Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Interview de Xavier Charles

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Puisque les sept clarinettes tardent à venir – et que Xavier Charles y a évidemment sa place –, patienter en donnant la parole au musicien dont 12 Clarinets in a Fridge disait récemment encore la singularité et qui dévoilait plus récemment encore, en duo avec Nikos Veliotis, des intentions qui le travaillent autant qu’elles l’intéressent (Kaspian Black). Et puisque c'est à sept ans que tout commence...   



… J'ai 7 ans, je défile avec l'Harmonie de Verdun, ma ville natale, c'est le soir de la Saint-Nicolas, nous passons dans les ruelles, le son est énorme. Il y en a partout, je ne comprends rien et je regarde les autres jouer avec mes yeux d'enfant. Je suis impressionné. Mon voisin, un homme âgé, joue aussi de la clarinette et rajoute pleins de notes entre les phrases, délirant ! J'ai encore ce son et cette vision en tête.

C’est à cet âge, et à la clarinette, que tu as donc commencé à jouer ? A l’âge de 7 ans, oui, mon professeur jouait du hautbois et enseignait plusieurs autres instruments. Il tenait une droguerie sur la place de mon quartier, près de l'école et de la maison familiale. Il m'a dit « tu feras de la clarinette ». La clarinette m'a choisi. J'allais chez lui tous les jours, je pense que, techniquement, ce n'était pas super, mais son humanité était belle. Par exemple, en regardant son jardin envahi par les mauvaises herbes, il me disait qu'il adorait le chaos de cette nature. Il aimait les portes qui grincent, l'ail, et roulait en 2CV sans avoir jamais passé le permis de conduire.

Quelles sont tes premières influences, notamment celles qui t’ont amené à l’improvisation ? Il me semble que j'ai toujours improvisé. J'ai toujours joué pour moi, plein de trucs, ce qui venait. J'écoutais beaucoup la radio, et notamment du jazz, en particulier les émissions d’André Francis. J'y ai découvert une quantité incroyable de musiques connectées au jazz, j'ai aimé la liberté, l'inventivité de cette musique. Parfois, j'essayais de jouer sur ce qui passait à la radio, pas facile, mais motivant. J'avais trouvé une combine, pour augmenter cette sensation de jouer « avec ». Je posais le poste derrière ma tête pour souffler dans le même sens que la musique. Plus tard, j'ai joué du jazz, j'aime beaucoup cette musique. Puis, en travaillant les pièces de musique contemporaine avec Jacques Di Donato, j'ai adoré les sons, le jeu, l'attitude que tu dois trouver pour interpréter cette musique. J'ai pu sortir de l'idée de jouer absolument une musique avec une pulse. Multiphoniques, souffles, intervalles, respirations, phrases complexes sont devenus des éléments de mon langage sonore.

A propos de ce langage, peux-tu m’expliquer le principe de tes clarinettes « in a fridge » ? Multiplier l'instrument t'a-t-il permis de l’envisager d’une autre manière ? Pour trois des pièces de ce disque, le principe est simple. J'ai enregistré des machines domestiques, celles qui sont dans ma cuisine quand je travaille la clarinette : le réfrigérateur, la machine à laver, le chauffe-eau à gaz. Puis j'ai empilé des couches de clarinettes avec, comme idée, ces clarinettes dans la machine – elles sont avec, à l'intérieur de ces sons. J'ai mixé le tout au GRM, ça m'a permis d'augmenter les résonances, les partiels, les espaces dans lesquels les clarinettes jouaient. Superposer les clarinettes permet des vibrations particulières, cet instrument se multiplie facilement, un peu comme ce qu'il se passe quand tu mets plusieurs instruments à cordes frottées ou des voix ensembles.

« Dénaturer » / « étendre » / « développer »… le son d'un instrument classique comme la clarinette est-il devenu une obligation pour toi lorsque tu improvises ? En fait, tout cela est un long processus de travail entamé depuis, je ne sais même pas quand, le début, j'imagine. Mon goût pour la matière sonore est immense, tout naturellement, j'ai cherché. Ma clarinette est devenue un générateur sonore. « Dénaturer » : il n'y a pas de naturel sur un instrument, tout doit être fabriqué en permanence. « Etendre » : étendre les territoires sonores et s'accorder la liberté de chercher une musique éphémère, fragile et sans preuves. L'art de l'improvisation, l'importance de l'immédiat. « Développer » : je ne sais pas où je vais, je ne peux pas prévoir ce qu'il va se passer dans mon travail. Il y a d'abord un premier niveau qui serait celui d'être en forme sur la clarinette et un second qui serait celui de la recherche, je confonds rarement les deux. J'ai la chance de jouer un instrument qui a une histoire, ce qui veut dire que des milliers d'artistes, de techniciens et d'interprètes ont déjà défrichés une partie des possibles de cet instrument. De plus, la clarinette n'est pas du tout à la mode, ça protège. Je sais que, quand je découvre de nouveaux sons, au même moment, je découvre de nouvelles musiques. Nouveaux sons = nouvelles musiques. Le plus petit des sons peut fournir la plus vaste ressource.



Quels rapports entretiens-tu avec les sons du quotidien ? Et, en tant que compositeur, avec les « field recordings » ? L'improvisateur est un peu le musicien du concret. Faire avec ce qu'il y a là, avec ce qu'il se passe maintenant, au moment où cela se passe. Donc, en transposant ce travail sonore avec cette réalité, il est possible de trouver des façons de jouer avec, ou dans, un paysage sonore. Le quotidien produit des sons très inspirants, ils sont là même quand je n'y suis pas. C'est une autre fenêtre sur le réel. J'ai déjà engagé différents travaux avec ce réel-là. Improviser en situation (avec la situation), par exemple : il en découle une attitude à trouver pour se placer. Je peux décider à ma guise de ce que je fais du paysage sonore. L'oublier, le considérer comme un musicien super envahissant, le prendre comme objet d'inspiration, le vampiriser, me camoufler dedans, l'imiter. Tout va dépendre de comment je décide d'écouter, c'est un retour à l’acte du musicien le plus important : écouter. Pour être précis, l'approche des audio-naturalistes est celle qui me touche le plus aujourd'hui ; il y a chez eux une connaissance du paysage, des végétaux, des insectes, des oiseaux… qui donne une entrée très puissante à leur travail. Le paysage n'est pas là pour faire exotique, ou être seulement envisagé comme un décor.

Comment envisages-tu tes différentes collaborations musicales ? Y vois-tu un fil conducteur ? Quel serait par exemple le « principe » qui régirait ta participation à Dans les Arbres et The Contest of Pleasures ? D'évidence, ces deux ensembles ont en commun le fait d'avoir « un son » particulier, reconnaissable, une marque à eux, dû au travail de chacun des membres de ces groupes. Je ne suis donc logiquement qu'un tiers ou un quart de cet effet de groupe et j'aime beaucoup cette sensation d'une musique qui n’apparaît seulement parce que ces être-là sont présents ; ce n'est pas un style mais une invention collective. Le fil conducteur serait l'improvisation et le plaisir de la matière sonore, mais aussi l'écoute faite de centaines de façons d'écouter... Inventer de nouvelles façons d'écouter.

Tu me parlais récemment d’une pièce que tu composes pour l’Audible Festival, qui est, me disais-tu, « une sorte de continuation des clarinettes dans le frigo »… Est-ce là une façon que tu as trouvée de travailler les arrangements, ou l’orchestration – chose qui te changerait de la « stricte » improvisation ? Oui, dans un studio ou dans l'atelier, tout change beaucoup, par comparaison au travail de l'improvisateur, en temps réel. Le compositeur va réécrire son temps, il lui faut pour cela, pendant qu'il prépare ces pièces, vivre un temps dilaté. C'est toujours étrange comme situation, pour celui qui improvise beaucoup. Enregistrer, travailler, travailler avec des microphones, essayer, mixer, élaborer des stratégies de mélanges, écouter, réécouter sont des actes absolument particuliers dans un studio. Pour l'Audible Festival, je prépare une pièce qui se nomme Impédance_clarinette_déluge avec cet intitulé : pièce sonore de clarinette concrète. J'ai fait plusieurs fois ce rêve : je marche dans une clarinette, dans ce tunnel, le son est partout. Dans cette composition, la clarinette est le générateur et le filtre. Les sons entendus vont tous passer par l'instrument, dans un sens ou dans l'autre. Il sera question d'impédance : le volume d’air contenu dans mon système respiratoire se connecte avec le volume d’air contenu dans la clarinette, entre les deux, l’anche vibre et le déluge : le grand tumulte de l’air humide dans le tube de la clarinette. L’impédance de l’être ?

xavier charles par Reynold Masse

Xavier Charles, Pont-de-Barret, 6 août 2016.
Photos : Andy Moor & Reynold Masse
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Clinamen Trio : Décliné (Creative Sources, 2015)

clinamen trio

En cascades ou en chutes libres, Louis-Michel Marion (contrebasse), Jacques Di Donato (clarinette) et Philippe Berger (violon alto) respirent abondement, ne se fient qu’à ce qu’entretient l’instant. Surtout : ne se soucient pas de la forme, des chemins à suivre et à respecter. Mais ne jaillissent jamais pour rien.

Ils épousent les lueurs, les murmures. Jamais on ne les surprendra à torturer les cordes ou les souffles. Ils diront quelques colères mais rejoindront vite les silences  épanouis. Ces silences se fendilleront de craquements, de bruissements, de frôlements. Ils ne seront pas servilité mais sensibilité. Puis toutes voiles dehors, ils fouetteront le dégel, enfanteront quelques morsures avant  de rejoindre ce silence tant adoré.



Clinamen Trio : Décliné (Creative Sources / Metamkine)
Enregistrement : 2008. Edition : 2015.
CD : 01/ Clinamen#1: synclinal 02/ Clinamen#2: inclinant 03/ Clinamen#3: anticlinal 04/ Clinamen#4: enclin 05/ Clinamen#5: clin 06/ Clinamen#6: lin 07/ Clinamen#7: in 08/ Clinamen#8: n
Luc Bouquet © Le son du grisli


Jef Gilson : Œil*Vision (CED, 1962-1964)

jef gilson oeil vision ced

Ce texte est extrait du troisième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

De nos jours, on connaît généralement Jef Gilson pour son approche du jazz modal, d’ailleurs très prisée outre-Manche, notamment par les collectionneurs de vinyles et un DJ comme Gilles Peterson. Certains, plus rares, savent cependant son investissement de longue date : qu’il a collaboré avec les Double Six par exemple, ou encore qu’il a été ingénieur du son et label manager – les disques Palm, c’est lui. Tous les amateurs, bien évidemment, apprécient le pianiste-arrangeur et compositeur qu’il a été. Ajoutons aussi qu’il fut par ici un découvreur de talents sans pareil : Jean-Louis Chautemps, Jean-Luc Ponty, Bernard Lubat lui doivent beaucoup, tout comme de nombreux jazzmen américains de passage à Paris – Byard Lancaster et David S. Ware entre autres.

Si Jef Gilson fut l’un des producteurs incontournables du free jazz, il n’en mâchait pas moins ses mots, ce dont témoignent la majorité de ses propos rapportés au milieu des années soixante. Ainsi, à Jazz Magazine : « Dans l’ensemble, je suis assez hostile au free jazz parce que la plupart de ceux qui en jouent s’imaginent avoir trouvé la panacée universelle : pour eux, c’est un moyen de faire n’importe quoi. Il faut commencer par avoir toutes les bases, montrer qu’on est un musicien parfait. »

Les bases, et bien plus encore, Jef Gilson les possédait déjà au moment de cet entretien réalisé en 1965.  Sur la pochette de son premier album majeur enregistré entre 1962 et 1964, Œil*Vision, le clou était enfoncé : « Pour les amateurs de définitions, on peut affirmer que c’est à une séance de free jazz qu’ils sont conviés. Mais encore faudrait-il définir ce terme vague et trop communément employé. En effet, il ne s’agit nullement d’une séance d’improvisation libre sans but précis. Bien au contraire, l’absence d’une structuration préétablie nécessite une préparation d’autant plus soignée que tout est possible, et que les choix de dernière minute ne sont dus qu’à la communion plus ou moins intense créée entre les participants. » A méditer.

Jef Gilson 2

Œil*Vision découle d’un prétexte, puisqu’a priori il en fallait un : il s’agit d’une toile de Guy Harloff ornant la pochette, voire (selon l’intéressé) de toute une série de tableaux peints entre mars et octobre 1963 au Maroc. Enrichi par l’utilisation judicieuse du re-recording par endroits (essentiellement appliqué à la démultiplication du saxophone de Chautemps), cet opus aura été l’un des premiers de l’avant-garde jazzistique française (on y retrouve aussi le virtuose Jacques Di Donato) ; et parmi ceux de son auteur, il est incontestablement celui où la liberté s’accommode au mieux des contraintes. On en retiendra surtout la seconde face, notamment le long « Chant-Inca » évoquant Yma Sumac le temps de quelques mesures, avec un Chautemps vraisemblablement très inspiré par Archie Shepp.

Plus tard dans sa carrière, en compagnie de Pierre Moret et Claude Pourtier, Jef Gilson enregistra ce qui demeure comme un de ses disques les plus aventureux, où moult contradictions s’avèrent questionnées : Le Massacre du printemps, hommage à Stravinsky basé sur l’improvisation collective, « expression spontanée sans préméditation » comme l’on disait alors, expliquant pourquoi ce musicien français figure au milieu d’autres influents avant-gardistes au sein de la liste de référence(s) concoctée par Steven Stapleton du groupe britannique de musique industrielle Nurse With Wound en 1979. Dans cet autre opus donc, se mélangent merveilleusement ragas indiens et ambiances dignes de Marius Constant et des expériences électroacoustiques de Pierre Henry.

Au milieu des années soixante-dix, toujours aussi actif, Jef Gilson découvrit Lawrence "Butch" Morris qu’il intégra à son propre big band alors qu’il officiait encore au cornet et n’était pas encore réputé pour ses « conductions » flexibles à l’envi. Une anecdote pour finir : il semblerait que Coltrane ait interprété la totalité de la suite A Love Supreme au Festival de jazz d’Antibes après que Jef Gilson, au même programme cette année-là, lui en eut soufflé l’idée peu de temps avant qu’il ne monte sur scène avec McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones.

Jef Gilson 3

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Festival Météo 2018 : Mulhouse, du 21 au 25 août 2018

météo 2018

Le festival Météo vient de se terminer à Mulhouse. Moments choisis, et passage en revue des (cinq) bonnes raisons de fréquenter cet événement.

POUR ENTENDRE DE GRANDS ENSEMBLES QUI NETTOIENT LES OREILLES

Le vaste espace scénique de la salle modulaire de la Filature est empli d’un bric-à-brac insensé. Ils sont 24, les musiciens actuels du Splitter Orchester, qui vont prendre place sous nos yeux. Ce n’est pas une mince affaire d’organiser un tel déplacement. Il faut bien l’envergure d’un festival comme Météo pour offrir cette occasion. Cet ensemble, basé à Berlin, est composé d’instrumentistes et de plusieurs machinistes ou électroniciens. Deux batteries, aux deux extrémités du plateau. Des tables avec des machines parfois bizarres. Des platines vinyles. Un cadre de piano. Et aussi, plus classiquement, des cuivres, des bois, des cordes, un piano, des percussions. Mais pas de saxophone.

Splitter

Le Splitter est là pour deux concerts, deux jours de suite. Le premier est le résultat d’une résidence de création dans le cadre du festival, une composition de Jean-Luc Guionnet. Ça commence tout ténu. Marta Zaparolli promène parmi ses camarades un vieil enregistreur à cassettes. Elle saisit des sons, des textures. C’est tout doux, et puis blam ! Un bruit sec, violent, on ne l’a pas vu venir. C’est un coup de ceinturon en cuir, à toute volée, sur une grosse caisse d’une des batteries. Il y a des silences, des respirations, de courtes phrases musicales de textures terriblement riches et variées. Et blam ! La brutalité d’un ceinturon sur une batterie. Burkhard Beins ira même jusqu’à balancer au sol une valise métallique, qu’il tenait à bout de bras au-dessus de la tête. Il y a du contraste, et infiniment de retenue dans l’expression musicale. Si peu de notes alors que les musiciens sont aussi nombreux sur scène ? Une fois qu’on a accepté l’idée (et en sachant que le lendemain on réentendra le Splitter), on peut se laisser aller à l’écoute, renonçant à attendre plus de démonstration de virtuosité. La musique devient alors hypnotique, et l’écoute un exercice méditatif. La virtuosité des musiciens du Splitter se situe dans l’affolante combinaison de matières sonores dont ils sont capables.

Ce fut un deuxième bonheur de les retrouver le lendemain, dans un programme bien différent : une grande improvisation collective d’une heure. Oui, à 24, sans chef, simplement grâce à l’écoute de chacun et à cette passionnante palette sonore collective (24 musiciens, ça fait combien de duos possibles, de trios, de quartettes, etc. ? Y a-t-il un mathématicien dans la salle ?). Ça frotte, ça bruisse, ça respire, ça crisse, ça caresse, c’est d’une intelligence musicale complètement folle, aussi bien dans l’intensité que dans la retenue. Ce collectif est un éblouissement. Il est irracontable ? Diable merci, il sera écoutable ! Surveillez les programmes de France Musique. Anne Montaron a enregistré cinq concerts durant le festival, dont celui-ci. La date de diffusion, dans son émission « À l’improviste » n’est pas encore connue, ce sera sans doute début novembre.

Friche 2

Le Splitter n’était pas le seul grand orchestre invité par Météo. Nous avons aussi partagé la joie de jouer de Système Friche II, qui est la reconstitution du premier Système Friche. Sous la direction tantôt de Jacques Di Donato, tantôt de Xavier Charles, ils sont une quinzaine, allégrement réunis dans une liberté festive et débridée. Un régal.

POUR LES PETITES FORMES, A LA CHAPELLE SAINT-JEAN

À 12 h 30, la chapelle Saint-Jean accueille, dans sa lumière dorée, des concerts en solo ou duo qui font la part belle aux recherches sonores autour d’un instrument et aux explorations parfois les plus extrêmes. Cette année, nous avons successivement entendu le trompettiste (amplifié) Peter Evans dans une démonstration extrêmement époustouflante, ne laissant aucun répit à l’auditeur. Hurlements de moteurs d’une écurie de Formule 1, fracas d’un engin de travaux publics, il vous fait tout ça juste avec sa trompette. Presque plus de gymnastique que de musique.

Niggenkerper

Toute autre ambiance le lendemain, avec le solo de contrebasse de Pascal Niggenkemper, qui triture le son de son instrument à l’aide d’accessoires tels que abat-jour en aluminium, pince crocodile, petit tambourin, chaînette métallique. Ce pourrait être anecdotique. C’est totalement musical et construit, jouant de la maîtrise et de l’aléatoire. Délicieux.

Le violoniste Jon Rose a habilement dialogué avec lui-même : son solo, construit en réponse à des archives de sa propre musique, offre une belle complexité du propos musical.

R Hayward

Quatrième et dernier concert à Saint-Jean, le duo Robin Hayward / Jean-Luc Guionnet. Le premier possède une pratique du tuba tout à fait exceptionnelle. Jouant de micro-intervalles, il fait tourner ses phrases musicales en une longue montée, aux résonances subtiles, le souffle se faisant matière. Ça vous prend à la gorge tellement c’est fin et subtil. La suite en duo avec le saxophoniste, s’est jouée dans la plus grande écoute et concentration.

POUR LES AUDACES INDUS AUX FRICHES DMC

La vaste usine DMC n’est plus utilisée dans son entièreté pour la fabrication des cotons à broder. De grands espaces ont été délaissés par l’activité industrielle. Météo y avait organisé, pendant plusieurs années, de très beaux concerts et performances. Puis les normes permettant l’accueil du public se sont durcies, et l’accès s’est trouvé interdit. Une association, Motoco, a investi les lieux, qui se sont remplis d’ateliers d’artistes, et les spectacles y sont à nouveau possibles.

N Mitchell 2

Gros coup de cœur pour le solo de la flûtiste Nicole Mitchell. Elle joue avec les belles résonances de ce vaste lieu, conçu pour le travail et non la musique, elle fait gémir son instrument, y percute son souffle, démonte sa flûte, l’utilise par morceaux, puis revient à un jeu classique, sans jamais perdre le fil de sa phrase intensément musicale et cohérente. Le dialogue de la saxophoniste danoise Mette Rasmussen et de la vocaliste suédoise, née en Éthiopie, Sofia Jernberg était aussi très riche et complice, inventif et cohérent.

Jernberg-Rasmussen

POUR ENTENDRE LES LEGENDES POINTUES OU EN MARGE

Le poète, rappeur, écrivain et acteur Saul Williams, légende vivante pour tout un public, a littéralement porté le concert d’ouverture du festival. Il était l’invité du quartet de David Murray, il s’en est révélé l’âme vibrante.

Le public jazz ne connaît pas forcément This Heat, dissous en 1982, considéré comme un groupe culte par les amateurs de rock expérimental. Deux de ses fondateurs sont présents dans ce qui n’est pas une refondation du groupe initial, et qui s’appelle avec une belle ironie This is not This Heat. C’est eux qui ont clôturé le festival : hymne, énergie, hommage, fureur punk, grande musicalité, un feu d’artifice. Deux des créateurs du groupe initial sont dans This is not… : le multi-instrumentiste et chanteur (spectaculairement barbu) Charles Bullen, et l’incroyable batteur et chanteur Charles Hayward, à l’énergie cosmique et au sourire flamboyant. Il porte This is not This Heat avec une infinie vigueur chaleureuse.

On a aussi adoré l’entendre, la veille, en duo de batteries avec Tony Buck, un dialogue complice, fin, jouissif, énergique et respectueux entre les deux musiciens. Les regards qu’ils s’échangeaient et la lumière de leurs visages en disaient long sur leur euphorie musicale partagée (ce partage ne s’est pas toujours entendu dans certains des concerts que nous préférons passer sous silence).

Suryadi

POUR DECOUVRIR DES INCONNUS

Un dernier mot, puisqu’il faut choisir et conclure, sur l’étonnant duo indonésien Senyawa. Wukir Suryadi joue d’une collection d’instruments à cordes parfaitement inconnus ici, amplifiés comme de terribles guitares électriques, et à l’esthétique ouvertement phallique. Il utilise parfois un archet échevelé, aux crins en bataille. Nous sommes en pleine sauvagerie. Et c’est sans parler du chanteur, Rully Shabara, au look de bandit sibérien (je ne m’y connais pas du tout en matière de bandits indonésiens), torse nu sous sa veste, tatouage en évidence, grosses scarifications, bagouses de mafiosi, qui vous hurle ses chansons avec une fureur surjouée, usant de deux micros dont l’un trafique sa voix dans des infrabasses aux sonorités mongoles. Il termine le set survolté avec un grand sourire et un bisou sur le micro. C’était du théâtre. Et de l’excellente musique.

Anne Kiesel © Le son du grisli

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Gaël Mevel : Images et personnages (Leo, 2010)

grislietpersonnages

Le dernier album du pianiste Gaël Mevel, en quintet et pour le label Leo Records, se compose de deux longues suites d’une vingtaine de minutes chacune. Jamais, la musique jouée par Mevel et ses compagnons (Jean-Jacques Avenel à la contrebasse, Didier Petit au violoncelle, Jacques Di Donato à la clarinette et Thierry Waziniak aux percussions) ne se départira des climats sereins, méditatifs et concentrés développés dès les premières minutes.

D’abord, c’est au bandonéon que Gaël Mevel dépose délicatement un lambeau de mélodie, quelques notés tirées d’un ailleurs imaginé entre la comptine enfantine et une rengaine folklorique sans âge. Alors, les instruments, chacun à leur rythme (cette musique est la conjonction de respirations qui se cherchent et se rejoignent !), apprivoiseront ce bout de mélodie, le feront leur en lui dessinant de nouveaux contours qui s’entrelaceront tout au long de la première plage. Ce motif mélodique sera réintroduit dans la discussion régulièrement, tel un témoin de ce passage de relais musical, par Gaël Mevel, discret chef d’orchestre qui propose et recentre les débats plutôt qu’il les dirige. Il semble sans cesse rappeler ses compagnons à lui pour mieux leur souffler de s’enfuir à nouveau.

Sur ce disque, la musique est faite de flux et reflux, d’échappées belles et de retours en terra cognita, de boucles et de courbes. Les notes distillées avec économie, la riche interaction entre les timbres et les instruments, lui confèrent chaleur et étrangeté. Les musiciens, tous complices de longue date de Gaël Mevel, balaient de la main toute virtuosité et tout bavardage inutiles. Leur démarche pourrait être celle de la « route ouverte » décrite par D.H. Lawrence lorsqu’il décrivait la poésie de Walt Whitman : « La grande maison de l’âme est la route ouverte. (…) Pas par la méditation. Pas par le jeûne. Pas en explorant paradis après paradis, intérieurement, comme les grands mystiques. Pas par l’exaltation. Pas par l’extase. Par aucun de ces moyens l’âme ne se réalise. Seulement en prenant la route ouverte. »

Le langage commun, l’esperanto du quintet, c’est le silence. Gaël Mevel nous le confirme dans les notes de pochette : « Je remercie ces musiciens d’exception, inventifs et généreux qui partagent avec moi cet espace d’écoute si particulière où, en silence, tout est possible. » A notre tour de les remercier.

Gaël Mevel Quintet : Images et personnages (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01-02/ Images et personnages
Pierre Lemarchand © Le son du grisli



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