le fil pour découvrir le festival « Le Bruit de la musique », sous-titré « festival d'aventures sonore et artistiques ». Heureuse découverte !
C'est une pâture qui accueillait, du 18 au 20 août, déjà la quatrième édition. Le percussionniste Lê Quan Ninh présente tous les concerts. C'est lui, avec quelques proches, qui est à l'initiative de ce festival, aussi enthousiasmant que confidentiel.
Mise en bouche, jeudi 18, avec Marc Guillerot. Et quelle bouche ! Celle du comédien est goulument pleine de la poésie sonore, lettriste, syllabique d'un dadaïste autrichien, Raoul Hausmann, né à Vienne, cofondateur de Dada-Berlin, qui a vécu et est mort à Limoges. Proférations, cris, textes avec ou sans sens, c'est incarné et régalant. A Saint-Silvain-sous-Toulx, dans la pâture, sous le chapiteau, on célèbre les 100 ans de Dada.
L'église de Saint-Silvain est décorée de peintures patriotiques, à la gloire des poilus morts pour la patrie en 14-18. C'est devant ce fond de scène édifiant que le percussionniste Burkhard Beins et le guitariste Michael Renkel, réunis depuis 1989 au sein du duo Activity Center, ont offert une impro subtile et respirante. Une sorte de perfection dans l'écoute et la vieille complicité, dans l'invention des sons bruitistes, tout en douceur et imagination.
Je passerai sur le spectacle suivant – sons électriques de Jean-Philippe Gross et danse annoncée comme banale de Marie Cambois – qui m'a laissée froide. Mais le cadre est magique : le parc du château de La Roche, à quelques minutes à pied de la pâture.
L'ensemble Accroche-Note, basé à Strasbourg depuis 1981, bénéficie d'une carte blanche du festival. Il donnera trois concerts, un par jour, dans trois configurations différentes. Celui du jeudi soir, dans les jardins de La Spouze, en plein air, sous le volètement bienveillant de chauves-souris, fait sourire plus d'un spectateur. Le trio de clarinettes, qui réunit Armand Angster, Sylvain Kassap et Jean-Marc Foltz alterne des impros et des pièces contemporaines : Cavanna, Aperghis, et un Boulez reconfiguré à la sauce Angster. Soit du casse-gueule contemporain bourré de difficultés (et évidemment exécuté sans du tout se vautrer) et du joyeux, voire farcesque, dialogue musical de complices. Toutes les tailles de clarinettes sont au menu, de la petite à la contrebasse, dans une richesse de sonorités maîtrisées. Un festin.
Retour sous le chapiteau, pour une expérience visuelle et auditive hors du commun. Voici Hyperbang, composé de Gaëlle Rouard, Christophe Cardoen et David Chiesa. L'espace est configuré bizarrement. Les chaises font face à un écran, entouré de draperies noires. OK, il y aura une projection sur l'écran, mais où diable se trouve le musicien ? Il est question d'un cadre de piano, on ne voit rien... Le noir se fait, et un phénomène indescriptible commence. En même temps, des sons étranges, des images tout aussi invraisemblables, des lumières sur l'écran, des couleurs, des fulgurances auditives, des hachures visuelles et sonores, des flashes colorés, des déclinaisons agressives de nuances opposées, des feulements hurlements crissements grincements à pleine voix. Que faire ? Fermer les yeux ? Les oreilles ? Ou partir dans ce voyage hors du monde, hors du sens commun, des perceptions habituelles et rassurantes ? Ce trip psychédélique, une fois accepté, laisse alors voir des images, des sonorités reconnaissables, et plus seulement des couleurs ou des sons bruts. Des images comme rêvées et solarisées, des sons qui sortent d'un instrument, ce cadre de piano, caché aux regards. Cette expérience de perception est proprement hallucinante. Quand elle se termine, sous les applaudissements enthousiastes, me voilà dévorée de curiosité : mais comment font-ils ça ? Gaëlle Rouard est à l'image. Christophe Cardoen à la lumière. David Chiesa aux cordes amplifiées. Tous trois sont cachés derrière l'écran. Je me glisse. On peut voir ? On peut savoir ? Ben, pas vraiment, ils n'ont pas envie, et c'est leur droit le plus strict, de montrer, d'expliquer comment ils produisent, en direct, cette cuisine extravagante, sauvage et appétissante.
Et voilà, c'était le premier jour dans la pâture de Saint-Silvain-Sous-Toulx.
Vendredi 19, la mise en bouche est une mise en jambes. Tom Vierhout propose une balade à l'écoute des oiseaux, et à la découverte des plantes sauvages. S'arrêter pour tendre l'oreille au cri d'un tendre pouillot, apprendre à reconnaître le chant de la fauvette à tête noire. Bucolique. Et musical, aussi.
Pendant ce festival, on voyage dans les communes voisines, au milieu de paysages sauvages. On arrive dans des églises romanes, que la pauvreté de la Creuse a préservées des remaniements trop brutaux. Vive la pauvreté, se félicitent les amoureux de l'art roman. Nous voici à Domeyrot.
Geneviève Foccroulle est au piano. Concentrée, habitée, lumineuse. Ses doigts, qui se reflètent sur la paroi noire brillante, dansent, lent ballet inspiré qui respire la partition, qui dessine la musique dans l'espace, lui donne un corps, réel et subtil. Elle joue des pièces contemporaines, intelligemment entrelacées avec d'autres du XVe. Le dernier morceau de son récital est un Morton Feldman assez connu, Palais de Mari, sa dernière composition pour piano. La partition déroule de subtiles variations, sur un tempo qui semble immuable mais qui joue avec les appuis. Par son interprétation, à la fois profonde et légère, Geneviève Foccroulle installe une sensation de temps suspendu, un sentiment d'éternité. Un moment de grâce inouïe. Juste après le concert, elle explique, avec infiniment de simplicité et de gentillesse, comment elle approfondit sans fin son travail sur cette partition qui la fascine et dont elle ne cesse de découvrir les subtilités. Une grande dame.
Nouveau trajet, cette fois jusqu'à l'église de Toulx-Sainte-Croix, village perché.
C'est le deuxième concert d'Accroche-Note, fondé par Armand Angster et Françoise Kubler. Les voici justement en duo, clarinette et voix de soprano. Avec à nouveau ce qui est l'essence du festival : le rapprochement entre improvisations et pièces contemporaines. Cage, Manouri, Resanovic, Mâche, certaines pièces ont même été écrites pour eux. Elles sont interprétées avec une classe folle. Françoise Kubler a une aisance vocale aussi éblouissante que son sourire, et une tessiture impressionnante, souplesse moelleuse des aigus puissants jusqu'aux graves jouissifs. Du très haut niveau.
Après de tels sommets, comment atterrir ? C'est tout le génie d'une programmation aux petits oignons. Pierre Meunier, grand homme de théâtre. Il arrive, avec son profil rustique de travailleur manuel. Il a un seau de chantier, rempli de grosses pierres. Il les fait soupeser par le public. C'est lourd. Un autre seau de pierres, puis un autre. Où nous emmène-t-il, avec ses cailloux qu'il empile sur une table de camping ? Dans un voyage absurde et vertigineux au pays de la pesanteur, de l'esthétique de la chute, de la poésie du tas. On rit beaucoup, on est soufflé, le spectacle s'appelle « Au milieu du désordre ».
Pour clore cette grande journée, un solo de Will Guthrie, impeccable batteur au riche langage.
Samedi 20, retour dans l'église de Domeyrot, où est installé le piano du festival. C'est le matin, nos oreilles sont fraîches. Frédéric Blondy s'installe au piano. Ce n'est pas un piano préparé, rien n'est encore installé dans les cordes. Mais un grand bric-à-brac est prêt à être utilisé, au fil de l'impro qui va commencer. Charlotte Hug est à l'alto. Ses accessoires sont moins spectaculaires (petites pinces à linge, objets métalliques que je n'ai pas identifiés, et son archet dont les crins sont amovibles à une extrémité ce qui lui permet de faire le tour de l'alto et de faire sonner les quatre cordes en même temps). Les deux musiciens se lancent dans ce qui fut peut-être le sommet du festival (quel crève-cœur de désigner un coup de cœur au détriment de tous les autres). C'est inracontable mais on va essayer. Lui danse dans son piano, gratte, frotte, frappe, sonne. Il quitte le cadre du piano pour revenir sur les touches. Pas bavard, il joue aussi avec les silences, dans un tempo puissant d'une beauté saisissante. Elle effleure, caresse, résonne, grince, hurle son alto, chuchote à la voix, percute des lèvres, invente un chant, lance des hurlements orgasmiques, ose tout. Les deux dialoguent, écoute, respect, relance, complicité. Leur impro à quatre mains et deux âmes se termine magnifiquement, sur un sommet (bien plus enthousiasmant qu'une fin classique dans un souffle qui s'essouffle jusqu'au silence). Après tant de beauté, le monde peut s'arrêter de tourner.
Pas facile de passer ensuite. Hélène Mourot, dans un solo de hautbois, avait pour mission de monter que cet instrument, considéré comme ingrat, a sa place dans la musique contemporaine. Elle a, disons, effleuré le sujet.
Troisième concert d'Accroche-Note, avec quatre musiciens cette fois. Les deux fondateurs, Armand Angster et Françoise Kubler, plus Cécile Steffanus au piano et Christophe Beau au violoncelle. Un programme contemporain de duos, entièrement écrit : Ligeti, Xenakis, Berg, Fedele, Harvey (avec quand même un impro à quatre pour le plaisir à la fin). De très haut vol, comme toutes les cartes blanches de cet ensemble au cours du festival.
Enfin, voici Rie Nakajima, qui avait installé dans le parc du château de petites machines produisant des sons par contact électrique, au gré du vent. Elle a clôt le festival au cours d'une performance, activant et modifiant d'autres petites machines bricolés, qui font résonner des objets métalliques, de la vaisselle, une poubelle. Le bruitisme modeste. Charmant, d'autant plus que le public a pris la liberté de circuler au milieu des objets sonores, les écoutant comme des chants d'oiseaux.
Anne Kiesel © Le son du grisli
Angle : Premier Angle (Nueni, 2014)
Les airs de menace qu’ont les premières secondes de la collaboration de Jean-Philippe Gross avec Jean-Luc Guionnet – de cet Angle orienté sur composition de vingt-six minutes – sont trompeurs. Car l’enjeu semble être ici la concomitance (plus que la connivence) de l’électronique du premier et du saxophone alto du second.
Premier angle est ainsi fait de multiples séquences – division cellulaires, pourquoi pas – qu’il s’agit d’arranger en assemblage cohérent. Si elles sont marquées encore (entrée d’une note, slap, interruption soudaine d’un grésillement pourtant tenace relayé bientôt par un bourdonnement), les séquences en question se succèdent avec un équilibre stupéfiant. Ainsi, le duo s’accorde-t-il dans la controverse : l’électronique prise de tremblement poussant Guionnet dans un jeu de volte et de retournement quand l’alto giratoire décide Gross à revoir l’origine de ses troubles moteurs. Et lorsque le premier suit la piste que le second vient à peine de tracer devant lui, il ne s’agit plus seulement d’équilibre, mais d’un rare exemple d’à-propos musical.
Angle
Premier angle (extrait)
Angle : Premier Angle (Nueni / Souffle Continu)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Premier Angle
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Charles, Gross, Hautzinger, Marchetti : Tsstt! (Monotype, 2012) / Zea : Bourgeois Blues (OOCCII, 2012)
Tsstt ! Bzzz ! Wooshhhh ! Clkt ! En cinq pièces courtes et moins d'une demi-heure, à coups de zips, de zaps et de sulfateuses portatives, l'association de Xavier Charles (clarinette), Franz Hautzinger (trompette quart de ton), Jean-Philippe Gross (dispositif électroacoustique) et Lionel Marchetti (magnétophone Revox B77, radio), relève le défi de maintenir l'attention de l'auditeur sans lasser. Si cela tient, à n'en pas douter, à l'heureuse brièveté de ce disque enregistré en janvier 2010 à Metz, il faut également l'imputer à la variété des climats créés.
Busy & buzzy, le groupe (qu'un Thomas Lehn ne déparerait pas – on ne peut non plus s'empêcher de penser à Jérôme Noetinger ou eRikm pour la section des « machines ») évite l'asphyxie de la seule course aux effets, aux scratches ou aux pétarades de flipper ; des nappes d'attente, crénelées de stridences, savent se bâtir et quand la bâche de la pochette se soulève, une bribe dixie, oui, s'échappe, un mécanisme s'emboucle, un jet de vapeur fuse... Sans renverser les codes de ce genre d'électrimpro mixte, le quartet déploie un bel art de l'espace et une intelligente effervescence.
Xavier Charles, Jean-Philippe Gross, Franz Hautzinger, Lionel Marchetti : Tsstt ! (Monotype)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01-05/ 01-05
Guillaume Tarche @ Le son du grisli
On retrouve Xavier Charles sur un 45 tours que publie Zea (Arnold de Boer) : Bourgeois Blues. Sous le blues promis par ce titre de Lead Belly dont Mark E. Smith retoucha les paroles, trouver des chansons en anglais qui oscillent entre pop et folk : Charles y intervient en effronté qui ornemente et assure de son soutien une guitare (folk ou électrique) obnubilée par les rythmes d’Afrique. Pour la seconde face, surtout.
EN ECOUTE >>> Bourgeois Blues
Zea, Xavier Charles : Bourgeois Blues (OCCII)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
45 tours : A/ Bourgeois Blues B1/ It’s Quiet B2/ Insecurity Expert
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jean-Philippe Gross, Jérôme Noetinger : Nos cadavres (Eich, 2021)
A l'occasion (et jusqu'à) la parution, à la fin du mois d'avril 2022, de l'anthologie du Son du grisli aux éditions Lenka lente, nous vous offrons une dernière salve de chroniques récentes (et évidemment inédites). Après quoi, ce sera la fermeture.
Les premières secondes du disque font craindre un énième (et stérile) échange par correspondance. Le jeu du cadavre exquis, auquel se sont adonnés pendant un récent confinement Jean-Philippe Gross et Jérôme Noetinger, partenaires de longue date, leur avait déjà fourni deux pièces, publiées par Takuroku. Sur son propre label, Gross en propose quatre autres, réalisées – pour pimenter un peu l’exercice – dans l’urgence.
Pour instrumentarium : Serge, Revox, field recordings, cassettes, radio… De Rives à Metz, Gross et Noetinger s’adressent des séquences d’une dizaine de secondes que le destinataire a une demi-heure pour compléter et renvoyer. L’échange est souvent tendu, et (pour le redire) l’ouverture inquiète : les premières salves sont celles de snippers en mal d’impression. Mais les secondes passent et les gestes parviennent à s’accorder : c’est que l’idée est maintenant la même et que derrière elle se cache l’objet disque.
Si la question se pose de faire une œuvre d’un jeu, sans possible retouche, il faut reconnaître que certaines parties de ces « cadavres » font de l’effet, notamment lorsque le duo construit dans la lenteur, laisse la vibration courir ou la parole aux fantômes. Un peu d’humeur, aussi, peut égayer ce grand vaisseau souvent lourd de gestes : chant de basse-cour ou capture d’NTM, soudain parasite ou discours emprunté, pourront alléger le goût que partagent Gross et Noetinger pour le retournement par le son d’un morne quotidien. Fruit d’une occasion – échanger à distance, faute de mieux –, Nos Cadavres est ainsi un disque en demi-teinte, mais que voulez-vous, c’est l’époque.
Black Packers : All Ears Bleed (Ritte Ritte Ross, 2010)
Pas assez d’être tout seul pour faire du bruit ? Sans doute est-ce ce que John Hegre et Jean-Philippe Gross se sont dit avant de former Black Packers. Plutôt fiers, ils brandissent maintenant All Ears Bleed, un disque beau comme un trophée.
Au départ, un concert à l’amplitude sonore énorme dès le commencement : des vrombissements et des larsens donnent naissance à un brouillon magnifique qui crache soudain une fraise de dentiste ou un avion au décollage. En concert, l’énergie doit gagner le public et l’aider à supporter l’affront. Sur disque, c’est un buzz chantant qui vous sidère, une soufflerie qui vous projette contre le mur et des notes karchérisantes (pardon pour la référence, qui n’est plus ce qu’elle était) qui vous clouent au sol. Au sol où l’on n’est pas si mal, finalement.
Black Packers : All Ears Bleed (Ritte Ritte Ross / Metamkine)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ All Ears Bleed
Pierre Cécile © Le son du grisli