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Le son du grisli
hanns eisler
3 février 2015

Conversation avec Jacques Demierre

jacques demierre et guillaume belhomme en conversation

Cette conversation a été publiée, en anglais, dans le septième numéro de la revue Arcana (Tzadik, octobre 2014). Elle salue, en français, le proche départ en tournée du trio LDP (tournée au son de laquelle Barre Phillips fêtera ses 80 ans) ainsi que les sorties récentes de références de la discographie de Jacques Demierre (The Thirty and One Pianos, Voicing Through Saussure, Breaking Stone).

... Dans les années 1980, j’étais allé à la rencontre de Luciano Berio à l’occasion d’un entretien pour le premier numéro de la revue Contrechamps qui lui était consacré. C’est à Radicondoli, non loin de Sienne, que Berio nous a reçus autour d’un plat de pâtes préparé par ses soins. La demeure était magnifique, au sommet d’une colline et entourée de vignes. A la question de savoir si l’atmosphère harmonieuse et paisible du lieu l’avait inspiré, il nous a répondu que presque toute sa musique avait été écrite dans des chambres d’hôtel. Je comprends mieux aujourd’hui pourquoi la musique et la pensée de Luciano Berio furent si importantes pour moi. Je voyais mis en œuvre dans le travail de ce compositeur une grande partie de mes préoccupations d’alors – ces préoccupations n’ont d’ailleurs pas cessé et elles résonnent aujourd’hui encore sous des formes diverses dans ma musique. Mis à part la question de l’improvisation et des musiques liées au jazz et à la pratique de l’expérimentation, on y retrouve beaucoup d’éléments fondateurs de mon travail : l’intérêt pour la voix, le rapport entre la langue et la musique, le lien avec l’expérience de la linguistique, particulièrement avec les recherches scientifiques de Ferdinand de Saussure et, par-dessus tout, le rapport au sonore que sous-tend l’universalité de l’expérience du langage, qui ouvre sur un champ de possibles, où créer du sens, mettre en forme, composer avec des matériaux appartenant à des mondes différents, allait faire partie de mon activité de musicien.

Ton intérêt pour la parole et le langage, m’as-tu dit un jour, t’a amené à envisager la voix comme une « matière » un peu à part, parce qu’elle est capable de son autant que de sens. Berio disait que le langage était « la maison de la vie (…) et une merveilleuse machine qui produit inlassablement du sens » en ajoutant que « la musique est une autre machine qui amplifie et transcrit le sens sur un niveau différent de l’intelligence et de la perception. »  Ton rapport au piano, ton premier instrument, a-t-il été modifié par ton intérêt pour la linguistique et l’œuvre de Saussure notamment ? As-tu dès lors ressenti la nécessité de l’aborder d’une autre manière afin qu’il puisse « dire » à son tour – voire, « chante les paroles », pour citer encore Berio, lorsqu’il parlait de l’effet que lui faisaient les instruments chez Debussy ? Le piano était déjà là, en construction, influencé par le blues, le rock, le jazz et la musique contemporaine quand j’ai découvert la linguistique. Ce fut comme une révélation, je découvrais un domaine où sens et son agissaient dans un espace de complémentarité. Un vrai choc, car plongé dans la musicologie d’un côté tout en jouant du jazz et de la musique contemporaine de l’autre, j’ai vu là un lieu absolument idéal, où pensée théorique et pratique du son pouvaient coexister. La réalité était bien sûr plus complexe, mais la rencontre a été radicalement déterminante. En fait, c’est surtout la rencontre avec Luis Prieto, linguiste et sémiologue argentin, dont j’ai suivi l’enseignement à l’université de Genève, qui fut déterminante. Paradoxalement, à travers un amour du tango argentin que nous partagions, il m’a ouvert à cette discipline par le biais d’une pensée très rigoureuse et en même temps, il a réussi à me faire renoncer, au profit de la musique et du piano, à suivre la voie de la linguistique sur laquelle j’envisageais éventuellement de me lancer. Pianiste amoureux du tango – il avait longtemps hésité entre piano et linguistique dans sa jeunesse – il me répétait à chacune de nos rencontres combien je ferais mieux de continuer la musique, où je trouverais sans aucun doute un espace intérieur plus enrichissant et essentiel. Inconsciemment, j’ai suivi son conseil. J’ai continué moi aussi à jouer des tangos, tout en gardant langue et langage au plus profond de ma musique et de mon piano. Mais il a fallu du temps pour que le piano « dise à son tour », comme dans Breaking Stone par exemple. C’est d’abord par l’entremise de la pure écoute que j’ai abordé le piano différemment. J’entendais la voix et le piano de bluesmen pianistes / chanteurs, tels Champion Jack Dupree ou Memphis Slim, comme un seul et unique son. Je n’y entendais pas une mélodie vocale et un accompagnement pianistique. Je voyais autant la projection de la parole à travers le corps, la bouche du musicien, avec tous les accidents linguistiques que la parole peut entraîner avec elle, que l’action du mouvement du corps libérant à travers les doigts les sons du piano. Leurs pianos parlaient en moi, leurs paroles jouaient le blues.

Je me souviens aussi, adolescent, que seul à l’harmonica, je rejouais des chansons de Sonny Terry et Brownie McGhee, où le son de mon unique instrument, par mon seul souffle, était à la fois l’expression de la voix et de celle des instruments. Mon piano se mettait aussi à dire lorsque, jouant un standard de jazz, ce qui m’est arrivé finalement que très rarement sur scène, je ne pouvais imaginer l’improvisation sans tenir compte des paroles originales du standard en question : j’entendais dans chaque hauteur de la mélodie initiale son origine vocalique et consonantique. Non seulement je voulais jouer une extension du sens de chaque mot, mais aussi tracer un prolongement de l’aspect purement sonore du texte de la chanson. J’essayais de dire, au moyen des douze demi-tons que j’employais alors, la réalité bruitiste et indéterminée des consonnes et voyelles entremêlées. Plus tard, il y a eu des réalisations comme Fabrik-Songs, un projet en piano solo basé sur des chansons de Kurt Weill et Hanns Eisler. Chansons dont tous les textes ont sans exception été écrits par Bertolt Brecht. C’était une musique sans parole, où le piano, au sens propre du terme, prenait la parole. Mais il la prenait pour mieux la rendre ensuite, une fois passée au filtre pianistique sonore et gestuel. Plus tard encore, le projet Avec, pour piano préparé, sur des poèmes du poète français Guillevic donnait une nouvelle fois au seul piano le soin de dire la parole poétique. Cette fois-ci, c’était la tension entre chaque poème réparti spatialement sur la partition et le blanc de cette même page associé au graphisme de la typographie, qui était en jeu. Tracé de diagonales de sens entre points d’articulations buccales imaginaires, localisation des poèmes sur l’espace de la page et distribution au public en cours de jeu des partitions une fois interprétées.

Je suis ravi d’apprendre ton goût pour le tango (qui fut d’abord instrumental, et puis chanté, comme ta musique en quelque sorte…). L’écrivain Ramón Gómez de la Serna a écrit que le tango tenait « à la fois de la danse, du chant et d’une musique funèbre (que l’on joue discrètement autour du cercueil où se trouve le corps du défunt). »  Cela te paraîtra peut-être étrange, mais je retrouve ces trois choses dans ta musique… Etrange, non, au contraire, je vois dans ce rapprochement une continuité entre des éléments toujours très pertinents dans mon travail. J’envisage en grande partie le mouvement du corps comme base de mon son instrumental, car les deux s’inscrivent dans un rapport au temps, à la durée. Le chant, lui, surtout dans le tango, n’est jamais loin de la parole, même en creux. Et de ce meuble noir au cercueil le pas est vite franchi. Le corps du son repose dans la vibration de cette fragile feuille d’épicéa qu’est la table d’harmonie. Longtemps j’ai commencé ma journée de pianiste en jouant des tangos, sans me rendre compte que j’étais là, encore et toujours, au centre de cette dynamique sonore et linguistique de sons et de sens. Je me souviens d’un concert de Roberto Goyeneche à Buenos Aires, il était déjà très vieux, malade, décharné mais élégant, et sa voix, entourée d’un bandonéon, d’une guitare et d’une contrebasse, n’était plus que la trace d’elle-même, mais racontait plus que jamais cette force de la parole. Il n’y avait plus d’un côté une mélodie et de l’autre un texte dit, même savamment réunis. J’étais comme les tout jeunes enfants qui, jusqu’à un certain âge, à l’écoute d’une chanson, ne distinguent pas encore le texte de son mouvement mélodique. Ils ne peuvent dire le texte sans sa mélodie, ni chanter la mélodie sans le support du texte. La parole portègne de Goyeneche me faisait cet effet, c’était un équilibre hallucinant de sons et de sens à l’intérieur d’un espace de parole poétique en performance. Evidemment, simultanément à cette admiration d’un équilibre inouï, existait également en moi la tentation de l’utopie d’une « musique du sens » comme l’écrit Roland Barthes, d’une langue qui « serait élargie, (…) même dénaturée, jusqu’à former un immense tissus sonore dans lequel l’appareil sémantique se trouverait irréalisé : le signifiant phonique, métrique, vocal, se déploierait dans toute sa somptuosité, sans que jamais un signe s’en détache (…) » Mais je pense aussi, à la suite du théoricien français, qu’ « il reste toujours trop de sens pour que le langage accomplisse une jouissance qui serait propre à sa matière ». Si l’on veut se confronter à un matériau tel que celui de la langue et du langage, la voie du travail d’écriture sonore et d’improvisation sur la qualité des rapports entre sons et sens, davantage même que celui sur la quantité, me semble plus intéressante que l’autonomie absolue de l’un par rapport à l’autre.

Nous pourrions grossièrement résumer cette dernière citation de Barthes : « lourd de sens », le langage ne saurait être trop « sensuel ». Malgré tout, tu continues de t’en inquiéter, de travailler à la « qualité des rapports entre sons et sens », comme tu dis, et le fait, à mon avis, – tu voudras bien excuser ce périlleux rétablissement – « autour du cercueil où se trouve le corps du défunt ». N’est-ce pas en faisant le deuil de cette « musique du sens » que tu parviens à composer en prenant en considération et la musique du sens et le sens de la musique ? Tes expériences dans le domaine pourraient-elles d’ailleurs être assimilées à la construction d’un nouveau langage ?  Il y a eu à un moment donné la tentation, un peu naïve, de penser que la musique pouvait être envisagée comme une langue. Les travaux de sémiologie musicale, influencés par les avancées de la linguistique d’alors, traçaient des pistes dans cette direction. L’ethnolinguistique et l’ethnomusicologie me semblaient proposer des voies intéressantes, puisque confrontées à des systèmes linguistiques ou musicaux inconnus, elles étaient amenées à en proposer des descriptions qui pour moi sonnaient souvent comme des structures compositionnelles. Mais assez vite cela m’a semblé être une impasse. L’écoute de la musique de John Cage et la lecture de ses textes m’ont plutôt conduit à penser et à accepter une autonomie des éléments en jeu, où l’écoute permet un travail d’équilibre et de complémentarité au sein d’un espace de continuelles transformations. Prendre en considération et la musique du sens et le sens de la musique, plutôt que de me guider vers l’utopie d’un nouveau langage, m’a davantage poussé à travailler sur un équilibre entre des éléments opposés. Des éléments que je ne cherche pas à assimiler à la construction d’une nouvelle réalité sonore, mais dont je travaille le positionnement et les interactions à l’intérieur d’un ensemble d’objets complémentaires et en mouvement. Cette notion d’équilibre et de complémentarité en mouvement s’est progressivement installée dans mon travail. Et cela continue. Des rencontres improbables m’ont aussi influencé dans ce sens : je travaillais en Bolivie sur un projet musical lorsque j’ai rencontré un vieil homme, assis sur un banc, dans un parc de Sucre. La conversation s’étant engagée, je lui ai parlé en détail de mes activités autour du son. Il a écouté, n’a d’abord rien répondu à mes mots, puis a commencé à raconter d’une voix qui me semblait venir de très loin. Philosophe, ancien militaire, chamane, il me disait – en maniant habilement autant la réflexion philosophique, où pensée européenne et mythologie des hauts plateaux andins cohabitaient, que le récit de multiples remontées de fleuves amazoniens en pirogues, ponctuées par des attaques de piranhas et la découverte d’anciens nazis cachés dans des clairières inaccessibles – comment « la loi de l’équilibre » s’était petit à petit imposée à lui, et combien sa propre vie autant que celle du monde actuel devaient à cette loi fondamentale. Au milieu d’un silence, il s’est levé, a fait trois pas et s’est retourné vers moi en me disant : «  no te olvides : la ley del equilibrio… ». Je n’ai pas oublié.

Tu concédais tout à l’heure qu’en Breaking Stone, le piano « disait » en effet. Cette pièce est-elle, selon toi, un exemple « parlant » de cette quête d’équilibre ? La différencies-tu de ces « chansons sans paroles », si je puis dire, que tu as signées en adaptant Weill et Eisler sur Fabrik-Songs, en transformant les textes de Guillevic en partitions sur Avec ou encore en évoquant les Alpes de ton enfance sur Sumpatheia ?  Dans Breaking Stone, la situation est celle d’une recherche d’équilibre entre le corps, le texte dit et le piano. Il ne s’agit pas d’un équilibre totalement « équilibré », où la tension globale serait égalitairement et constamment répartie entre ces trois entités. Un système homogène qui ne subirait aucune transformation au cours du temps ne me paraît pas particulièrement convaincant. Il existe pour moi une zone d’équilibrisme, dans laquelle je pratique précisément un travail d’équilibre. Une zone qui va de l’équilibre absolu, jamais réalisé, jusqu’au déséquilibre avéré, que j’essaye d’éviter, à l’intérieur de laquelle le corps, le texte dit et le piano sont en constantes réévaluations de leurs interactions mutuelles. Ces interactions sont multiples : le son de la voix amplifiée est projeté contre la table d’harmonie de l’instrument, la mettant en résonance et me permettant ainsi de jouer de la voix avec les moyens techniques du piano ; je joue de la voix et le piano devient bouche à son tour, le spectre vocal colorant mes propositions pianistiques. Ce n’est pas spectaculaire, mais intimement organique. Le texte dit et le piano se retrouvent unis par l’entremise du corps. La voix articule le texte, le corps articule la voix en agissant sur l’espace du piano comme autant de points d’articulation. Breaking Stone prend la mesure de ces trois territoires. Ces « chansons sans paroles » que tu évoques aussi, Fabrik-Songs et Avec, pour piano solo, se différencient de Breaking Stone par leur accent mis sur le texte comme générateur de musique et de sons. La relation d’équilibre est davantage au niveau de la construction. Dans Fabrik-Songs, je joue et improvise des musiques, des Songs, que Weill et Eisler ont écrites sur des textes de Bertolt Brecht. L’idée était d’étendre, à travers l’improvisation, la portée poétique des textes en prenant appui sur cette notion de prédétermination rythmique de la musique par rapport au texte dont parle Kurt Weill, lorsqu’il écrit sur le caractère gestuel de la musique (« La musique a la possibilité d’écrire les accents de la langue, la répartition des syllabes brèves et longues, et surtout les pauses […] Il est d’ailleurs possible d’interpréter rythmiquement une phrase de toutes sortes de manières […] Cette fixation rythmique que l’on obtient à partir du texte  ne forme cependant que la base d’une musique gestuelle. Le travail spécifique du musicien ne commence réellement que lorsqu’il réalise le contact entre le mot et ce qu’il veut exprimer par les autres moyens d’expression de la musique  »). Ainsi, la dimension orale et performative, qui reste enfouie dans ce projet dans les structures mélodico-rythmiques du piano, nourrit les Songs de son empreinte en creux. Dans Avec, les poèmes de Guillevic se retrouvent agencés tels une partition graphique, où espace sur la page et signification poétique deviennent texte musical. Les poèmes sont d’abord lus et simultanément interprétés au piano, puis, les pages de la partition sont au fur et à mesure de l’avancée de la pièce distribuées au public et lues silencieusement par chaque spectateur. L’espace d’écoute se remplissant progressivement de lectures poétiques silencieuses et de sons de piano sans paroles. Hommage au poète Guillevic, l’inscription du texte demeure sur la page-partition et ne rejoint pas la pleine oralité, laissant la scène au duo corps et piano. En ce sens, Breaking Stone est la première rencontre live entre ces trois territoires que sont la parole, le corps et le piano. L’aspect performatif est crucial, c’est là que se joue le véritable texte, poétique et musical, de cette pièce et non dans les mots sur la page ou les indications sur la partition. Le texte poético-musical n’existe et ne prend corps que dans cette rencontre, au moment même de la performance, entre la parole, le corps et le piano. C’est une écriture en tant que telle, qui s’inscrit dans l’instant à travers ces trois territoires.

De quelle manière la « chose écrite » influe-t-elle en général sur ton travail de compositeur – que celle-ci perde ensuite toute signification établie, ou même disparaisse, comme diluée en musique ? Tes lectures tiendraient-elles du souvenir qui infuse dans beaucoup de tes compositions ?  Les rapports entre la « chose écrite » et mon travail de compositeur ont d’abord été de l’ordre de la mise en musique. Une approche somme toute assez traditionnelle, mais qui prenait en compte les acquis des expérimentations contemporaines et des musiques concrètes et électro-acoustiques dans leur utilisation de la voix parlée et chantée (des pièces comme Thema (Omaggio a Joyce) par exemple furent déterminantes). L’écriture de certains poètes, e.e. cummings, James Joyce, m’a aussi beaucoup marqué, en m’ouvrant à des espaces textuels autres. Simultanément à ce travail compositionnel de mise en musique de textes, s’est opéré en moi un déplacement du lieu du texte. Il y a eu des révélations, comme celle du poète allemand Gerhard Rühm, performant ses textes ou les jouant au piano, dans une traduction purement sonore...

 ... Ou encore cette rencontre téléphonique avec le poète Ghérasim Luca, dont j’admirais beaucoup l’écriture. Ne le connaissant pas, je l’ai appelé afin de lui demander son accord pour une « mise en musique » d’un de ses poèmes. Il a bien sûr refusé, mais il a surtout pris le temps de la réponse. Nous avons parlé très longuement de cette problématique du son et du texte. Il  m’a expliqué son intention en détail, combien il prenait soin d’introduire une dimension explicitement sonore au sein de son matériau poétique, qui se retrouverait ainsi, en fin de compte, sans besoin de mise en musique : une mise en son ayant déjà été réalisée, la face sonore se révélerait pleinement au moment de la performance parlée.

Dans mon travail de compositeur, de « mise en musique », le texte s’est donc, petit à petit, trouvé un autre lieu : de la page, de la partition, il est passé à la bouche. Mais il a fallu aussi me mettre moi-même ce texte dans le corps, il a fallu me le mettre dans la bouche, le faire sonner, arriver à l’écouter se déployer à l’intérieur. Ce n’est que progressivement que la poésie sonore a creusé son espace en moi, s’est installée dans mon corps, dans mon territoire buccal, s’étendant bientôt à la totalité de l’appareil respiratoire. Le mouvement s’est surtout accéléré avec la collaboration en duo avec Vincent Barras, performeur, poète et historien de la médecine. Nous avons travaillé, et travaillons toujours, sur la matérialité de la langue, de la parole, dans une écriture/composition à quatre mains. Après avoir écrit des poèmes anatomiques, nous avons poursuivi sur plusieurs années un projet autour de Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique contemporaine. Le texte de Breaking Stone trouve d’ailleurs son origine dans voicing through saussure, où les fragments de langues analysés par le linguiste genevois sont réélaborés et recomposés, puis performés dans leur réalité concrète et corporelle en une parole libérant un flot langagier de petites particules de matières verbales. Dans Breaking Stone, ce flot de parole est en quelque sorte traité, comme quand on parle de traitement de signal, en direct, par le jeu pianistique et les mouvements qui lui sont nécessaires. Notre prochain projet en duo fait suite à ce travail au long cours de poésie sonore sur l'origine des langues indo-européennes. Il s'agit de partir de ces moments de conversation, qui contiennent, en même temps que le discours clair portant le « contenu » ou le sens, toute la masse des événements sonores « parasites » (accents, bégaiements, soupirs, hésitations, ratés, bruits…). La pièce, qui se fonde sur la conversation comme genre et comme matériau, racontera la poétique du duo. Le travail de poésie sonore avec Vincent Barras joue un rôle de miroir, essentiel à mon travail musical au piano et à la voix. Grâce à cette proximité, à cette généalogie poétique et sonore, j’envisage avec davantage de clarté et de distance l’aspect éminemment musical de Breaking Stone. Les respirations, par exemple, font d’un côté partie du système d’organisation et de construction de Breaking Stone, et de l’autre, elles organisent le système poétique du duo Vincent Barras & Jacques Demierre. Un même acte physique, appartenant, dans un cas ou dans l’autre, à des systèmes compositionnels radicalement séparés.

Si elle peut faire écho aux préoccupations de quelques compositeurs contemporains (Cage ou Globokar, pour n’en citer que deux), cette bienveillance envers « les événements sonores parasites », nous la retrouvons dans un autre de tes champs d’action : l’improvisation. Saussure, qui a inspiré ton travail de compositeur, fut aussi le père de la sémiologie moderne. T’es-tu intéressé à ce domaine du savoir en tant qu’improvisateur ? Et, lorsque tu improvises, comment gères-tu ce rapport complexe entre ce qui s’entend et ce qui signifie ? Je crois que mon travail de poésie sonore sur la parole, c’est-à-dire, selon la distinction saussurienne, sur la face privée, personnelle, non-codifiée, non-nettoyée, de l’expression langagière, qui s’opposerait à la langue, à la face sociale, collective, nettoyée et codifiée de cette même expression, a eu une forte influence sur ma manière d’envisager l’improvisation musicale. La parole poétique performée permet d’englober « démocratiquement » tous les événements de la production sonore, non seulement ceux qui renvoient directement au sens, à la langue, mais aussi tous ceux qui donnent à entendre la dimension fondamentalement concrète et matérielle du parler, résidus sonores, chuintements, respirations, bruits collatéraux au discours, « autrement dit, selon l’heureuse expression de Michel de Certau, les « herbes entre les pavés », qui ponctuent le langage ordinaire et la conversation. »  Dans mon travail d’improvisation, je me suis progressivement approprié les « herbes entre les pavés » de mon jeu pianistique. Le mouvement ne s’est pas opéré en un seul jour, car pour que ces bruits « absurdes » fassent sens, il m’a fallu les faire mien à chaque concert, à chaque performance. Je ne pouvais les travailler hors scène, impossible de vouloir, en temps différé, trouver une pertinence à leur dimension accidentelle, leur sens m’échappait, seul le contact avec le live m’ouvrait, et m’ouvre toujours, à l’inscription de leur sens en moi. Toutefois, le couple linguistique langue-parole n’est pas complètement opérationnel en musique, il ne peut être transposé tel quel. Si le travail poétique sur la parole permet d’ajouter à ce qui renvoie à la langue tout ce qui fait bruit, le travail improvisateur en général, et en particulier pour moi au piano, ne renvoie à aucune « langue » musicale codifiée et partagée socialement. Les frontières sont ici plus instables entre ce qui fait sens et ce qui relèverait de l’absurde. L’action de dégager des pertinences purement sonores relève d’un autre type de relation entre l’organisation sémantique et la matière sonore. Et comme la sémiologie m’avait convaincu, parfois a contrario, que la musique n’était pas une langue, la comparaison s’est arrêtée là, un peu brusquement. Comment comprendre alors le geste improvisateur et sa tentative de signifier un monde sonore en constant changement ? J’ai écrit dans un précédent article que « l’improvisation sonore est le résultat d’une rencontre : celle d’un corps et d’un son. Tous deux partagent le même espace ». De cette affirmation découle une idée de mouvement, un mouvement que nous percevons par l’écoute : le mouvement du son d’abord, qui se propage sans cesse, mais aussi, à travers lui, le mouvement de la vie elle-même, qui est en perpétuelle transformation. C’est grâce à l’écoute que nous entrons en contact avec le mouvement vital continu qui nous enveloppe sans cesse. On ne peut ni échapper à ce mouvement primordial, ni échapper à son écoute. Sauf à se crever les tympans, sorte de suicide sonore, on ne peut pas ne pas écouter. C’est au corps improvisant que l’écoute transmet cette propension au mouvement que la vie manifeste, et c’est ce même corps improvisant qui entre directement en résonance avec le flux vital. L’improvisation, à chaque concert, remet en jeu la relation première au mouvement de vie. Le corps rejoue à chaque fois sa présence au monde en intégrant cette activité essentielle au sein de son activité motrice personnelle. Le corps improvisant réélabore autant ce geste rythmique initial, situé en amont de tout concept, que ses infinies transformations. L’improvisateur est un corps en mouvement traversé par des poussées, des secousses, des tremblements, des libérations brusques d’énergie, il est un lieu de transmutation, au sens alchimique du terme. Mais aucune solitude dans ce déferlement sismique. La vibration, le phénomène ondulatoire propre à l’écoute, relie le corps improvisant aux autres corps qui partagent le même champ de perturbation sonore. Nous sommes tous soumis au mouvement de l’énergie vitale et à celui du son se propageant : le corps sonore de l’improvisateur engage un geste vibratoire avec l’espace acoustique l’enveloppant et les tympans de l’auditeur partagent les fluctuations sonores qui affectent au même instant les tympans du musicien improvisateur. Processus quasi mimétique, non seulement les corps, mais les objets eux aussi, membranes de haut-parleurs, micros, matériaux de notre environnement construit, tous participent de ce mouvement global constamment alimenté et transformé par les particularités de chaque corps, animé ou inanimé. Ce qui s’entend et ce qui signifie, au moment de l’improvisation sonore, est essentiellement construit et pensé par le corps écoutant en mouvement. Le sens musical surgit de la pratique, et s’exprime à chacune de ses occurrences dans ce qui est une expérience à la fois farouchement individuelle et profondément collective.

De l’improvisation, Berio disait qu’elle « présente des problèmes, avant tout parce qu’il n’y a pas, entre les participants, une véritable unanimité de discours, mais plutôt, quelquefois, une unanimité de comportements. »  Qu’en est-il lorsque tu improvises avec d’autres musiciens ? Prenons par exemple ton association (remarquable, disons-le) avec Urs Leimgruber et Barre Phillips : s’agit-il alors pour vous trois de « faire corps », ce corps unique qui rencontrera le son, pour reprendre ta définition ? Préconcevez-vous de la même manière cette expérience et en espérez-vous la même chose ?  Pour les musiciens du trio LDP, il ne s’agit pas du tout de « faire corps », au contraire, mais d’accueillir dans leur jeu l’expérience d’un « corps sonore» qui est le résultat de la situation improvisatrice elle-même, et dont la somme des composants caractérise l’instant improvisé en terme d’espace instrumental, architectural et aural. Ce qui n’est peut-être après tout rien d’autre que ce qu’on appelle le son du trio, ou de tout groupe qui aurait développé un son propre. Au moment du concert, à chaque geste musical, correspond instantanément un changement dans la relation entre les conditions particulières de production instrumentale, la propagation sonore dans l’espace acoustique, et la réception du signal sonore joué par les musiciens. Dès qu’il y a improvisation, tout s’entend, tout s’éprouve, tout s’écoute, autant les circonstances du jeu instrumental de chaque musicien, que les caractéristiques de l’environnement physique, architectural ou naturel, que la construction sonore personnelle, à la fois subjective et objective propre à chaque individu percevant au même instant cette musique et ces sons. Au moment crucial du jeu, tous les éléments de production, de propagation et de réception sonores, qui constituent le flux continu improvisateur et qui sont simultanément pris dans son mouvement, tous ces éléments sont intimement et organiquement conditionnés les uns par rapport aux autres, mais ne sont pas pour autant totalement dépendants les uns des autres. On pourrait même parler de « coproduction conditionnée des phénomènes » en empruntant à la terminologie bouddhique, en ce sens qu’il n’existe aucun phénomène sonore qui ne soit composé de multiples conditions et qui ne devienne à son tour condition d’un nouveau phénomène. L’improvisation est un devenir en perpétuelle transformation, une suite d’actes de connaissance qui ne cessent de se succéder et de se conditionner mutuellement. Il en va également ainsi des musiciens du trio plongés au cœur de ce concours de circonstances transitoires et sonores. Chaque musicien est conditionné par les deux autres, sans pour autant en être dépendant. Le trio avec Barre et Urs a été – et est toujours – un lieu incroyable de confiance et d’expérimentation. Une confiance qui m’a aidé à accepter un certain état de confusion mentale et de vide au moment d’improviser, afin d’aller vers une plus grande réceptivité à ce qui se passe. Et une expérimentation qui a mis l’accent dès le début sur la notion de responsabilité plutôt que sur celle de liberté. Aucun improvisateur n’est totalement libre de son improvisation, mais par contre chacun peut être complètement responsable de la façon dont il assume les effets sonores continuels qui affectent le « corps sonore » issu de la présence réunie des musiciens, de leur jeu et du lieu. Le jeu improvisé, ou composé dans l’instant, c’est comme on veut, car on écrit aussi en agissant, oscille entre dépendance et indépendance, entre cause et effet. Un instant improvisé est le résultat d’autres instants improvisés et concourt à produire de futurs instants improvisés. Le travail avec le trio m’a aussi fait ressentir une sorte d’intelligence perceptive qui serait en jeu dans l’improvisation, et qui, en nous incitant à ne pas être dans l’appropriation, nous faciliterait le lâcher de la pensée pour être davantage présent à l’expérience. Quant à l’écoute, elle est absolument centrale au jeu entre Barre, Urs et moi. Une écoute qui permet de nous approprier le présent, une écoute qui est construction, qui met en forme le réel sonore et qui matérialise le flux sonore temporel. Car la musique est avant tout durée, et l’improvisation est étendue et altération. Le trio travaille beaucoup avec l’accidentel, avec le fortuit et l’inopiné. L’imprévu dit l’écoulement du temps en agissant tel un outil à produire et à transformer le flux jamais silencieux de notre monde sonore. Chaque musicien traque l’imprévu, mais sans en être à la recherche. Chacun demeure disponible à sa propre surprise. Toutefois, cette disponibilité à ce qui se passe au moment du jeu ne signifie pas non plus que les musiciens « fassent corps ». Aucun ne maîtrise l’activité des deux autres, et ces deux autres sources sonores vont agir sur sa propre activité, sur sa propre source sonore. Le son de chaque musicien est réfléchi, dans tous les sens du terme, par l’activité des autres. C’est une approche de la musique et de l’improvisation qui suppose un rapport particulier à nos facultés individuelles, non seulement à la conscience, mais aussi à toutes les ressources de notre corps. L’attitude du musicien au sein de ces réflexions sonores collectives n’est pas sans rappeler les écrits de Tchouang-tseu, figure tutélaire de la pensée taoïste, traduits et commentés par le sinologue Jean-François Billetter : « L'homme accompli se sert de son esprit comme d'un miroir – qui ne raccompagne pas ce qui s'en va, qui ne se porte pas au-devant de ce qui vient, qui accueille tout et ne conserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans jamais subir de dommage » . Le musicien improvisateur joue de ce miroir, il reçoit ce qui s’offre à lui sans pour autant perdre le contact avec ses facultés les plus spontanées et les plus complètes. Comme il ne retient rien, « il réagit chaque fois de façon nouvelle ». La maîtrise instrumentale et improvisatrice provoque une sorte d’oubli, un retour à la confusion et au vide. L’improvisateur doit faire confiance à son corps, sa conscience doit faire confiance au corps, pour qu’il puisse « intégrer les forces de la nature qui agissent en lui. » La conscience de l’improvisateur est comme le témoin surpris et réjoui de ce qui se passe. Ce que Billeter nomme, pour mieux appréhender la pensée de Tchouang-tseu, les différents régimes d’activité, résonne profondément dans ma pratique d’improvisateur et de compositeur, car il propose une conception du corps « comme l'ensemble de nos facultés, de nos ressources, de nos forces, connues et inconnues de nous, donc comme un monde sans limites discernables où la conscience tantôt disparaît, tantôt se détache à des degrés variables selon les régimes de notre activité. »

Dans un entretien au son du grisli, toujours à propos de LDP, tu disais jouer « aussi avec la mémoire, car paradoxalement sans mémoire il n'y a pas d'improvisation. Chaque nouveau concert se construit aussi à partir du souvenir du dernier concert joué. Et j'aime l'idée que ce trio soit un vrai groupe, avec un son de groupe, et qu'entre les tournées la musique du groupe continue (…) »   Si nous convenons, toi et moi, de l’influence d’une musique passée sur la musique en train de se faire, nous voici revenus à la notion de souvenir… Depuis tes premiers pas à l’instrument, ton piano en serait comblé – de compositions qui se nourrissent de souvenirs en improvisations qui en créent de nouveaux. Que garde-t-il de toi dont tu puisses avoir conscience ?  Ce n’est pas tant le souvenir qui m’intéresse que le mécanisme de la mémoire. Travailler avec le souvenir n’a pour moi rien de nostalgique, mais a au contraire à voir avec l’instant actuel : c’est précisément là que se trouve mise en évidence l’articulation de mon présent par le mécanisme mémoriel. Que ce soit avec le trio Leimgruber-Demierre-Phillips, en solo ou simplement dans ma vie de tous les jours, l’identité de ce que je produis acoustiquement relève autant de ce dont je me souviens que de ce que j’ai oublié. C’est le mécanisme de la mémoire qui me permet de dire que le trio LDP joue un unique concert qui continue depuis bientôt quinze ans. Le silence entre chaque performance est simplement d’une durée un peu plus longue que celle des silences joués sur scène. Car l’écoute que nous avons du trio ne cesse pas le concert une fois terminé, elle se prolonge, elle tisse sans cesse un lien dynamique avec la mémoire, jusqu’à la prochaine rencontre live des trois musiciens. D’un côté, l’écoute se renouvelle continuellement et déplace infiniment une fenêtre ouverte sur le présent, instant après instant. D’un autre, la mémoire agglutine des fragments de ce parcours irréversible en poursuivant le travail d’intégration déjà commencé par l’écoute, laquelle modifie la réalité temporelle de chaque instant sonore. La pratique de l'écoute est fondamentalement intégratrice. Elle étend l'instant présent, elle laisse résonner en lui ce qui a pu survenir au cours de l'instant précédent et elle dévoile déjà ce dont sera fait l'instant à venir. Elle produit une matière de l’instant perçu bonne à être mémorisée. Lorsque par exemple j’ai réalisé le projet Fabrik-Songs, j’avais décidé de laisser la mémoire jouer sur le matériau initial, c’est-à-dire les Songs de Weill et Eisler. Concert après concert, ma mémoire agissait comme un filtre, comme un plug-in traitant en temps réel la musique originale. Je jouais avec ce qui me revenait en mémoire au moment du concert, donc aussi, en creux, avec ce que le mécanisme de la mémoire avait choisi de ne pas conserver. Tout ce qui était audible portait à la fois la trace du souvenir et celle de l’oubli. Mais l’objet-souvenir ou l’objet-oubli en tant que tel est beaucoup moins fascinant que la manière de s’en souvenir ou celle de l’oublier. Si je pense au piano aujourd’hui, à l’instrument piano, je ne l’envisage ni comme un lieu de souvenir, ni comme un lieu d’oubli, mais comme un lieu vide, un vide qui serait susceptible de tout accueillir. Au début, le piano a été une sorte d’interface entre mon monde intérieur et le monde extérieur, il jouait parfois le rôle de sas de décompression entre l’un et l’autre. Longtemps le son du piano a porté une forte charge émotionnelle, il m’était difficile que l’on entende mes sons de travail, trop intimes, trop ouverts, trop risqués. Mais paradoxalement à ce rapport d’intimité, j’ai toujours aimé jouer en solo. Malgré l’exposition extrême que représentait le fait d’être seul en scène, je savais aussi que je me trouvais dans un espace quasi sacré que personne n’allait profaner. Le piano solo devint ainsi un lieu d’une grande tranquillité, de solitude choisie et d’échange avec le public. Un lien de présence à présence s’est imposé petit à petit avant que le rapport physique à l’instrument ne se révèle pleinement comme matériau de jeu. L’écriture et l’interprétation de pièces de « théâtre musical » ont peut-être encore accéléré ce mouvement en mettant l’accent sur l’extension du territoire sonore du piano et du pianiste. L’élargissement du domaine du jeu s’est accompagné d’un repositionnement en regard de l’instrument : je ne jouais plus du piano, mais je jouais avec le piano. L’instrument mis en quelque sorte à distance, j’ai pu l’observer, le voir dans sa totalité, ne plus l’envisager exclusivement à travers son clavier, mais le considérer comme un champ de possibles, où deux corps se trouvent réunis et confrontés, celui de l’instrumentiste et celui de l’instrument. Ce corps à corps a eu pour conséquence positive de me pousser à aimer tous les pianos que je serais amené à rencontrer. Chaque piano est unique, il n’y a pas de bons ou de mauvais pianos. C’est une question de point d’écoute, car il est toujours possible d’engager un rapport sonore et musical avec n’importe quel instrument. En outre, tout piano porte en lui toutes les musiques, tous les sons déjà joués dans l’histoire du piano. Jouant un do, d’une certaine manière, je me glisse dans les traces de tous les do joués par tous les pianos ayant jamais existés. Pratiquer le piano c’est aussi jouer avec ces strates de sens multiples, agencées en couches profondes et superficielles, qui sont autant de matériau d’accroche pour un travail sonore. La métaphore géologique trouve son prolongement aujourd’hui dans un projet en cours intitulé The Well-Measured Piano, où la musique produite résulte d’un travail de mesurage, celui de la géométrie de l’instrument à partir de laquelle le pianiste construit son discours. Lignes, surfaces, volumes, tous se donne à entendre progressivement dans un corps à corps sonore et architectural, où le pianiste arpenteur extrait les rythmes, les matières et les formes musicales du territoire piano.     

Certains se sont fait une spécialité de jouer sur des pianos « en ruine ». Cette pratique pourrait-elle t’intéresser ? Enfin, sans piano, pratiquerais-tu encore la musique en pianiste ? Je ne suis pas particulièrement fétichiste ni de l’épave ni du piano flambant neuf. Tout peut être objet d’adoration, mais je préfère me concentrer sur ce que je fais et pas sur quel type de piano j’utilise. Certaines idées préconçues, comme préférer un instrument sortant de l’usine à un piano en ruine, ou l’inverse, pourraient interférer négativement dans mon activité pianistique. J’aurais l’impression, en catégorisant ainsi, d’être limité par mes propres restrictions, de réduire les possibilités qu’offre une activité de jeu qui repose sur un espace vide, ouvert à tout. Il y a l’envie de comprendre l’expérience du piano en tant qu’expérience directe, envie d’entrer directement dans le phénomène. Lorsque je joue avec un piano, je l’observe et je m’efforce d’abandonner toute idée préconçue. J’essaye juste de l’écouter, j’observe juste sa manière d’être. Une attitude que l’on peut d’ailleurs pratiquer dans n’importe quelle situation, avec ou sans piano…

Jacques Demierre, propos recueillis début 2014.
Photo : Peter Gannushkin / DownTownMusic.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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