Bobby Bradford/Frode Gjerstad Quartet : Silver Cornet (Nessa, 2014) / Frank Rosaly : Cicada Music (Delmark, 2013)
Depuis l’arrivée en 1987 de Bobby Bradford en Detail – trio John Stevens / Frode Gjerstad / Johnny Dyani qui en deviendra Detail Plus –, Bradford et Gjerstad n’ont cessé de se retrouver dans d’autres conditions : récemment dans le Circulasione Totale Orchestra du second ou en formations réduites qui les associent à Ingebrigt Håker Flaten et Paal Nilssen-Love.
Après Kampen, Silver Cornet documente donc la longue collaboration en changeant quelque peu la formule : l’absence, au printemps dernier alors que le quartette tournait aux Etats-Unis, de Nilssen-Love permettant à Frank Rosaly – sur invitation du contrebassiste qu’il côtoie notamment dans le Rempis Percussion Quartet – de jouer pour la première fois avec Bradford et Gjerstad. Et même, de donner un autre allant au quartette qu’ils emmènent ensemble : le swing modeste mais la frappe précise, Rosaly travaille la sonorité en batteur inquiet de sonorités déconcertantes. Qui plus est, son application convient à l’idée que se fait sans doute Håker Flaten d’une section rythmique, ici duo capable d’accompagner les souffleurs les plus turbulents tout en glissant dans son jeu quelques motifs qu’un solo n’aurait peut-être pas mieux mis en valeur.
Assurés, Bradford et Gjerstad retournent alors à ce jazz « hésitant entre un bop poussé dans ses derniers retranchements (en date) et les phrases brèves d’un free commis d’office » pour regonfler l’improvisation qu’ils ont toujours – et exclusivement – servie ensemble. Après quoi le cornettiste pourra conclure : On n’a toujours pas trouvé de nom pour ce genre de musique. (…) Souvent, les gens me demandent « est-ce que c’est du jazz ? », ce à quoi je réponds : « en tout cas, ce n’est pas du classique… Si vous avez une autre idée...»
Bradford/Gjerstad Quartet : Silver Cornet (Nessa / Orkhêstra International)
Enregistrement : 30 mars 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Silver Cornet Tells 02/ A Story about You 03/ And Me, Me and You
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Les quelques secondes de la berceuse exaltée d’Adrian n’y feront rien : Cicada Music, nouvel ouvrage de Frank Rosaly, malgré la qualité éprouvée des musiciens du sextette (Jason Stein, Jason Roebke, Keefe Jackson, James Falzone, Jason Adasiewicz), ne se montre que rébarbatif, sans invention... Certes l’envie d’y aller, mais un retour aux mêmes choses : bop de contrebande, électroacoustique paresseuse…
Frank Rosaly : Cicada Music (Delmark)
Enregistrement : 2008-2011. Edition : 2013.
CD : 01/ The Dark 02/ Wet Feet Splashing 03/ Yards 04/ Babies 05/ Adrian 06/ Driven 07/ Tragically Positive 08/ Bedbugs 09/ Typophile/Apples 10/ Credits
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Dave Rempis' Aerophonic Expéditives
S’il a déjà autoproduit quelques disques par le passé – deux Ballister, notamment –, Dave Rempis n’avait, jusque-là, pas éprouvé le besoin de donner un nom à leur « étiquette ». Aujourd'hui, les choses ont changé : son label a pour nom Aerophonic.
Rempis Percussion Quartet : Phalanx (Aerophonic, 2013)
La première référence Aerophonic documente, en deux disques, le développement du Rempis Percussion Quartet. En concerts – à Milwaukee le 12 juin 2012 et à Anvers le 25 avril 2012 –, la batterie double (Daisy / Rosaly) et la contrebasse (Haker Flaten) invectivent quand Rempis s’amuse avec brio à leur faire perdre leurs repères : ainsi, louvoie-t-il ici pour exacerber ailleurs les tensions contenues en courts motifs qu’il répète. Alto, ténor et baryton, nerveux tous, jouent de l’étincelle et de la cogne avec un art toujours épatant.
Wheelhouse : Boss of the Plains (Aerophonic, 2013)
En Wheelhouse, formé en 2005, Rempis côtoie Jason Adasiewicz (vibraphone) et Nate McBride (contrebasse). En concert à Chicago (Izzy’s Palace) le 9 octobre 2010, le trio progresse à pas feutrés, flottant parfois, sur dix pièces inquiètes de format chanson. De Song Sex Part 1 à Song Tree – et exception faite sur ce Song for Teens plus tourmenté –, Wheelhouse développe un air d’Easy Way qui cache de belles étrangetés (cet archet grave qui embrasse les longues notes d’alto sur Song Hate, première de toutes).
Dave Rempis, Tim Daisy : Second Spring (Aerophonic, 2014)
Enregistré en studio le 20 mai 2013, Second Spring poursuit les efforts entamés en 2005 par le duo avec Back to the Circle. Le souffle mis au service d’autres motifs courts n’empêche pas la confection d’un patchwork bigarré : les échanges vifs, les réflexions mêlées et les accords soudains redisent l’entente de partenaires qui se connaissent bien : l’un, souffleur de notes grisantes ; l’autre, carillonneur d’avant-poste.
Dave Rempis, Joshua Abrams, Avreeayl Ra : Aphelion (Aerophonic, 2014)
Extraits de trois concerts datés de 2013, Aphelion donne à entendre Dave Rempis (alto et baryton) aux côtés de Josh Abrams (contrebasse, gambri et petite harpe) et Avreeayl Ra (percussions). Entre deux légères impressions d’Afrique (évocations sans doute de celle que Rempis a jadis connue), Abrams et Ra, s’ils peinent à enthousiasmer, démontrent quand même une force qui enjoint le saxophoniste à dévier beaucoup. Lui trace alors presque autant de directions qu’il dessine de lignes : instable, l’invention de Rempis est autrement pertinente.
Peter Brötzmann, Jason Adasiewicz : Going All Fancy (Brö, 2012)
Ici, gouttes d’eau sur pierres brûlantes, notes aqueuses du vibraphone sur lave incandescente du saxophone. Ou comment la loi physique selon laquelle les pôles opposés s’attirent s’en trouve vérifiée.
Jason Adasiewicz hache son discours, le découpe à l’infini, passe les notes au tamis tandis que Peter Brötzmann, fidèle à lui-même coule son discours comme on fond les métaux. Chacun cherche son or, l’un égrenant le sol, l’autre pelletant des tunnels, mais c’est ensemble finalement que ces deux-là le trouveront. Vite. Dès la cinquième minute de ce disque (les échauffements accomplis, les muscles assouplis), la musique est belle, l’or est trouvé. On avait raison d’attendre beaucoup de ce disque.
Adasiewicz, 35 ans, chicagoan, est ce vibraphoniste aujourd’hui incontournable qui, comme hier Walt Dickerson, refuse à son instrument tout espoir d’animer quelque croisière, pour plutôt l’exposer aux quatre vents ou le plonger tout net dans le tumulte océanique. Brötzmann, 71 ans, citoyen allemand ayant arpenté en tous sens les terres européennes de la musique improvisée, prenant depuis 25 années ses habitudes à Chicago, demeure fidèle à lui-même : généreux, le vibrato débordant, la sonorité énorme et les climax appelant parfois le répit de tempi méditatifs. Et justement, sur Going All Fancy, les rythmes plutôt apaisés de ce disque nous font prendre la mesure de son talent.
Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, ou comment l’évaporation se fit musique un 8 juin 2011 à l’Abrons Art Center, New York, en public. Puis à présent, heureusement, incarnée en l’un des disques les plus importants de cette année 2012.
Peter Brötzmann, Jason Adasiewicz : Going All Fancy (Brö / Eremite)
Enregistrement : 8 juin 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Going All Fancy 02/ Left Luggage 03/ Singing to the Leaf
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Josh Berman : There Now (Delmark, 2012)
Le Gang du cornettiste Josh Berman aime à s’incarner selon son humeur en une fanfare dixie (Liza), en un orchestre swing (I’veFound a New Baby), en un combo bebop (Sugar) ou, encore,en un groupe de blues (Mobile and Blues). Mais, à chaque fois, sitôt le thème exposé (ou parfois déjà lors du dévoilement de ce thème), les membres du Gang malmènent ce dernier, le dévoient, le corrompent, se jouent de lui. Car, si ses membres maîtrisent l’art d’Armstrong, Ellington, Parker ou Muddy Waters, ils ont aussi assidument fréquenté Eric Dolphy, Rahsaan Roland Kirk et Lester Bowie. Alors, respect et irrévérence, de faire bon ménage ici.
De son amour de la tradition et de son refus de la nostalgie, le cornettiste Josh Berman nous avait déjà entretenus dans le bien nommé Old Idea qui paraissait voici 3 ans sur le label Delmark. Sur ce même label, historique firme chicagoane, Berman en octet propose aujourd’hui There Now. Et nous convainc tout autant : l’esprit frondeur et facétieux, la pertinence des musiciens, complices de longue date de Berman (mention spéciale au contrebassiste Joshua Abrams et au vibraphoniste Jason Adasiewicz) emportent totalement l’adhésion.
One Train May Hide Another, troisième morceau de l’album au titre-programme, pourrait en servir d’exemple. La machine bien huilée roule tranquillement jusqu’à son mitan, pour soudain exploser en route et révéler brisures cuivrées, éclats boisés, métaux épars. La mécanique ainsi démontée finira cependant par se rassembler et repartir tant bien que mal, mais en conservant cette légère claudication symptomatique de ce que le Gang de Berman pourrait désigner comme sa propre conception du swing.
Josh Berman & His Gang : There Now (Delmark)
Edition : 2012.
CD : 01/ Love Is Just Around the Corner 02/ Sugar 03/ One Train May Hide Another 04/ Cloudy 05/ Jada 06/ Liza 07/ I've Found a New Baby 08/ Mobile and Blues.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Peter Brötzmann, Jason Adasiewicz, John Edwards, Steve Noble : Mental Shake (OTOroku, 2014)
Pour peu que l’on goûte le vibraphone (et l’effet de ses harmoniques), il faut aller entendre ce Mental Shake enregistré par le trio que composent Peter Brötzmann, John Edwards et Steve Noble – dont on se rappelle … the Worse the Better sur le même label – en compagnie de Jason Adasiewicz au Café OTO le 12 août 2013.
Partageant une même conviction – que Noble martèle d’ailleurs –, les quatre musiciens y font en effet preuve d’une inspiration qui met au jour un folk au mystère épais. Ainsi, tarogato puis saxophones et clarinette explorent l’espace avec une fantaisie et une opiniâtreté qui déstabilisent son équilibre : insistants, Edwards et Noble le sont heureusement autant que le souffleur, quand les suspensions vibrantes d’Adasiewicz finissent de fleurir une improvisation courte mais ô combien remuante.
Peter Brötzmann, Jason Adasiewicz, John Edwards, Steve Noble
Mental Shake (extrait)
Peter Brötzmann, Jason Adasiewicz, John Edwards, Steve Noble : Mental Shake (OTOroku)
Enregistrement : 12 août 2013. Edition : 2014.
CD / LP / DL : 01/ Mental Shake
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Exploding Star Orchestra : Stars Have Shapes (Delmark, 2010)
Le groupe s’est pourtant déjà montré inspiré – auprès de Bill Dixon notamment – et compte même d’éminents musiciens – voire de remarquables tels Matt Bauder (saxophones, clarinettes), Jeb Bishop (trombone), Nicole Mitchell (flûte) ou Jason Stein (clarinette basse) –, les preuves ne suffisent pas : l’Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek peine à convaincre sur Stars Have Shapes.
Parce qu’il investit d'abord ce champ d’ « Impressions » défriché jadis jusqu'à l'assèchement par Alice Coltrane et se contente de s’y promener seulement. En sus, s'il prend de l’ampleur, le développement d’Ascension Ghost Impression #2 n’en gagne jamais en présence, gangréné par ses façons naïves. Plus frontal, ChromoRocker donne le change un moment (le cornettiste renouant là avec un jazz frontal) mais un moment seulement pour sacrifier aux codes institués dès l'ouverture : ceux d’un jazz à l’œcuménisme factice.
Ainsi, la règle continue à faire des siennes : sur une nouvelle évocation d’Alice Coltrane parmi des bribes d’Herbie Hancock période Head Hunters (Three Blocks of Light) ou sur un dernier titre d’une évanescence tellement achevée que le voici s'évaporant bientôt. Souvent, Rob Mazurek convainc pour décevoir ensuite. Suffit d’attendre le prochain.
Exploding Star Orchestra : Stars Have Shapes (Delmark)
Edition : 2010.
CD : 01/ Ascension Ghost Impression #2 02/ ChromoRocker 03/ Three Blocks of Light 04/ Impression
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Lucky 7s : Pluto Junkyard (Clean Feed, 2009)
De la rencontre entre des musiciens de Chicago et de la Nouvelle Orléans résulte la musique jouée par le groupe Lucky 7s. Les chicagoans (Josh Berman au cornet, Keefe Jackson au sax ténor, Jeb Bishop au trombone) empruntent les sentiers défrichés par le saxophoniste Ken Vandermark quand les orléanais (Jeff Albert au trombone, Quin Kirchner à la batterie, Matthew Golombisky à la contrebasse) prolongent l’art du batteur Ed Blackwell.
Les mélodies sont ici amplement développées, tout en sinuosité et sophistication, et les compositions, empruntes d’une certaine abstraction, se détournent des schémas classiques (thème – improvisation – thème) pour proposer des suites de mouvements distincts, aux ambiances changeantes (Afterwards). Et les changements sont tels que l’on peut vite se retrouver sur les terres du rock indépendant (The Dan Hang). Mais cette approche contemporaine et toute chicagoane se mêle joyeusement au swing pulsé par la rythmique de nos orléanais, encore ébouriffés par le vent mauvais de Katrina.
La conciliation de ces deux univers semble être incarnée par le vibraphone de Jason Adasiewicz (remarquable comme toujours), dont les notes assurent tantôt l’harmonie et le rythme, tantôt les échappées belles en des terrains plus incertains. On pourrait dire que la musique des Lucky 7s est cinématographique, dans le sens où elle développe d’amples mouvements, comme l’on cadre de grands espaces, et resserre parfois sa focale pour faire surgir des personnalités en des soli effrénés, perturbant l’apparent calme offert par des musiciens quelques secondes auparavant à l’unisson. Mais, au final, le collectif prime finalement sur les individus (ici, la notion de leader est rejetée) et la joie de jouer ensemble déborde du début à la fin de ce disque.
Lucky 7s, Ash (Live at The Hungry Brain, Chicago). Courtesy of Lucky 7s.
Lucky 7s : Pluto Junkyard (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 1/ #6 2/ Pluto Junkyard 3/ Ash 4/ Cultural Baggage 5/ Future Dog 6/ Jaki’s Walk 7/ Afterwards 8/ The Dan Hang 9/ Sunny’s Bounce
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Josh Berman : Old Idea (Delmark, 2009)
Le titre de ce disque, Old Idea, semble nous ramener dans le passé. Mais le jazz, n’est-ce pas cela : réexplorer le passé pour faire surgir les éclats de modernité (d’intemporalité) en lui ? L’improvisation, n’est-ce pas cela : réincarner d’anciennes mélodies, les faire renaître à l’aune d’une actuelle lumière ?
Pour preuve de ce refus de s’ancrer dans un style particulier ou dans une posture révolutionnaire à tout crin, la musique jouée ici : inclassable, intemporelle. Si l’on devait cependant évoquer des références, ce serait du côté des enregistrements du label Blue Note au mi-temps de années 60, qui s’articulaient autour de personnalités telles que le vibraphoniste Bobby Hutcherson (dont Jason Adasiewicz prolonge ici l’art) ou le saxophoniste Eric Dolphy, (bien) nommé « le passeur ».
Oui, dans ce disque comme dans ses illustres prédécesseurs (Out to Lunch de Dolphy justement), on n’est ni « in » ni « out », ni dans le ton ni dans l’atonalité… Cette impression de flotter entre différentes esthétiques est renforcée par le fait que les harmonies reposent sur le vibraphone (ici, pas de piano). Le jeu des souffleurs va dans ce sens : le cornettiste et leader Josh Berman et le saxophoniste Keefe Jackson sont toujours lyriques. Les références citées par le premier sont Miles Davis et Rex Stewart (le cornettiste de Duke Ellington) même si l’on ne peut s’empêcher de lorgner du côté de Bill Dixon, musicien qui aura décidément fortement influencé toute la scène chicagoane qui s’articule autour de Ken Vandermark.
Les musiciens du quintet de Josh Berman ont beaucoup joué ensemble, en concert comme sur disque, dans de nombreuses formations telles l’Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek ou les Fast Citizens de Keefe Jackson. La complicité musicale qui en découle, et la convergence esthétique, éclatent à tout moment dans ce grand disque.
Josh Berman : Old Idea (Delmark / Socadisc)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 1/ On account of a hat 2/ Next year A 3/ Let’s pretend 4/ Nori 5/ Next year B 6/ Almost Late 7/ What can? 8/ Db 9/ Next year C
Pierre Lemarchand © Le son du grisli