George Russell : At Beethoven Hall (Saba, 1965)
Ce texte est extrait du deuxième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par les éditions Camion Blanc.
Pour en apprendre sur la chanteuse Shirley Jordan, George Russell fit avec elle le voyage jusqu’en Pennsylvanie. Là, il rencontra sa famille et découvrit dans la région la peine des hommes employés dans les mines de charbon. Le revers, en quelque sorte, de l’American Way of Life chantée souvent sur l’air de « You Are My Sunshine ». Les arrangements du thème ne méritaient-ils pas d’être corrigés ?
You are my sunshine, my only sunshine
You make me happy when skies are grey
You'll never know dear, how much I love you
Please don't take my sunshine away
Please don't take my sunshine away
Chose faite par Russell, la chanson fut interprétée en août 1962 au Museum of Modern Art de New York puis enregistrée pour être consignée une première fois sur The Outer View. La voix claire de Shirley Jordan, encore inconnue, déposée au beau milieu d’une relecture aussi savante – Lydian Concept faisant son œuvre – qu’audacieuse.
Trois ans plus tard, Russell donnait à entendre sa version du standard en Europe. Son sextette est composé de Bertil Lövgren (trompette), Brian Trentham (trombone), Ray Pitts (saxophone ténor), Cameron Brown (contrebasse), Albert Heath (batterie) et augmenté de Don Cherry (cornet). Second volume du concert enregistré au Beethoven Hall de Stuttgart : « You Are My Sunshine » se passe de voix pour provoquer d’autres manières.
Le lendemain, la relecture fera naître à Coblence les sarcasmes du public – Morceau d’archéologie personnelle (2) : « George Russell et Don Cherry interprétant « You Are My Sunshine » à Coblence avec pertes et fracas, parce qu’il n’est pas possible de mentir plus longtemps en chanson. L’heure, d’être à la vérité, aussi noire soit-elle ? » George Russell s’adresse à l’assistance : « If you know it better, why don’t you finish the concert ? » Le concert est terminé.
Des explications suivront : « la façon dont nous jouons ce morceau est la seule possible aujourd’hui. Le faire d’une autre manière serait mentir. (…) Les gens vivent dans un monde d’ordinateurs et de bombe H, de guerre du Vietnam et d’astronautes, tout en chantant « You Are My Sunshine ». Il est impossible de croire que tout cela finira bien. »
You are my sunshine,my only sunshine
You make me happy when skies are grey
You'll never know dear, how much I love you
Please don't take my sunshine away
Duncan Heining : George Russell (Scarecrow Press, 2009)
L’année dernière, George Russell disparaissait et paraissait aussi une biographie imposante lui étant consacrée. Signée Duncan Heining – travail de recherches mêlant interviews et lecture approfondie des témoignages plus tôt recueillis par le trompettiste Ian Carr, à qui l’ouvrage est aussi dédié.
Chronologique, le parcours : qui mène Russell de Cincinnati à Chicago (rencontre d’Earl Hines) et puis de Chicago à New York, où Russell arrive en 1945. Là, se faire une place d’arrangeur en bénéficiant du soutien de Max Roach et soigner Cubano-Be, Cubano-Bop pour le compte de Dizzy Gillespie. Théoricien, Russell explique bientôt son Lydian Concept des choses dans un livre (The Lydian Chromatic Concept of Tonal Organization) ; pianiste, il emmène ses propres formations sur scène ou en studio dès 1956 – The Jazz Workshop et Ezz-Thetics en guise de premiers conseils. Le reste, et bien rapidement : installation en Scandinavie en 1963, retour aux Etats-Unis pour enseigner au New England Conservatory de Boston sur invitation de Gunther Schuller et puis s’essayer à d’autres mélanges à la tête du Living Time Orchestra (jazz et rock, jazz et musique classique encore). Le reste, aussi, de tenir quelques fois de l’anecdote : prise de position de Russell contre le vide à trouver parfois dans ce qu’on appelait la New Thing – les plus vindicatifs représentants du style n’ayant pas eu le temps de noter l’importance de ce « parfois » présent dans la phrase.
Parce qu’il fait aussi entendre les voix récalcitrantes – les travaux théoriques de Russell ou ses habitudes de professeur rigoureux en ayant fait lever quelques-unes –, l’ouvrage d’Heining n’est pas qu’une hagiographie. Et puis, l’auteur aura pris soin d’ajouter à l’histoire une discographie élaborée, un long agenda de concerts donnés en formations multiples et une bibliographie dense. Ainsi le livre est à la hauteur du sujet George Russell, musicien singulier et penseur hors-pair qui, comme Gil Evans, Teddy Charles ou Jimmy Giuffre, fit beaucoup pour faire bouger les lignes des partitions.
Duncan Heining : George Russell, The Story of an American Composer (Scarecrow Press)
Edition : 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Roy Nathanson : Subway Moon (Buddy's Knife, 2009)
Le disque Sotto Voce avait permis au saxophoniste Roy Nathanson de mettre en musique quelques-uns de ses poèmes. Subway Moon lui offre aujourd’hui de les voir réunis dans un livre.
Au gré des pages, l’ouvrage révèle alors un musicien en quête d’autres – toutes figures rencontrées à Brooklyn, dans le métro et parfois à la surface – et, forcément, de soi, qui change par l’écriture un peu de sa réalité immédiate : interrogations humaines et souffrances amassées, remarques amusées ou maladies qui traînent. Le rythme, soutenu, transforme parfois l’exercice de lecture en scansions entêtantes jusqu’à ce qu’une image raccroche soudain le lecteur : évocation, par exemple, d’un autre que Nathanson juge être sa copie conforme, étranger lui faisant face dans un wagon et qui entame bientôt Sometimes I Feel Like a Motherless Child.
Par des voies détournées, Roy Nathanson en arrive donc à une littérature des origines : souvenirs et rapport au père révélés dans un plus long chapitre, à la sensibilité exemplaire – de celles qui savent profiter d’une dose suffisante de distance. Parce qu’il craint tout à coup, peut-être, de trop en dire sur lui, l’auteur bifurque et dit tout le bien qu’il pense de la musique de George Russell : autre ombre accaparante de sa réalité.
Roy Nathanson : Subway Moon (Buddy's Knife)
Edition : 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli