Borbetomagus : The EastcoteStudios Session (Dancing Wayang, 2016)
Il faudra voir A Pollock of Sound, documentaire de Jef Mertens qui revient sur l’œuvre de Borbetomagus à coups d’archives rares et de témoignages enregistrés – si l’on y entend bien les voix de Don Dietrich, Donald Miller et Jim Sauter, les musiciens ne s’expriment jamais face caméra. Images arrêtées et vidéos de concerts (CBG, Generator, Kitchen, plus récemment Cafe Oto et Instants chavirés…) y illustrent le parcours du trio depuis la fin des années 1970 quand quelques admirateurs et / ou collaborateurs (Thurston Moore, Hijokaidan, Chris Corsano, Norbert Möslang…) y redisent toute leur admiration.
Philippe Robert nous rappelait ici qu’avec Thurston Moore, le trio a enregistré en 1989 ce Snuff Jazz qui pourrait décrire un peu sa musique. Pour l’évoquer encore, on extraira du film une confidence (depuis que Brian Doherty a quitté le projet et sans l’aide occasionnelle d’Hugh Davies, Dietrich, Miller et Sauter ont toujours cherché à « sonner électronique ») et une citation (du peintre James Bohary, qui voit la musique de Borbetomagus comme des transcriptions des sons naturels que l’on trouve dans notre environnement et précise : je pourrais identifier certains de ces sons, mais j’aurais du mal à mettre un nom sur la plupart d’entre eux).
Au film qui célèbre la longévité de Borbetomagus fait aujourd’hui écho The Eastcote Studios Session, vinyle étiqueté Dancing Wayang – faut-il rappeler l’excellent travail (sonore autant que graphique) produit ces dernières années par le label ? Si c'est le cas, voici donc une série de chroniques à relire : Alps > Beyond Civilized and Primitive > Anicca > Bring Us Some Honest Food > Motion > Needs! > Tsktsking. Enregistrées à l’automne 2014, ces deux plages illustrent même la constance avec laquelle Borbetomagus continue de mettre son art de l’improvisation au service d’une campagne de démobilisation que l’on pourrait baptiser « Free Tinnitus! »
Insatiables, les saxophones et guitare préparés perpétuent une tradition bruitiste dont le trio s’est fait le chantre vindicatif. Loin du studio où DIS et DAT ont été consignés, l’auditeur pourra bien sûr baisser le volume, mais alors ? Déferleront quand même les sifflements provoqués par le raclage des cordes de guitare, les larsens et les râles sortis de l’ampli, les éructations provenant du cœur même des saxophones – indistincts au début du disque, ceux-là gagnent en présence au fil des minutes pour, au terme de l’expérience, chanter comme par strangulation – et enfin cet étrange code télégraphique qui, si on prenait le temps de bien le déchiffrer entre deux soubresauts, révélerait les principes d’un langage singulier. Celui que parle Borbetomagus depuis 1979, et qu’il continue même d’enrichir.
Borbetomagus : The Eastcote Studios Session
Dancing Wayang
Enregistrement : 14 octobre 2014. Edition : 2016.
LP : A/ DIS – B/ DAT
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Akira Sakata : First Thirst / Horyu-Ji / Jikan / New Japanese Noise (Not two, El Negocito, PNL, 2018-2019)
L'iconoclaste Akira Sakata est de la quarantaine d'interviewés de Micro Japon, livre de Michel Henritzi à paraître samedi aux éditions Lenka lente...
Si l’on ne présente plus Akira Sakata, il faudra rappeler que Nicolas Field, son partenaire du jour – certes, le duo a été enregistré à Genève en 2008 –, fait partie de ce Buttercup Metal Polish qui intéressa il y a quelques années (aussi) auprès de Jacques Demierre. Avec le Japonais, le batteur doit faire avec d’autres notes qui tombent en cascade : lui semble aller d’abord à contre-courant, avant de régler son pas sur celui de Sakata. Avec une énergie débordante – celle qu’on lui connaît, dont il a fait sa marque –, le souffleur invente en fantaisiste éclairé : son free jazz profite des coups de Field, tandis qu’il pâtissait plus récemment des brillances du pianiste Simon Nabatov sur Not Seeing Is A Flower, disque Leo publié l’année dernière.
Avec un autre pianiste de ses habitués, Giovanni Di Domenico, Sakata enregistrait aussi récemment cet Hōryū-Ji : deux improvisations remontées mais inégales nous permettent surtout de faire connaissance avec la tranchante conception que se font Christos Yermenoglou de la batterie et (plus encore) Giotis Damianidis de la guitare électrique. Malgré l’invention toujours d’équerre de Sakata, la compagnie a donc son importance. C’est ce que démontre son association avec un autre batteur, Paal Nilssen-Love, au son, d’abord, du quatrième disque d’Arashi – trio qu’ils forment depuis 2013 avec le contrebassiste Johan Berthling. Des tintements de clochettes ouvrent ce concert enregistré le 11 septembre 2017 au Pit Inn de Tokyo. C’est ensuite un archet grave et Sakata qui, à la voix, donne dans un théâtre d’ombres : si la signification des paroles nous échappe, l’essentiel est encore dans le mystère et l’énergie déployée. Comme le langage de Sakata n’est pas vernaculaire, le voici s’adaptant aux gestes de ses partenaires : c’est un folklore imaginaire qui glisse alors entre deux saillies expiatoires. Sur le morceau-titre, les musiciens vont par exemple au rythme lent des caravanes, serpentent avant d’embraser le désert même. La compagnie est « harassante » mais elle ne manque pas de panache et, si ce n’est quand Sakata se fait impressionniste – c’est le cas, souvent, quand il abandonne l’alto pour la clarinette –, elle brille aux éclats.
L’entente est telle que Nilssen-Love ne pouvait, au moment de fomenter ce New Japanese Noise dont c’est ici le premier disque, imaginer ne pas y retrouver Sakata. La formation est plus iconoclaste, les deux hommes évoluant en concert à Roskilde le 4 juillet 2018 aux côtés de Kiko Dinucci (guitare électrique), Kohei Gomi et Toshiji Hijokaidan Mikawa (électronique). Nilssen-Love n’attend pas et bat fort, c’est sans doute qu’il faut être à la hauteur de l’enjeu – on sait la concurrence du « bruit » nippon. L’électronique, elle, est tremblante et la guitare pressée : quand l’alto se retire, l’allure ralentit. Les musiciens s’essayent alors à d’autres nuisances : redite d’un court motif arpégé, marche qu’emmènent la clarinette et l’électronique, râles sur ponctuation fiévreuse, progression d’accords soudain sacrifié à un free incandescent. En cinq temps, l’épreuve tonne et même surprend – attendait-on de Nilssen-Love qu’il offre autant d’espace à ses partenaires de bruit ?
Hijokaidan : No Paris/No Harm (Alchemy, 1988)
Michel Henritzi revient ici sur sa première rencontre avec la musique bruitiste japonaise : l'écoute de No Paris / No Harm d'Hijokaidan. En préambule, il nous livre la chronique du disque, publiée en 1989 dans le huitième numéro du fanzine Hello Happy Taxpayers. Les origines, en somme, du Micro Japon qu'il publie ces jours-ci...
« Je crois que les générations actuelles sont si habituées à l'idée du pouvoir, qu'elles croient qu'il en est de ça comme du reste, que ça fait partie d'un état des choses qui va de pair avec l'histoire de l'homme » Si habitués à subir et, par-là même, à aimer les musiques policées que leur fabriquent les radios commerciales, sans critiques possibles, cela remplacé par les classements des disquaires et les indices de vente, confort des écoutes tamisées, musiques publicitaires supportant les messages idéologiques de Coca-Cola. Alors, dans ce monde fait de pelouses synthétiques, de corps démangés par des puces au silicium, T. Mikawa a de grandes chances de laisser sa voix, à force de hurler qu'elle veut « vivre sa vie ». Pas un exercice de simulation, une véritable pluie saturée de parcelles soniques irradiées, loin du surf électrique des Bloody Valentine, guitares jouées comme générateur de bruits blancs, insupportable boucan d'une Lydia Lunch made in Japan qui jammerait avec le point de non-retour de tout le courant industriel : Whitehouse. Poupée de porcelaine entraînée dans une danse frénétique de marteau-pilon, forcément ça casse, ça pleure. Face B, un enregistrement live, petite sœur d’Ikue Mori (DNA) jouant avec le feedback d'Hiroshima, fascinée par l'extrémisme technologique, de la pratique savante de la guitare comme instrument de torture auditif. Dites, si vous voyez les killers de Napalm Death, dites leurs de s'essayer à ce disque, c'est un peu comme la roulette russe, mais là avec six balles dans le chargeur. Bang ! Bang !
Ce devait être à l'automne 1988, je suis tombé sur ce disque par hasard dans une boutique de Nancy, en écoute sur la platine du magasin, le vendeur avait laissé tomber ces mots définitifs pour parler de ce disque : du bruit, aucun intérêt. C'était ma première rencontre avec la musique underground du Japon, un truc que je n'avais jamais entendu avant, un saut qualitatif et quantitatif dans l'extrême bruitiste, une sidération qui dépassait tout ce que j'avais pu entendre avant. Quand on s'intéresse à la contre-culture, aux marges, ce disque ne pouvait qu'intriguer et ravir. A cette époque je m'intéressais particulièrement à la musique industrielle, à son contenu politique, j'essayais de relier ce que je pouvais écouter à mes lectures : Burroughs, Benjamin, Attali, Debord… Soudainement, je me retrouvais avec ce disque en main No Paris/No Harm, sans grille de lecture, sans pouvoir lier ce disque à autre chose de connu. Imaginez tenir ce vinyle dans sa pochette mauve où s'affichait le visage doux d'une jeune femme, au verso des indications en kanji, et une poignée de mots en romaji : T.Mikawa, « Vivre sa vie », Marseille, rien d'autre pour en comprendre l'objet, une date peut-être. Hijokaidan y apparaissait en kanji, je ne savais le déchiffrer.
J'écrivais dans un fanzine de Bordeaux, Hello Happy Taxpayers, qui était une revue militante impliquée dans toutes les formes contre-culturelles : musique, poésie, dessin, littérature, graphisme. Ecrire sur ce disque pour moi s'imposait, envie de partager cette rencontre avec une musique qui ressemblait à nulle autre, mais comment en rendre compte ? Le seul nom apparaissant étant Mikawa, j'imaginais qu'il devait être celui de la jeune femme de la pochette, et qu’en conséquence, ça devait être son groupe. J'y voyais une version japonaise de la No Wave. J'apprendrais un peu trop tard que le groupe s'appelait Hijokaidan, que cette femme était Junko, et que Mikawa était un des deux autres membres avec Jojo Hiroshige. Je n'ai entendu dans ce disque que ce que je voulais y entendre : une insurrection, un acte de terreur sonore, la critique du grand spectacle du rock n'roll, parce que la musique gravée dans ses sillons portait la distorsion et la saturation à son paroxysme, semblait être un cri de colère et de douleur, ni rythme, ni mélodie, ni textes scandés, tous les éléments habituellement liés au rock étaient fondus dans une masse sonore indistincte, d'où émergeait le seul cri de Junko.
Aucun moyen à cette époque de trouver des informations sur un disque importé du Japon, internet n'existait pas, et sans doute très peu de personnes connaissaient l'existence de ce « bruit » sauvage, de cette scène underground japonaise. Je me suis foutrement vautré dans ma critique, je n'ai pas su entendre la dimension dionysiaque du groupe, cette dépense psychédélique, cette quête de l'extase, et non un groupe politique qui nous aurait donné une leçon de dialectique sonique, cherchant à infliger à un public consumériste une souffrance auditive, non pas un acte de terrorisme sonore, non, rien de tout ça. La pure jouissance dans le son, par le son. J'aurai pu évoquer Artaud sans doute, certainement pas Attali ou Baader Meinhof. Hijokaidan n'est pas un groupe nihiliste, ou l'est si nous voulons qu'il le soit. A chacun de nous de choisir son rapport à ce bruit extatique. De la difficulté de la critique, notre façon d'entendre une musique est subjective, il faut l'assumer.
Michel Henritzi © Le son du grisli