Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Steve Lacy Quintet : Last Tour (Emanem, 2015)

steve lacy last tour

Ce concert jusque-là inédit se fait remarquer parmi les enregistrements plus anciens de Steve Lacy publiés récemment – par hatOLOGY (Shots) et Emanem (Avignon and After Volume 2 et Cycles). C’est qu’il consigne une des dernières prestations d’un quintette qui datait de 2001 (enregistrement à Paris de The Beat Suite) et réunissait le sopraniste, Irène Aebi, George Lewis, Jean-Jacques Avenel et John Betsch.

A la voix d’Aebi, Lacy ajoute ici la sienne : abîmée, mais néanmoins largement mise à contribution, ainsi récite-t-il William Burroughs, Robert Creeley, Bob Kaufman ou Ann Waldman et Andrew Schelling quand il ne prévient pas avec une certaine ironie l’audience présente à Boston ce 12 mars 2004 : « This is a real jazz tune ». Les textes des poètes, une fois repris par Aebi (qui ne s’embarrasse malheureusement que rarement de nuances, sur As Usual ou Train Going By), donneront leur titre à ces exercices de swing appliqué à quelques ritournelles.

Comme souvent celles de Lacy, les inventions de Lewis étonnent : expression rentrée en trombone sur Naked Lunch ou implacable solo sur l’un des classiques du sopraniste, Blinks. La musique qui se joue là est celle d’une formation qui navigue à vue sur des thèmes qui, sous leurs airs de légèreté, dissimulent une intensité étonnante. C’est l’effet de l’élégance qui n’aura jamais quitté Steve Lacy.

last tour

Steve Lacy : Last Tour (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 12 mars 2004. Edition : 2015.
CD : 01/ The Bath 02/ Morning Joy 03/ As Usual 04/ Naked Lunch 05/ Baghdad 06/ Train Going By 07/ Blinks 08/ In the Pocket
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Steve Lacy : Avignon and After (Emanem, 2012) / Steve Lacy : Estilhaços (Clean Feed, 2012)

steve lacy avignon and after

Dans les notes de présentation de The Gap (disque enregistré le 6 décembre 1972 que publia ensuite America), Steve Lacy explique la manière dont il emmena sa formation sur le titre The Thing : « Les seules indications données sont sorties, entrées, et certaines indications qui concernent surtout des quantités, telles que peu de choses, beaucoup de choses, choses déconnectées, une seule chose, rien, tout. »

Seul sur Avignon & After – enregistrement de concerts donnés au théâtre du Chêne Noir les 7 et 8 août 1972 qu’Emanem publia jadis (Solo Théâtre du Chêne Noir sur LP & Weal & Woe sur CD) et augmente aujourd’hui en le rééditant de pièces inédites enregistrées deux ans plus tard à Berlin (Clangs, plages 13 à 17) –, Lacy suit la même logique, répond aux mêmes attentes, qui sont après tout les siennes. De ces choses attendues, le soprano fit ainsi le prétexte de constructions hétéroclites : cantate enivrante ou réduction de prélude, antienne contorsionniste ou précis de recherche vive et parfois même ardue (la note peut être poussée avant d’être retournée, la mélodie patiemment défaite à coups de bec saillant).

Les « Berlinoises » sont au nombre de cinq, rangées sous appellation Clangs. Ce sont-là des miniatures qui poursuivent les recherches entamées par Lacy sur le matériau et le son, intenses concentrés développés en aires de jeux, dont la découverte obligea à la publication que ce chevillage au solo avignonnais a rendu judicieuse.

Steve Lacy : Avignon & After, Volume 1 (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 7 et 8 août 1972 & 14 avril 1974. Edition : 2012.
CD : 01/ The Breath 02/ Stations 03/ Cloudy 04/ Original New Duck 05/ Joséphine 06/ Weal 07/ Name 08/ The Wool 09/ Bound 10/ The Rush 11/ Holding 12/ The Dumps 13/ Clangs : The Owl 14/ Clang : Torments 15/ Clangs : Tracks 16/ Clangs : Dome 17/ Clangs : The New Moon
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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C’est naturellement à Clean Feed que revient le « droit » de rééditer ce Live in Lisbon donné il y a quarante ans (28 février 1972) par le Steve Lacy Quintet et publié à l’origine par Sassetti. On y retrouve Stations, cette fois interprété par le saxophoniste aux côtés d’Irène Aebi, Steve Potts, Kent Carter et Noel McGhie. S'il arrive aux micros de défaillir, l’enregistrement n’en reste pas moins d’importance : les passes de saxophones livrées sur les chansons portugaises que capte le poste de radio d’Aebi, le motif de No Baby passant de main en main ou le double archet qui maintient The High Way dans une atmosphère étrange, n’y étant pas pour rien.

Steve Lacy : Estilhaços (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 28 février 1972. Réédition : 2012.
CD : 01/ Presentation 02/ Stations 03/ Chips / Moon / Dreams 04/ No Baby 05/ The High Way
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Steve Lacy, Enrico Rava, Johnny Dyani, Louis Moholo : La vérité sur le retour d'Argentine commence à émerger !

lacy ledure

Le livre écrit par plusieurs auteurs (70% anglais, 25% français, 5% italiens) sous la direction de Guillaume Tarche, Steve Lacy (unfinished), revient sur différentes facettes de la carrière du saxophoniste soprano américain (1934-2004). Et, l’épisode argentin de Steven Norman Lackritz (son véritable nom) recelait plusieurs zones d’ombre : le 8 octobre 1966, Steve Lacy (ss), Enrico Rava (tp), Johnny Dyani (db) et Louis T. Moholo (dm) avaient enregistré en public The Forest And The Zoo à l’Instituto Torcuato Di Tella de Buenos Aires. Sa sortie intervint l’année suivante sur le label américain ESP. Et sa couverture consiste en un tableau inversé de Bob Thompson, La Caprice, peint en 1963.[1] Son verso présente une photographie n&b de Steve Lacy, Bob Thompson et Johnny Dyani prise à Rome courant mai 1966, quelques jours avant la mort du peintre, le 31 mai 1966.

 

le siècle du jazz

Le Siècle du JAZZ – Art, cinéma, musique et photographies de Picasso à Basquiat, Musée du Quai Branly, 2009

Verso de Steve Lacy The Forest And The Zoo (LP ESP 1060 1966-1967)

MBIZO – A Book about Johnny Dyani, The Booktrader, Copenhagen, 2003

 

Revenons en 1965 lors du voyage de Steve Lacy à Amsterdam où ce dernier fit la rencontre de Louis Tebugo Moholo : [2]

I was looking for a new rhythm section. I liked Louis very much. I wanted Louis as a drummer. Before I even heard him, just talking to him, I knew that he was the drummer I needed. I asked him if he knew a bass player, and he said «Yes, Johnny Dyani! He is working with me in London.» [3]

Le moins que l’on puisse dire est la fameuse tirade de Louis Jouvet dans Drôle de drame : bizarre, bizarre… vous avez dit bizarre ?… comme c’est bizarre…  En effet, le doute est permis quand Steve Lacy déclare avoir embauché Louis Moholo sans l’avoir entendu jouer. Peu après cet entretien amstellodamois, il assista à un concert des Blue Notes au Ronnie Scott’s de Londres qui lui permit de faire la connaissance de Johnny Dyani : [4]

Well, it took me a while to know him [Johnny Dyani] as a person, because he was very elusive. Also, I was very naive in a lot of ways. But as a musician he was wonderful. He had a very good dance, like a swing, you know, a very interesting melodic concept, he made the bass dance. And he and Louis were fantastic.[5]

Rien ne permet de préciser les points précis auxquels Steve Lacy pensait quand il avait prononcé ce  « but ». Certes, il a bien précisé les qualités musicales du contrebassiste sud-africain, mais sur ses autres qualités ? Ses qualités humaines, par exemple, comme le rapport de Johnny Dyani avec son leader ou les autres sidemen, avec le public de ses concerts, avec d’autres musiciens rencontrés sur place, avec les hommes et les femmes côtoyés à Buenos Aires. Mais, Steve Lacy a bien prononcé ce « but »…

Et, de fait, Maxine McGregor s’étonnait de leurs longues absences londoniennes et, en mars 1966, elle est toute surprise de les découvrir en Italie :

[Johnny Dyani and Louis Moholo] They took to making long absences without explanations several times a week. We found out the reason of this when they suddenly disppeared totally one day, and we heard they had gone to Italy to play with Steve and Enrico Rava where they played in San Remo Festival in March 1966 and subsequently, to South America. (Some later we received an SOS: they had been left stranded there, and it was Dennis [6] who had to pay their fares back to London!) Johnny’s comment on this venture was: «I thought this thing was interesting but in this end I found myself wondering. I realized I’d heard it all in South Africa and played it, too. There was nothing new in what Lacy was doing.» [7]

 

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Maxine McGregor Chris McGregor and the Brotherhood of Breath,

My Life with a South African Jazz Pioneer Bamberger 1995 (USA) – Rhodes University 2013 (South Africa)

 

Ainsi Steve Lacy et Enrico Rava  étaient donc discrètement repartis en Italie en compagnie des deux Sud-Africains qui remplaçaient Kent Carter et Aldo Romano, respectivement reparti momentanément aux USA et devenu membre d’un autre groupe, celui de Don Cherry.[8]

A la veille de leur départ pour Buenos Aires, Steve Lacy était le plus âgé : il allait avoir 32 ans le 23 juillet et Enrico Rava, 27 ans le 30 août. Louis Moholo avait 26 ans depuis le 10 mars et Johnny Dyani, 19 ans.[9] En effet, le précieux témoignage de Guillermo Gregorio dans le livre écrit sous la direction de Guillaume Tarche établit l’arrivée du quartet en Argentine au début juillet 1966.[10] L’écart d’âge entre le leader et ses sidemen (au moins, 5 ans et au plus, 13 ans) permet donc de relativiser quelque peu la « naïveté » qu’avance le saxophoniste dans son entretien avec le Booktrader. Et, ce d’autant plus qu’Irène Aebi n’était pas sa première compagne : lire p.35-49, We See/We Three, le texte écrit en anglais par James Lindbloom du livre de Guillaume Tarche. Son auteur décrit le trio amoureux de Steve Lacy que formait sa première femme avec une autre femme.

Ce qui est gênant dans le témoignage d’Irène Aebi, c’est l’apparente simultanéité du retour d’Argentine sous des cieux plus cléments : Steve Lacy et elle-même vers New-York, Enrico Rava vers Rome et les deux Sud-Africains, Johnny Dyani et Louis Moholo vers Londres. Steve Lacy affirme que ce voyage argentin aura duré environ huit ou neuf mois, selon les entretiens qu’il a donnés.[11] Ce qui nous conduit à un retour courant mars ou avril 1967 ! Or, le 15 juin 1967, soit deux ou trois mois plus tard, Johnny Dyani et Louis Moholo forment la section rythmique du saxophoniste ténor Bernardo Baraj et du pianiste Fernando Gelbard, tout deux de nationalité argentine. Ce document [12] résolument bop a été posté très récemment, le 15 juin 2021. Et, vous constaterez qu’il s’agit d’un enregistrement dans le même lieu que The Forest and the Zoo : l’Instituto Torcuato Di Tella de Buenos Aires.

 

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Couverture de la cassette du quartet Baraj - Gelbard - Dyani - Moholo, Buenos Aires, 1967

 

Reprenons p16 de l’entretien d’Irene Aebi avec Martin Davidson pour le livre de Guillaume Tarche :

They had started Free Jazz but also played Monk tunes. I just played the groupie. All five of us went to Argentina with a one way ticket, which was a terrible idea. Graziella Rava had organised some concerts in Buenos Aires. When we arrived, everything got cancelled. There had been a putsch by a fascist general named Ongania. He closed all the clubs and theatres, and all things, Free Jazz was forbidden, so the scene was underground. We had a terrible time surviving – thankfully there were a few intellectuals helping us, and the group could play in private gatherings.  A record was made possible – The Forest and The Zoo.[13]

Cet extrait d’entretien révèle la raison du choix de l’Argentine, destination a priori peu commune pour des musiciens de jazz, tous non argentins : Graziella Rava, la femme d’Enrico, était argentine. C’est donc elle qui connaissait le mieux ce pays pour l’organisation de concerts. Par contre, la vision du jazz en Argentine, surtout celle juste après le coup d’Etat juste avant l’arrivée des musiciens, exprimée par le couple Irène AebiSteve Lacy (peu ou prou, le jazz n’existait pas avant leur arrivée) est contredite par celle de Guillermo Gregorio plus loin dans le même livre. Il en fait même le sujet principal de son papier : cet Argentin a assisté à quelques concerts du quartet de l’année 1966 qui eurent lieu peu après son arrivée, mais sans partager en plus la mention par Irene Aebi de titres écrits par Monk. Le 11 juillet 1966 fut la date de leur premier concert gratuit au Centro de Artes y Ciencias (Center for Arts and Sciences).

Et ajoutons qu’un programme qu’il possède met en évidence des prestations quotidiennes jusqu’au 31 juillet.[14] Guillermo Gregorio affirme, preuves à l’appui, que la naissance du jazz en Argentine remonte à 1920, que son style dominant entre les deux guerres était plutôt New Orleans et qu’ensuite, il avait évolué vers le be-bop, voire même vers des formes plus modernes de jazz. En résumé, le jazz en Argentine a connu les évolutions similaires à celles d’autres pays, USA et Europe compris.

 

  Screenshot 2022-01-07 at 21-55-20 Courrier - Guillaume Belhomme - Outlook

Programme du Centro de Artes y Ciencias : pages 2, 3, 4. Juillet 1966

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Encadrés rouges : REVOLUCION EN JAZZ, Steve Lacy Quartet : personal, FREE JAZZ, RADIOFONIA

(slogan, présentation du personnel du quartet, concerts, émissions de radio)

 

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 Programme du Centro de Artes y Ciencias : pages 8, 9, 10. Juillet 1966

 

Screenshot 2022-01-07 at 21-58-38 Courrier - Guillaume Belhomme - Outlook

Programme du Centro de Artes y Ciencias : page 11, quatrième de couverture. Juillet 1966

 

Guillermo Gregorio a aussi relevé la participation de Louis Moholo accompagné de deux guitaristes argentins, Miguel Angel Telecha et Pedro Lopez de Tejada, à un happening, El Helicoptero, organisé par Oscar Masotta huit jours après l’enregistrement de The Forest And The Zoo. Au final, ce happening partageait les participants (environ 80 personnes) sur deux lieux : une gare, Estacion Anchorena et un théâtre, El Theatron. Il s’agissait de deux déambulations des participants dans deux séries de trois « hélicoptères » (en fait, des navettes) !

 

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Programme du happening EL HELICOPTERO, 16 octobre 1966, Archivos Di Tella, Universidad Torcuato Di Tella [15]

 

La meilleure preuve de ce qu’avance son auteur est l’écoute de la cassette enregistrée le 15 juin 1967. Et l’Instituto Torcuato Di Tella ne devait pas être un lieu de concert si underground que cela. Certes, la vie des quatre musiciens n’a pas dû être facile en Argentine, loin de là même. Certes, les concerts organisés depuis l’Italie avaient été tous annulés. Mais, la description de Buenos Aires, même juste après le coup d’Etat opéré par des militaires qui allaient conserver le pouvoir jusqu’en 1973, paraît quelque peu excessive (rues désertes uniquement peuplées de chars en quantité et annulation de tous les concerts de jazz prévus, selon Steve Lacy). Du moins, elle paraît excessive à Guillermo Gregorio !

Grâce à Pierre Crépon[16], nous savons qu’Enrico Rava habitait un appartement prêté par la famille de Graziella. Et que le saxophoniste Sergio Paolucci a déclaré que les deux Sud-Africains logeaient quelque temps chez ses parents et que ce séjour de Johnny Dyani et de Louis Moholo lui avait permis d’approfondir le free jazz. Et, nous connaissons également la raison pour laquelle cet enregistrement s’intitule The Forest And The Zoo : à l’époque, le quartier de Palermo de la capitale argentine abritait un zoo juste à côté d’une forêt. De plus, l’article (Steve Lacy, 1966: desventuras na Argentina, malheurs en Argentine) du journaliste argentin, Fabricio Vieira, affirme qu’Enrico Rava avait bénéficié de l’aide financière de l’ambassade d’Italie, avant que Steve Lacy et lui-même ne rejoignent New York, contrairement à ce qu’affirmait Irène Aebi plus haut. Mais, la question accessoire du retour d’Enrico Rava (Rome ou New York) fut tranchée par l’intéressé lui-même au cours de son entretien avec Ian Patterson pour le site All About Jazz : ce fut New York !

Dans le même entretien, Enrico Rava souligne un des problèmes financiers rencontré par le quartet à Buenos Aires : malgré le nombre finalement élevé de concerts, ceux-ci étaient toujours payés en monnaie locale, le peso argentin. Or, les billets d’avion s’achetaient en dollars américains…

Un autre témoin de ces prestations à Buenos Aires s’appelait Astor Piazzolla (1921-1992), l’accordéoniste argentin. Il avait vu le quartet en août 1966 :

[He] left the concert «disoriented.» He went home and listened to Monteverdi and Vivaldi. «I needed to go back to something pure and crystalline.» [17]

Menant une courte enquête qui commençait par un bref entretien avec Enrico Rava à l’occasion d’un concert donné au Sunset-Sunside (Paris) à la fin des années 2000 ou bien au début des années 2010, le trompettiste italien n’avait apporté aucune réponse satisfaisante sur les raisons qui avaient poussé Steve Lacy et lui-même à laisser les deux Sud-Africains seuls en Argentine. Il faut croire que l’Italien avait mal perçu cette question, certes peut-être, posée de manière trop brutale ; et Enrico Rava de se montrer extrêmement gêné !

Autre témoin : Louis Moholo-Moholo ! En dépit d’une proximité plus grande avec le batteur de Cape Town qu’avec le souffleur italien, le premier nommé a toujours tenu sur le sujet un discours raisonnable du type « J’ai pardonné à Steve Lacy… Moi, je regarde vers le futur, pas vers le passé ! » Il est vrai qu’en principe, vous pouvez rarement entendre des musiciens de jazz en critiquer d’autres, surtout s’ils sont décédés (ce qui était le cas de Steve Lacy). En tout cas, le discours de dénigrement n’est en général pas pratiqué par Louis Moholo-Moholo. Mais, qu’avait donc Steve Lacy à se faire pardonner ?

Aussi, cette recherche aboutit récemment par la découverte récente d’un élément on ne peut plus troublant : le 30 novembre 2016 (date anniversaire du décès de Johnny Dyani, c’est le Mbizo Day en Afrique du Sud), Louis Moholo-Moholo participait avec Pallo Zweledinga Jordan (ancien membre de l’ANC exilé à Londres, donc très proche de tous les Blue Notes et ancien ministre des Postes et Télécommunications sous la présidence de Nelson Mandela puis des Arts et de la Culture sous Thabo Mbeki) à une PAN AFRICAN SPACE STATION à Cape Town.[18] Le batteur sud-africain était longuement revenu sur l’épisode argentin avec quelques digressions : en particulier,

  • la validité de son passeport se terminait alors qu’il était en Argentine. Il est savoureux d’écouter le moment où Louis Moholo-Moholo décrit la tête que lui fit le préposé sud-africain pour lequel voir un compatriote noir en Argentine lui semblait impensable.
  • il répéta deux fois « Steve Lacy ran away with the money » [19] et
  • il raconta un retour de trois semaines en bateau à Southampton en 1967 avec Johnny Dyani !

Aussi, les raisons réelles qui ont poussé les deux souffleurs à s’échapper hors d’Argentine tout en laissant là-bas les deux Sud-Africains commencent à apparaitre…

Ce qui est sûr, c’est le nombre d’enregistrements de Steve Lacy avec l’un ou l’autre des deux Sud-Africains, ou bien les deux ensemble, après l’épopée argentine : malgré le nombre extrêmement conséquent de LP ou CD de l’Américain, il fut nul.

  • A ma connaissance, il n’y en eut plus d’autres entre Steve Lacy et Louis Moholo. Si Louis Moholo rejoua avec Steve Lacy, Norris Jones (alias Sirone) et Irene Aebi, mais, cette prestation n’a pas donné lieu à un enregistrement.[20] C’était le 28 octobre 1969, dernier des cinq jours du fameux festival Actuel qui se tint à Amougies (Belgique).

 

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FOR EXAMPLE – WORKSHOP FREIE MUSIK 1969-1978 – FREE MUSIK PRODUCTION – AKADEMIE DER KÜNSTE

RECORDS – PHOTOGRAPHS – DOCUMENTS – STATEMENTS – ANALYSES

FOR EXAMPLE – WORKSHOP FREIE MUSIK 1969-1978 – NR1 SOLOISTS

 

  • Steve Lacy eut l’occasion de jouer à nouveau avec Johnny Dyani : les trois vinyles du coffret FOR EXAMPLE enregistrés dans différents lieux de l’Allemagne de l’Ouest pendant la période 1969-1978 en témoignent. Les deux musiciens firent chacun un solo présent sur le premier LP (FOR EXAMPLE – WORKSHOP FREIE MUSIK 1969-1978 – NR1 SOLOISTS) : premier morceau de la première face pour Steve Lacy et dernière plage de la seconde face pour Johnny Dyani. Mais, ces deux prestations en solitaire ne se déroulaient pas la même année : respectivement, en 1974 et en 1977.
  • En 1977, les deux hommes étaient pourtant présents à l’Akademie der Künste de Berlin, mais ils ne jouèrent pas ensemble : Steve Lacy joua avec son quintet [21] et Johnny Dyani deux fois, en solo (partiellement enregistré) et en quartet à cordes (non enregistré) avec Tristan Honsinger (cello),  Barry Guy (db) et Maarten van Regteren Altena (db). L’occasion fut manquée, comme quelques autres…
  • En résumé, il n’y eut plus d’autres enregistrements de Steve Lacy avec Johnny Dyani et/ou Louis Moholo-Moholo après celui réalisé en Argentine.

 

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FOR EXAMPLE - Workshop Freie Musik 1969 – 1978 : dos du LP NR1 SOLOISTS – Steve Lacy solo et Johnny Dyani solo encadrés en rouge

Affiche du Workshop Freie Musik, Akademie der Künste, Berlin, 7-11 avril 1977 – Steve LacyQuintett et Johnny Dyani encadrés en rouge

 

Ecoutons la fin de l’entretien de Steve Lacy avec le Booktrader : [22]

Irene and I went New York, Enrico went back to Rome, and I guess Johnny and Louis went back to London… [I’ve seen again Johnny Dyani] maybe a couple of times, but not very often. I was in America and I didn’t get over to London. I saw him at a festival or two. I guess I saw him in Paris. And then we did some jazzworks in Germany.[23]

Et si Steve Lacy rendit hommage à la mort de Johnny Dyani, il attendit tout de même 10 ans pour le faire : le CD ‘’bye-ya’’ qu’il enregistra avec Jean-Jacques Avenel et John Betsch date de 1996. D’ailleurs, il est possible de se demander les raisons pour lesquelles cet hommage figure sur ce CD dont le nom évoque plutôt l’insouciance brésilienne, en Français tout au moins : bye-ya = Bahia. Mais, passons… Il est sur le titre Regret (Steve Lacy aurait-il éprouvé un tel sentiment ?) chanté par Irene Aebi, l’un des deux seuls où intervient cette vocaliste sur les mots de Paul Potts : [24]

 

My dreams

Watching me said

One to the other

This life has let us down

 

R-789600-1607525332-1821

Steve Lacy trio ‘’bye-ya’’ (CD Free Lance FR-CD 025 1996)

 

Les deux couplets chantés par Irene Aebi se situent au début et à la fin de Regret. Ils sont entrecoupés d’un solo de Jean-Jacques Avenel, seul réel hommage à Johnny Dyani car le contrebassiste français était un des véritables amis de Mbizo.

La conclusion tiendra donc en une simple question : Paul Potts ou Pol Pot ?

Olivier Ledure, 9 novembre 2021.

Remerciements appuyés pour Pierre Crépon, Guillermo Gregorio, Maxine McGregor, Guillaume Tarche et Thierry Trombert.



[1] En 2009. l’exposition Le Siècle du JAZZ – Art, cinéma, musique et photographies de Picasso à Basquiat du musée du Quai Branly présentait le tableau de Bob Thompson, La Caprice dans le bon sens : voir p.334 du catalogue et p.336 photographies le recto et le verso de l’enregistrement.

[2] Lire l’entretien en anglais de Steve Lacy avec l’auteur de MBIZO – A Book about Johnny Dyani, Copenhagen, 2003 entre les pages 88 et 90.

[3] Traduction libre : Je recherchais une nouvelle section rythmique. J’aimais Louis énormément. Je voulais Louis comme batteur. Avant même que je ne l’entende, juste en parlant avec lui, je savais qu’il était le batteur qu’il me fallait. Je lui ai demandé s’il connaissait un joueur de contrebasse et il me répondit « Bien sûr : Johnny Dyani ! Il travaille avec moi à Londres ».

[4] In MBIZO – A Book about Johnny Dyani, Copenhagen, 2003, p88.

[5] Traduction libre : Cela m’a pris du temps pour le connaître parce qu’il était très évasif. A cette époque, j’étais également très naïf sur de nombreux points. Mais il était merveilleux en tant que musicien. Il présentait un excellent swing, tu sais, un très intéressant concept mélodique : il faisait danser sa contrebasse. Et, Louis et lui-même étaient fantastiques.

[6] Dennis Duerden (1927-2006) dirigeait le Transcription Centre (1962-1977)de Londres dont l’activité principale était la production et l’enregistrement de programmes radio pour et au sujet de l’Afrique. Maxine McGregor y a travaillé plusieurs années, avant même que les Blue Notes n’arrivent à Londres ainsi qu’après.

[7] Traduction libre :Ils prirent l’habitude de longues absences sans donner d’explications, et plusieurs fois par semaine. Nous en avons trouvé la raison quand, un jour, ils disparurent totalement : ils étaient partis en Italie avec Steve et Enrico Rava où ils jouèrent au festival de San Remo en mars 1966 puis ensuite en Amérique du Sud. (Plus tard, nous avons reçu un SOS : ils avaient été laissés sur place, affamés et c’est Dennis qui dût payer leurs billets de retour pour Londres !) Le commentaire de Johnny sur cette malheureuse entreprise fut le suivant : « je pensais que cela allait être intéressant mais, à la fin, je fus déçu. J’ai réalisé que j’avais entendu tout cela en Afrique du Sud et que je l’avais même joué. Il n’y avait rien de nouveau dans ce que Lacy jouait. » In p97, Maxine McGregor Chris McGregor, Bamberger, 1995

[9] Un des nombreux intérêts du livre MBIZO – A Book about Johnny Dyani est la recherche de sa véritable date de naissance (in p8). La consultation des registres officiels du Home Office de King William’s Town (son lieu de naissance) par Stephanie Victor, mandatée par The Booktrader, lui permet d’affirmer que le 4 juin 1947 est sa plus probable date de naissance.

[10] In p54 Guillaume Tarche Steve Lacy (Unfinished), Lenka Lente, Nantes, 2021.

[11] Différents entretiens de Steve Lacy cités par Guillermo Gregorio. Par contre, je suis nettement plus circonspect sur la déclaration de Bernard Stollman, le sulfureux producteur d’ESP, qui déclarait : In 1966, Steve Lacy visited the new ESP-DISK office at 156 5th Avenue with a master tape of his concert in Buenos Aires with his quartet, Louis Moholo, Enrico Rava and Johnny Dyani. He offered to sell the master for what I thought was an exorbitant price. I bought it (traduction libre : en 1966, Steve Lacy visitait les nouveaux bureaux d’ESP-DISK au 156 cinquième avenue avec les bandes de son concert de Buenos Aires avec son quartet, Louis Moholo, Enrico Rava et Johnny Dyani. Il m’offrit de les vendre à un prix que je pensais exorbitant. Je lui ai acheté). Cette affirmation est située en exergue de la réédition CD de The Forest And The Zooen 2008 et fut reprise à peu près sous la même forme dans le livre de Jason Weiss ALWAYS IN TROUBLE – An Oral History of ESP-DISK’, The Most Outrageous Record Label In America paru en 2012 aux éditions Wesleyan University Press. En général, ce label ne payait tout simplement pas les musiciens, Bernard Stollman arguant de son prestige bien réel : il avait enregistré Albert Ayler, Marion Brown, Sunny Murray, Alan Silva et bien d’autres free jazzmen ! En tout cas, les propos de l’avocat liés à la date de cette rencontre new-yorkaise sont contredits par Steve Lacy et Enrico Rava, eux-mêmes.

[12] Je veux remercier ici Guillaume Tarche pour me l’avoir indiquer.

[13] Traduction libre : ils commencèrent par jouer du Free Jazz mais aussi des morceaux de Monk. J’étais juste une groupie. Tous les cinq, nous étions venus en Argentine avec un seul ticket aller, ce qui allait s’avérer être une erreur terrible. Graziella Rava avait organisé quelques concerts à Buenos Aires. Quand nous sommes arrivés, tout fut annulé. Il y avait eu un putsch par le général fasciste Ongania. Il a fermé tous les clubs, tous les théâtres et ainsi de suite : le Free Jazz était interdit, donc la scène était underground. Nous avons vécu une période terrible de survie, un grand merci pour les quelques intellectuels qui nous aidèrent et le groupe put jouer pour des fêtes privées. Un enregistrement fut possible : The Forest and The Zoo. In p16 Guillaume Tarche Steve Lacy (Unfinished), Lenka Lente, Nantes, 2021

[14] In p56 Guillaume Tarche Steve Lacy (Unfinished), Lenka Lente, Nantes, 2021.

[15] In Looking at the Sky in Buenos Aires d’Olivier Debroise, Getty Research Journal. 2009. No.1. pp.127-136 : http://www.jstor.com/stable/23005370. Article indiqué par Guillermo Gregorio et payant (environ 15 €)

[17] Traduction libre : [Il] quitta le concert « désorienté ». Il retourna chez lui pour écouter du Monteverdi et du Vivaldi. « J’avais besoin de revenir vers quelque chose de pur et de cristallin. » In p151 Maria Susana Azzi & Simon Collier Le Grand Tango: the life and music of Astor Piazziolla, Oxford University Press, 2000.

[18] Les PAN AFRICAN SPACE STATION sont organisées par CHIMURENGA, la revue panafricaine. Ses bureaux sont localisés à Woodstock, Cape Town. Veuillez s’il vous plaît écouter https://www.mixcloud.com/chimurenga/mbizo-day-louis-moholo-pallo-jordan-30-nov-2016-pan-african-space-cape-town/ (durée : 1:24:14). Plus  particulièrement entre la 40ième et la 53ième minute lorsque Louis Moholo-Moholo raconte l’épisode argentin.

[19] Traduction libre : Steve Lacy s’enfuit avec l’argent. Cette phrase fut répétée deux fois par Louis Moholo-Moholo vers la 50ième minute.

[21]  Ce quintet se composait de Steve Potts (as), Irene Aebi (cello, voc), Kent Carter (db) et Oliver Johnson (dm).

[22] In MBIZO – A Book about Johnny Dyani, Copenhagen, 2003, p89-90

[23] Traduction libre : Irene et moi sommes allés à New York, Enrico est retourné à Rome et je pense que Johnny et Louis sont retournés à Londres… [J’ai revu Johnny Dyani] peut-être quelques fois, mais pas très souvent. J’étais en Amérique et je ne suis pas allé à Londres. Je l’ai vu à un ou deux festivals. Je pense l’avoir vu à Paris. Et puis, nous avons fait des ateliers de jazz en Allemagne.

[24] A priori, aucun rapport avec Steve Potts, saxophoniste alto noir-américain qui joua longtemps pour Steve Lacy : Paul Potts (1911-1990) était un écrivain anglais.

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Steve Lacy : The Sun (Emanem, 2012)

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Sous le nom de The Sun, Emanem réédite des disques Roaratorio (LP01) et Quark (LP 9998) puis Emanem (CD 4004) augmentés d’inédits datant de 1967 et 1968. Ce faisant, le label élabore un recueil d’importance, qui consigne de charismatiques engagements mis en musique par Steve Lacy sur des « paroles » de Buckminster Fuller, Lao Tseu ou Guillevic. Pour cible de cette salve d’autres shots : la guerre du Vietnam, les massacres faits éléments de civilisation.

Puisqu’il faut nuancer à l’aune des grands textes les définitions simplistes de notions qui en imposent, comme celle, surpassant toutes autres, de « civilisation », reprendre Les transformations de l’homme de Lewis Mumford : « Le comble de l’irrationalité de la civilisation fut d’inventer l’art de la guerre, de le perfectionner et d’en faire une composante structurelle de la vie civilisée (…) La guerre a été l’invention spécifique de la civilisation : son drame fondamental. L’ultime négation de la vie, qui justifiait tragiquement toutes celles qui avaient précédé. » Qui se passionnera pour le sujet pourra aller lire aussi Requiem des innocents, de Louis Calaferte.

Retour au disque. Pour donner d’autres couleurs au monde tel qu’il va, The Sun, première des pièces inédites datées de février 1968, se lève en optimiste sur une exhortation à l’humanité signée Fuller : Irène Aebi en récitante accompagnée de Lacy, Karl Berger (omniprésent au vibraphone), Enrico Rava (trompette) et Aldo Romano (batterie), y défend un théâtre de l’absurde que The Gap changera en morceaux de clameurs retentissants. Enregistrée l’année précédente, Chinese Food (Cantata Polemica) est une protest song qui dirige les mots de Lao Tseu contre la guerre du Vietnam : Lacy, Aebi et Richard Teitelbaum, qui improvise ici pour la première fois aux synthétiseurs, y évoluent en personnages d’un virulent cabaret électroacoustique. Son chant contraste avec deux prises de The Way et deux improvisations enregistrées à Rome quelques mois plus tard par le même trio, inspiré par le même penseur. Cette fois, l’allure est lente : la voie est celle d’un morceau d’atmosphère énigmatique : les longs rubans et galons perturbés d’un Teitelbaum obnubilé par le son du theremin enveloppent les adjurations d’un soprano-ciselet et les conseils lus par Aebi : « The way to do is to be ».

Pour finir, entendre, enregistré à Zurich en 1973, ce Steve Lacy Quintet dans lequel on trouva longtemps, aux côtés de Lacy et Aebi (au violoncelle aussi), Steve Potts (saxophone alto), Kent Carter (contrebasse) et Oliver Johnson (batterie). En quatre temps (inspirés par Anthony Braxton, Buster Bailey, Alban Berg et Lawrence Brown), The Woe rend hommage à Hô Chi Minh au son d’un exercice de poésie et de musique mêlées : un jazz qui clopine lorsqu’il n’est pas anéanti par les combats que les instruments et la mitraille saisissent à même les sons. Une dernière fois, Aebi scande : des mots d’Eugène Guillevic, tirés de Massacres, qui racontent, épaulés par le soprano et sur le tambour de Johnson, ce qu’on gagne à jouer avec les inventions de la civilisation au point de la changer, pour citer Mumford encore, en « long affront à la dignité humaine. »

On a pris ceux-là
Qui se trouvaient là.

On les a mis là
Pour en faire un tas.

On les a mis là
Et maintenant voir

Comme ils font le cri,
Comme ils font la gueule.

Massacres, Eugène Guillevic.

Steve Lacy : The Sun (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1967-1973. Edition : 2012.
CD : 01/ The Sun 02/ The Gap 03/ The Way (introduction) 04/ The Way (Take 5?) 05/ Improvisation (Numero Uno) 06/ The Way (Take 6) 07/ Improvisation (Numero Due) 08/ Chinese Food (Cantata Polemica) 09-12/ The Woe : The Wax (09) The Wage (10) The Wane (11) The Wake (12)
Guillaume Belhomme © le son du grisli


Steve Lacy : Moon (BYG, 1969)

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Ce texte est extrait du premier volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

Ecouter Moon ne donnera qu’un aperçu de la musique de Steve Lacy ; permettra plutôt de se faire une idée de la musique d’une époque, voire même d’un moment. Mais écouter Moon dira assez bien de quelle manière, tout au long de sa vie de musicien, Lacy envisagea le rapprochement de la composition et de l’improvisation : « Ce que je recherche, c’est un certain rapport entre le morceau et le jeu », confia-t-il en 1976 à Alain-René Hardy et Philippe Quinsac (pour feu Jazz Magazine) qui lui proposaient d’investir des formes « délibérément ouvertes, comme dans la musique de Frank Wright par exemple. »

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Lacy, alors : « J’ai beaucoup fait ça autrefois…  jouer sans structure, sans thème… pendant des années. Mais ça devenait toujours fatigant au bout d’un temps… Parce que j’aime les structures. Je suis matérialiste. J’aime les limites, les lignes. Je suis compositeur, j’aime les morceaux, les climats précis. J’aime aussi la folie, dans certaines limites. (…) Ce que je recherche, c’est un certain rapport entre le morceau et le jeu. Quelque chose qui fasse une unité entre les structures et le jeu. Je cherche une musique qui unifie ces choses diverses. Pour moi, la composition et l’improvisation, ça doit être la même chose, ça forme un tout. Par exemple, dans Schooldays, c’était en route vers ça. On jouait des morceaux de Monk et on improvisait dessus, parce qu’on recherchait un rapport entre la manière de jouer et le morceau qui provoquait ce jeu, on cherchait une homogénéité entre le morceau et le jeu. »

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Qu’en dit Moon, disque court enregistré à Rome par le couple Steve Lacy / Irène Aebi aux côtés de Claudio Volonte (clarinette), Italo Toni (trombone), Marcello Melis (contrebasse) et Jacque Thollot (batterie), à l’écoute ? Sans aucun doute que le free jazz supporte l’écrit, et peut même le digérer. Cinq chansons sans paroles – on connaît le goût de Lacy pour la chanson, à textes même –, cinq chansons sans couplets ni refrains, et plus que tout encore cinq chansons en alerte. « Hit » première de toute, en évocation exacerbée du « Parisian Thoroughfare » de Bud Powell ; « Note » fait de vrais et faux départs respectant presque la scansion télégraphique d’Aebi – impérieuse, ici, accorderont même ceux qui, d’habitude, la préfèrent aphone ; « Moon » prise en filet puis cédant à la sérénade de Melis qui réorientera cent fois le groupe sur les rails de « Laugh ».

Sur fin de face B, le soprano évolue sur « The Breath » : seul d’abord, puis porté haut par les coups vifs de Thollot. En oiseau en cage, mais libre en cage. En oiseau de feu aussi, pour évoquer Stravinsky auquel Lacy rendit hommage en 1980 dans un article publié par Le Monde de la Musique. Le saxophoniste y défendait les vertus inspiratrices des « limites » que le compositeur russe (limites d’autant plus inspirantes qu’elles sont nombreuses) et le peintre Braque (limites plus promptes à engendrer de nouvelles formes) avaient louées avant lui.  Trouvant son compte en structures arrêtées, Lacy aurait pu encore citer Bachelard : « Je ne vis pas dans l’infini, parce que dans l’infini on n’est pas chez soi. »



Steve Lacy : Blinks (HatOLOGY, 2011)

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Sur pellicule (avec l’essentiel documentaire de Peter Bull : Steve Lacy – Lift the Bandstand) ou devant les micros d’un studio (par exemple pour ces Songs d’anthologie avec Brion Gysin), les premières années des eighties lacyennes furent particulièrement fertiles… sans parler des concerts dont les disques continuent à témoigner… comme ce grand live à la Rote Fabrik de Zurich, en février 1983 !

Steve Lacy (saxophone soprano), Steve Potts (saxophones alto & soprano), Irène Aebi (voix, violon, violoncelle), Jean-Jacques Avenel (contrebasse) et Oliver Johnson (batterie) y délivrent une musique intense, pleine d’ardeur, qu’on pourrait mettre en rapport chronologique et esthétique avec deux autres concerts édités chez Hat : les incontournables The Way (quintet, 1979) et Morning Joy (quartet, 1986).

Impeccablement soudé (dans les énoncés bien sûr, mais également dans l’art de la composition spontanée), compact, le groupe communique une belle énergie organique : swing & surprise, danse & recherche ! Si la scrupuleuse précision d’écriture des « thèmes à cellules » (Stamps, Blinks, Wickets) trouve son pendant – tout comme le sopraniste trouve le sien chez l’altiste – dans le débridement qui la prolonge, la musique est toujours lisible, même dans l’improvisation collective de Prospectus (ce morceau a longtemps servi d’indicatif, de pièce d’ouverture, offrant également par sa structure harmonique l’occasion à chacun de s’accorder) ou la jungle de Clichés. Au cours même de pièces qui s’étirent, Lacy sait, flottant sur le tempo, faire basculer les ambiances, changer d’optique, choisissant ici la sinueuse invention linéaire, là une dramaturgie de l’attente. Comme y invite Blaise Cendrars, par la voix d’Irène Aebi qui chante son Prospectus, visitez donc cette île !

Visitez notre île / C’est l’île la plus au sud des possessions japonaises / Notre pays est certainement trop peu connu en Europe / Il mérite d’attirer l’attention / La faune et la flore sont très variées et n’ont guère été étudiées jusqu’ici / Enfin vous trouverez partout de pittoresques points de vue / Et dans l’intérieur / Des ruines de temples bouddhiques qui sont dans leur genre de pures merveilles

Quelques mots encore pour une brève digression discographique qu’on voudra bien me pardonner : l’enregistrement présenté par Hat avait déjà été publié à deux reprises par ledit label, sous l’intitulé Steve Lacy Two, Five & Six – Blinks ; d’abord en un splendide double vinyle sous coffret à tranche rouge, en 1984 [comprenant, en sus de pièces du quintet, le duo des Three Points et le sextet au complet sur The Whammies] ; puis sous la forme d’un double disque compact en 1997 [reprenant les deux LP’s et complétant l’enregistrement avec Stamps et Prospectus]. La version qui nous est proposée aujourd’hui écarte les pièces en duo et en sextet pour remplir à ras bord un seul disque concentré sur le quintet – bien que ce choix d’édition dont les raisons restent obscures surprenne, il n’entame pas notre plaisir…

Steve Lacy : Blinks (HatOLOGY / Harmonia Mundi)
Enregistrement : 1983. Réédition : 2011.
CD : 01/ Stamps 02/ Blinks 03/ Prospectus 04/ Wickets 05/ Clichés
Guillaume Tarche © Le son du grisli


Steve Lacy : In Berlin (FMP, 2010)

lacyberlinsliCompte tenu du fait que ce disque est publié dans le cadre de la vaste rétrospective historique d’un éditeur phonographique, on comprendra que ledit label ait complété (ou « chargé ») la réédition du splendide LP solo de 1975, Stabs (dont l’ordre des faces est ici inversé), par la moitié – mais seulement… on le déplorera – d’un autre beau vinyle, Follies (1977)… Sans doute est-il vain d’ergoter car, somme toute, ce document a le mérite de présenter les deux faces essentielles de l’activité lacyenne durant ces très fructueuses « scratching seventies » : le solo (depuis le fameux concert d’Avignon, en 1972) et le quintet – que forment, autour de Steve Lacy (saxophone soprano), Steve Potts (saxophones alto), Irène Aebi (violoncelle), Kent Carter (contrebasse) et Oliver Johnson (batterie).

Impeccablement réfléchi et aussi complexe que la compression d’ouvre-boîtes (angles & réitérations) qui orne la couverture du disque, le programme solitaire que le sopraniste déroule fait alterner plages pensives, broderies de haute altitude et séquences maniaques qui, à bout de permutations géométriques et d’épuisements combinatoires, jusqu’au growl parfois, délivrent un lyrisme unique, refroidi et profondément humain, porté par une extraordinaire sonorité. Grand solo.

Plus débridé, le quintet ne sacrifie pas sa puissance vrombissante (la pochette d’époque, un dessin d’Antoine Nicoglou, présentait un groupe bien allumé – au milieu d’un sacré bestiaire, Lacy, braguette ouverte, faisant se lever les lames du parquet !) à la lourdeur : contrebasse & violoncelle, s’ils fondent le microcosme harmonique d’Esteem, dégagent sur Follies une pneumatique originale (bounce propulsif & bourdons arco) sur laquelle Potts & Lacy peuvent faire jouer leurs ressorts dramatiques respectifs (spirales, dérapages, abeilles, surf)…

Steve Lacy : In Berlin (FMP / Instant Jazz)
Enregistrement : 1975/1977. Réédition : 2010.
CD : STABS (solo) : 01/ Cloudy 02/ Moon 03/ Stabs 04/ No Baby 05/ Deadline 06/ Coastline 07/ The Duck – FOLLIES (quintet) : 08/ Esteem 09/ Follies
Guillaume Tarche © Le son du grisli

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Ce disque est l'un des douze (rééditions ou enregistrements inédits) de la boîte-rétrospective que publie ces jours-ci le label FMP. A l'intérieur, trouver aussi un grand livre de photographies et de textes (études, index de musiciens, catalogue...) qui finit de célébrer quarante années d'activités intenses.   


Steve Lacy : The Gap (America, 1972 / 2004)

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Printemps 1972, Paris. Le Steve Lacy Quintet, formé l’année précédente, avise une « brèche » qui se révélera être une faille dans laquelle s’engouffrer : The Gap (America, 1972). La chute que racontent les notes précipitées de l’alto de Steve Potts en ouverture du morceau-titre ne laisse pas de surprendre : le saxophoniste s’y débat en virtuose, qui rivalisera plus tard avec le chant du soprano.Créée en 1967 – comme The Thing, que l’on entendra plus tard –, la pièce prend forme sous l’effet d’ « indices » (dont la mise-en-scène s’inspire des estampes que Sharaku consacra au théâtre, explique Lacy dans les notes de pochettes du disque) pensés pour obliger deux saxophones à évoluer de différentes manières, qu’il faudra concilier.

Avec aplomb, les deux hommes croisent le fer et de leurs éclats illuminent le décor élevé dans l’ombre par Irène Aebi (violoncelle), Kent Carter (contrebasse) et Noel McGhie (batterie). Après avoir sonné l’alarme – sifflements aigus des saxophones –, Lacy et Potts démontreront la même entente sur l’étrange bourdon des archets : Esteem les voit tisser d’autres entrelacs puis s’accorder sur une même note. L’atmosphère tient là de l’évidence et aussi du mystère, contrastant en cela avec La Motte-Picquet, ode à Paris que le sopraniste chante d’abord : La Motte-Picquet is a very nice stop, the people on by, and the metro on top. Enlevé, l’air offre ses quatre premières notes-syllabes aux souffleurs qui les répètent avant que la troupe n’entame une marche flottante. Alors, c’est l’heure de retourner le disque.

Sur sa seconde face, un seul titre : The Thing. Evocation des peintures de Jean Foutrier, la longue pièce – qui a alors déjà connu plusieurs versions et que Lacy qualifie de sorte de symphonie – est abstraite en conséquence. Répondant à d’autres indices – dans les notes de pochette, encore : sorties, entrées, conditions et puis surtout des quantités comme « très peu de choses, beaucoup de choses, choses isolées, une chose seulement, rien, tout. » –, la pièce est une autre histoire d’archets qui défaillent et découpent un paysage surréaliste que les deux saxophonistes, sur le conseil de la Poussée d’Infini chère à Michaux (Infini toujours en charge, en expansion, en dépassement, infini de gouffre qui incessamment déjoue le projet et l’idée humaine de mettre, par la compréhension, fin, limites et fermeture.), décideront de se disputer. Intense, le conflit aurait pu durer davantage s’il n’avait été empêché par le disque noir, dont la durée d’une face n’admet nul dépassement, et plus encore par un dernier crissement de corde qui, derechef, chassa Lacy et Potts du paysage. Mais déjà, avisaient-ils d’autres brèches.

Steve Lacy : The Gap (America)
Edition : 1972. Réédition : 2004.
CD : 01/ The Gap 02/ Esteem 03/ La Motte-Picquet 04/ The Thing 05/ La Motte-Picquet (Alternate Take)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Steve Lacy: Esteem (Atavistic - 2007)

esteemsliEnregistrement jamais édité jusque-là, Esteem aurait pu trouver sa place dans la série Unheard Music instituée par le label Atavistic, si celui-ci n’avait pas décidé d’en faire la première pierre d’une autre collection : The Leap : Steve Lacy Cassette Archives, qui puisera au gré de ses sorties dans la somme des bandes personnelle de Steve Lacy.

Amateur, donc, l’enregistrement de ce concert donné en février 1975 à La cour des miracles - club parisien que le quintet du saxophoniste fréquentait alors. Pour conséquence, le son du soprano, lointain, qui devait pourtant rivaliser de présence avec la section rythmique de Kenneth Tyler (batterie) et Kent Carter (contrebasse), et, surtout, avec les interventions débridées du saxophoniste Steve Potts (The Crust).

Sur le fond, cette fois, Esteem parle de tout ce qui faisait la musique du quintet de Lacy à cette époque : mélange de déconstruction rattrapée à peine par le violon d’Irène Aebi (Flakes), déploiement polyrythmique sur lequel Lacy avance par à-coups (The Duck, Esteem), ou espaces réservés à un free collégial (The Rush).

Pour attester une dernière fois des possibilités du groupe, The Uh Uh Uh emporte tout : danse lasse ou marche macabre gagnée par la joie, sur laquelle Lacy et Potts combinent des perles altières et dissonantes. Morceau qui, à lui seul, prouve qu’il faut croire au potentiel des bandes anciennes, pour peu qu’elles soient du nombre des souvenirs enfouis d’un musicien surdoué.

Steve Lacy : Esteem (Atavistic / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1975. Edition : 2007.
CD : 01/ The Crust 02/ The Uh Uh Uh 03/ The Rush 04/ Esteem 05/ Flakes 06/ The Duck
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Steve Lacy : Lift the Bandstand (Rhapsody, 2003)

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Près d'un paravent, un Steve Lacy visiblement intimidé par la caméra introduit Evidence de Thelonious Monk. Ainsi débute le film que Peter Bull consacra, dans les années 1980, au saxophoniste. Les couleurs respirent leur époque et cèderont la place à des archives en noir et blanc lorsqu'il s'agira d'illustrer une longue interview de Lacy, dans laquelle il fait un bilan raisonné de son expérience musicale.

Dès le départ, c'est à Monk qu'il rend hommage, et aux précieux conseils qu'il reçut du maître du temps où il jouait à ses côtés. Pourtant tous indispensables, l'un d'entre eux se détache et offre au film à la fois un fil conducteur et un titre choisi : Lift the Bandstand, sorte de quête précieuse de l'envol en musique, de l'instant où les interprètes contrôlent leurs thèmes sans vraiment y penser, ressentent loin des contraintes pour gagner comme jamais en efficacité. Le principe déclaré, Steve Lacy peut maintenant annoncer qu'il croit avoir mené cette quête, sinon à son terme, du moins à un point de chute satisfaisant : deux extraits d'un concert donné en 1985 avec son sextette en offrent un aperçu. Irene Aebi scande Prospectus et Gay Paree Bop sur l'entente d'un groupe formé depuis douze ans. Inutile de dire qu'aux côtés du leader et de sa partenaire, Bobby Few, Jean-Jacques Avenel, Steve Potts et Oliver Johnson n'ont pas à simuler l'entente.

Pour en arriver là, Lacy déclare qu'il n'y a pas de secrets. Simplement une accumulation d'expériences qui font une histoire. Celle qui le mena de ses premiers cours en compagnie de Cecil Scott à sa rencontre avec Cecil Taylor, de ses expérimentations aux côtés de Roswell Rudd à sa découverte des permissions allouées par le refus de la mélodie. Autant de facteurs qui l'ont amené à se connaître, auxquels il ajouta certaines découvertes personnelles (l'emploi du soprano, ou une manière particulière d'utiliser les mots dans le jazz) pour en arriver enfin à se construire et s'imposer. Précis et précieux, retraçant son parcours sans oublier d'être redevables aux maîtres comme aux figures qu'il a croisées (l'émulsion bénéfique qu'a pu lui procurer la concurrence d'un autre soprano de taille, John Coltrane), Steve Lacy trouve au "Lift The Bandstand" de Monk une réponse adéquate, qui est aussi une célébration de l'accord parfait entre musiciens, "when the music really takes place".

Steve Lacy : Lift the Bandstand (Rhapsody Films)
Edition : 2003.
DVD : 01/ Evidence 02/ Prospectus 03/ About Sidney Bechet 04/ About Cecil Taylor 05/ About Gil Evans 06/ About Thelonious Monk 07/ About John Coltrane 08/ Gay Paree Bop
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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