Han Bennink, Frode Gjerstad : Han & Frode (Cadence Jazz, 2009)
Sous le titre mignon d’Han & Frode a été consigné le souvenir d’une tournée faite ensemble par Bennink et Gjerstad.
C'est-à-dire, celui aussi de l'union d’un art percussif tendu comme un arc bien que dangereusement sec et de déferlantes de notes de clarinette, qu’elles sifflent ou fomente des rauques derniers ; le souvenir aussi d’un Bennink faisant de la batterie l’instrument principal – sa voix étant le second – d’un art martial ludique et celui d’un Gjerstad dont l’alto ne peut s’empêcher de cracher les éléments d’un langage animal perturbé. Le tout, se déplaçant sous les effets de dépressions passagères, puisqu'ici Bennink retient ses coups et que là Gjerstad pleure la figure de Pee Wee Russell. Ceci avant que les vieux démons – c'est-à-dire Han et Frode en personne – reprennent le dessus.
Han Bennink, Frode Gjerstad : Han & Frode (Cadence Jazz)
Enregistrement : 2008. Edition : 2010.
CD : 01-06/ Inderøy Part 1-6
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Calling Signals : From Café Oto (Loose Torque, 2009)
Enregistré l’année dernière à Londres, From Café Oto documente la progression de Calling Signals, groupe fondé par le contrebassiste Nick Stephens et Frode Gjerstad en 1994 et qui a accueilli depuis Paul Rutherford, Louis Moholo ou encore Hasse Poulsen.
L’année dernière, Lol Coxhill au soprano et Paal Nilssen-Love à la batterie prenaient à leur tour place aux côtés de Stephens et Gjerstad. En guise d’échauffement, onze minutes d’une déconstruction concentrée et toujours intense sur laquelle Stephens incite de ses graves le soprano, l’alto ou la clarinette basse, à en découdre.
Pendant près de trois quarts d’heure, le quartette met ensuite en lumière une clarinette hallucinée puis les tensions du duo Stephens / Nilssen-Love. Au soprano, Gjerstad profite alors d’une allure renforcée pour confectionner en autiste des guirlandes d’oiseaux querelleurs qu’il abandonnera pour rejoindre Coxhill et apposer avec lui des notes que l’un et l’autre voudront plus longues, comme pour panser les séquelles de leur collaboration effervescente au sein de ce Calling Signals là (08), à la hauteur des incarnations à l'avoir précédé.
Calling Signals : From Café Oto (Loose Torque)
Enregistrement : 15 décembre 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ Communication One 02/ Communication 2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Frode Gjerstad Circulasione Totale Orchestra : Bandwidth (Rune Grammofon, 2009)
Lorsqu’on lui demande de présenter Bandwidth, nouvelle référence de la discographie de son Circulasione Orchestra, Frode Gjerstad répond : « Il s’agit de trois concerts donnés à Moers (premier CD), Molde (deuxième CD) et Zurich (troisième CD) qui permettra à ses auditeurs de se faire une idée de ce à quoi nous travaillons en ce moment… Tout est improvisé librement et je crois qu’il y a un lien entre ce que nous faisons et l’Aghartha de Miles Davis et les derniers grands orchestres de Gil Evans. Ainsi, je pense que nous faisons partie d’une grande tradition, ce qui se confirme lorsqu’on s’intéresse dans le détail aux musiciens qui jouent ici. La différence d’âge entre le plus jeune et le plus âgé des musiciens de l’orchestre est de 50 ans, et c’est à la fois important et bon pour la musique : parce que tout le monde en démontre constamment. »*
Dans cet orchestre-là, on trouve en effet le cornettiste Bobby Bradford et le guitariste Anders Hana, les batteurs Louis Moholo, Hamid Drake ou Paal Nilssen-Love, le saxophoniste Sabir Mateen, le vibraphoniste Kevin Norton, le contrebassiste Ingebrigt Håker Flaten ou encore Lasse Marhaug à l’électronique. Sur chacun des trois disques, quatre plages hésitant entre un swing sans cesse remis en cause par une suite d’emportements (Bradford, d’abord, soutenu dans ses provocations par une section de cordes récalcitrantes lorsqu’il ne préfère pas inoculer un peu de blues à l'improvisation), un free prononcé et des monceaux d’électroacoustique nébuleuse.
Dirigeant peut être davantage l’improvisation qu’il conduit l’orchestre, Gjerstad décide avec un aplomb majestueux des reliefs à donner aux paysages sonores traversés par l’ensemble. Rampant pour plus de discrétion ou affirmant avec autant d’acharnement que Brötzmann lorsqu’il animait ses Machine Gun Sessions, le saxophoniste compose avec intelligence, réamorce ses progressions musicales de différentes et toujours belles manières jusqu’à ce que la raison reprenne le dessus : l’orchestre termine sur une répétition timide du vibraphone.
Lorsqu’on lui demande de se souvenir de ces concerts joués au sein du Circulasione Orchestra, Kevin Norton : « J’ai été heureux de revenir à Moers en compagnie de Frode. J’y étais déjà venu avec Fred Frith et Keep the Dog, mais il me semblait que j’avais évolué depuis en tant qu’improvisateur. Je me souviens de l’atmosphère de Moers, des campeurs dans les parcs tout autour de l’endroit du festival, c’était très agréable. J’ai aussi pensé qu’y jouer en compagnie de Frode vaudrait le coup parce que notre travail ensemble est très important pour moi, pour mon développement en tant que chercheur sonore. Il y a certains sons, approaches ou techniques, qui m’ont été révélées en jouant avec Frode. »* Kevin Norton, de conclure ici aussi.
Première des cinq parties d'un concert donné par l'une des incarnations du Circulasione Orchestra à Stavanger en 2008. L'intégrale est à retrouver ici. La chronique d'Open Port là.
Frode Gjerstad Circulasione Orchestra : Bandwidth (Rune Grammofon / Amazon)
Edition : 2009.
CD1 : 01-04/ Yellow Bass & Silver Cornet II (Part 1-4) – CD2 : 01-04/ Yellow Bass & Silver Cornet III (Part 1-4) – CD3 : 01-04/ Dancing in St. Johan IV (Part 1-4)
* Propos de Frode Gjerstad et Kevin Norton recueillis fin novembre 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Frode Gjerstad: On Reade Street (FMR - 2008)
Sur On Reade Street – enregistré à New York en 2006 –, Frode Gjerstad, William Parker et Hamid Drake remettent ça : improvisation dont l'imagination débordante de qui la mène aide à l'édification d'un free jazz ne s'interdisant ni recours au swing (Drake, en force sur The Street) ni subtiles digressions latines (The People).
A l'alto en ouverture et fermeture, Gjerstad passe à la clarinette sur The Houses, pièce à la noirceur instable changée bientôt en tranquilité infaillible, qui finit de diversifier le propos d'un échange toujours aussi – voire, plus – inspiré.
CD: 01/ The Street 02/ The Houses 03/ The People >>> Frode Gjerstad with William Parker & Hamid Drake - On Reade Street - 2008 - FMR.
Circulasione Totale Orchestra : Open Port (Circulasione Totale, 2008)
Sur Open Port, le Circulasione Totale Orchestra – grand ensemble dirigé par Frode Gjerstad et formé de musiciens toujours prêts à en découdre (Sabir Mateen, Bobby Bradford, Louis Moholo-Moholo, Paal Nilssen-Love ou encore Kevin Norton) – redessine les contours de l'orchestre free.
Allant crescendo sur un décorum électronique chargé en éléments perturbateurs dont s'occupe John Hegre, les instruments à vent font d'abord corps avant l'apparition de tentatives individuelles : clarinettes de Mateen et Gjerstad et cornet de Bradford ouvrant une suite infaillible de performances éparses. Revenus à eux, les intervenants adoptent un ton moins vindicatif, pour faire face aux grésillements de fin de parcours, qui emporteront l'ensemble en sublimant la noirceur d'une œuvre totale et réussie.
CD: 01/ Yellow Bass and Silver Cornet (In Memory of Johnny Mbizo Dyani and John Stevens) >>> Circulasione Totale Orchestra - Open Port - 2008 - Circulasione Totale.
Gjerstad, Norton & Rogers: Antioch (Ayler - 2008)
En Norvège, en 2005, Frode Gjerstad revoyait ses façons aux côtés du percussionniste Kevin Norton et du contrebassiste Paul Rogers.
Antioch, de suivre alors l'allure improvisée de quatre grands mouvements, le long desquels le leader passe de saxophones en clarinette basse, quand Norton va et vient entre vibraphone et batterie. Attendri, Gjerstad suit à la clarinette les conseils apaisants de Norton sur Ramparts, pour adapter d'autres méthodes à sa pratique de l'alto : emportements plus expérimentaux d'Ultimately Betrayed, à la fin duquel les tensions finissent par retomber.
Pour permettre le développement de Common Misconception, meilleure improvisation de la séance, sur laquelle le saxophone basse progresse entre des notes lentes de vibraphone et celles d'un archet soudain tourmenté. Pour conclure, l'aimable dialogue entre Rogers et Gjerstad contrastant sur Monad, Dyad, Triad avec les coups intempestifs distribués par Norton sur son instrument. Le trio s'en tient là, avec raison.
CD: 01/ Ramparts 02/ Ultimately Betrayed 03/ Common Misconception 04/ Monad, Dyad, Triad
Frode Gjerstad, Kevin Norton & Paul Rogers - Antioch - 2008 - Ayler Records. Téléchargement.
Interview de Frode Gjerstad
Aujourd'hui, 24 mars 2008, Frode Gjerstad a 60 ans. Ancien partenaire de John Stevens et Johnny Dyani (au sein de Detail), ce multi instrumentiste s’est fait collectionneur de collaborations décisives (Derek Bailey, William Parker, Kevin Norton) et meneur de projets différents bien que tous sans concessions (Calling Signals, Circulasione Totale Orchestra). Sur son propre label, Circulasione Totale, il vient de produire un nouvel enregistrement du trio qu’il mène depuis une dizaine d’années, aux côtés de Paal Nilssen-Love et Oyvind Storesund.
... Lorsque j’ai eu 9 ans, en 1957, mon père nous a offert à ma soeur et à moi un phono d’occasion, accompagné de nombreux 78 tours et de deux ep tirés de The Benny Goodman Story. J’ai tout de suite été attiré par ce son, et ce que j’ai ressenti a d’abord été la liberté avec laquelle ces musiciens jouaient leur musique : Teddy Wilson, Gene Krupa, Harry James et Lionel Hampton sont devenus des noms qui représentaient une musique qui n’avait rien à voir avec celle que j’avais pu entendre auparavant. A cette époque, le seul nom de jazzman que je connaissais était celui de Louis Armstrong. Et puis, en écoutant la radio, j’ai découvert Coleman Hawkins, Ben Webster et quelques autres encore. Celui dont je me souviens particulièrement est celui d’Eric Dolphy, en raison de son incroyable jeu à la flûte. A mes oreilles, il me faisait l’effet d’un oiseau, et j’étais très impressionné par la manière dont il ponctuait de ses sons la musique qu’il jouait. En ce qui concerne le rock, des trucs comme Elvis, cela ne m’a jamais vraiment touché. Je voyais cela comme étant d’une qualité en dessous de ce que j’entendais dans le jazz. Enfin, je me suis quand même intéressé aux Beatles, aux environs de 1964, mais ça n’a pas duré. Je suis passé rapidement aux Rolling Stones, aux Animals, et puis au blues : Howlin’ Wolf, Bo Diddley, Muddy Waters, Lightnin'Hopkins... Je me suis acheté une guitare électrique pour en jouer un peu avec quelques copains.
Et en ce qui concerne le free jazz ? En 1966, je crois, je suis tombé à la télévision sur un musicien qui jouait du saxophone et du violon avec une intensité que je n’avais jamais rencontré jusque-là. C’était Ornette Coleman. Sans doute à l’époque du Golden Circle. Sa conviction et son intendité étaient incroyables. Plus tard, j’ai commencé à lire un peu Down Beat. Albert Ayler était en couverture du premier numéro que je me suis acheté. Son interview m’a laissé avec pas mal de points d’interrogation, je ne savais pas encore qui il était et de quoi il parlait exactement, mais il y avait quelque chose dans cette interview qui me disait qu’il fallait que je l’entende. Je lisais tout ce que je pouvais trouver qui avait un rapport au jazz, et j’ai dépensé beaucoup d’argent, dans des disques de Leadbelly aussi bien que dans ceux de Monk.
Quand votre pratique instrumentale a-t-elle débutée ? J’ai joué de la trompette et du cornet pendant quelques années dans un orchestre de l’école. A cette époque, j’étais obnubilé par Miles Davis, Cannonball Adderley et John Coltrane. Je jouais aussi dans un groupe de blues, mais, lorsqu’est sorti In A Silent Way (Miles Davis, ndlr), le groupe de blues avec lequel je jouais a commencé à dérailler vers d'autres sortes de sonorités. Nous jouions de la musique dansante pour les jeunes gens, et puis nous improvisions totalement un morceau, qui pouvait durer un set entier. Ce qui signifiait alors que nous jouions pendant une heure sur un seul et unique accord. Et puis, un jour, le saxophoniste a dû quitter le groupe, et on m’a demandé de faire un choix : soit, de me mettre au saxophone, soit, de quitter le groupe à mon tour. Ca a été un des grands moments de ma vie !
Comment s’est faite votre rencontre avec John Stevens ? Jusqu’aux environs de 1968, les musiciens américains étaient les seuls qui existaient pour moi. Je lisais le Melody Maker, dans lequel j’ai, un jour, lu une interview de John Stevens. Il m’a tout de suite fait l’effet d’un homme qui avait des opinions et des idées originales. Un peu plus tard, Bobby Bradford était interviewé tandis qu’il jouait au sein du Spontaneous Music Ensemble. Lui aussi m’a donné l’impression qu’il était un homme à part. A l’automne 1981, j’avais un concert de prévu avec le pianiste Eivin One Pedersen, mais sans batteur. Alors, je me suis dit ”pourquoi ne pas essayer, pour une fois, de jouer avec une véritable batteur ?”. J’ai alors pensé à John Stevens, que j’avais rencontré deux ans plus tôt à Londres. Je l’appelle, et il rapplique. Nous avons répété une fois, et avons fait ce concert ensemble, et ça y était : je me suis senti tellement libre et si plein d’énergie aux côtés de John qu’il m'a été difficile de redescendre après le concert. Il a alors suggéré que l'on fasse appel à Johnny Dyani, son contrebassiste préféré. Nous avons alors fait notre première tournée avec Dyani en mars 1982, sous le nom de Detail. Nous avons joué au Festival de Molde cet été là... Puis, plus tard dans l’année, notre pianiste est parti et nous avons continué de nous produire en trio jusqu’à ce que Johnny ne meurt, en 1986. Peu avant sa mort, nous avions fait une tournée en Angleterre en compagnie de Bobby Bradford. Après cette tournée, je me suis fait voler mon ténor et mon embouchure, après quoi je n’ai jamais pu retomber sur le son que j’avais à l’époque. Je n’étais pas satisfait de mon nouveau ténor, et je me suis mis à jouer sur un vieil alto de la marque Martin, sur lequel j’ai tout à coup trouvé le son qui me correspondait. Le trio a pu poursuivre son travail, et nous avons alors accueilli de nombreux musiciens : Paul Rutherford, Barry Guy, Dudu Pukwana, Evan Parker, Harry Beckett... Après la mort de Dyani, le contrebassiste Kent Carter a rejoint le groupe. Il vivait en France et avait joué aux côtés de Steve Lacy pendant pas mal de temps. Avant cela, il y eut aussi Paul Bley... Durant les dernières années, nous avons joué avec Billy Bang, et puis de nouveau avec Bobby Bradford, qui adorait le jeu de Kent. Je pense que la musique que nous jouions au sein de Detail était trop jazz pour les gens intéressés par l’improvisation, et trop improvisée pour ceux intéressés par le jazz. Nous étions assis entre deux chaises, même si je pense encore qu’il s’agissait là de bonne musique. J’aime relier musique et rythmes, s’une façon ou d’une autre. Je pense que la musique évolue bien mieux ainsi. Parfois, lorsque je joue a-rythmique, je sens qu’il est plus difficile de s’investir. J’aime quand la musique est ”hot”, quand je me sens tout à coup comme dans une église dans laquelle les esprits te frappent, me sens en transe ou dans un état proche de l’orgasme. Grâce à John, j’ai donc rencontré beaucoup d’excellents musiciens. Il m’a aussi initié à son univers rythmique. Jusqu’en 1993, il m’a souvent invité à joindre son Spontaneous Music Ensemble, un groupe unique, l’un de mes préférés en tout cas à avoir versé dans la ”free music”. Nous étions très proches, et lorsqu’il est mort, en 1994, j’ai perdu un excellent ami, qui m’a souvent donné de précieux conseils. Nous avons enregistré ensemble sept disques avec Detail.
Comment envisagez-vous personnellement cette ”free music” ? Je ne la considère pas comme étant une musique intellectuelle, bien au contraire, je crois même en l’opposé. En ce qui me concerne, ma pratique a surtout à voir avec l’émotion, a un côté spirituel aussi. Il s’agit avant tout de sentiments et d’émotions.
En ce qui concerne le jazz, quels musiciens citeriez-vous comme influences ? Il y en a beaucoup : Ben Webster, Miles Davis, Ellington, Coleman Hawkins, Ornette Coleman, Jimmy Lyons, John Tchicai (à l’alto!), Sonny Rollins, Sam Rivers, Andrew Hill, Paul Bley...
Votre carrière est parsemée de rencontres et de collaborations, pouvez-vous nous parler de quelques-unes d’entre elles ? Eh bien, je rentre tout juste d’une série de six concerts donnés avec Han Bennink. Juste lui et moi. Je l’ai rencontré en mai dernier, nous avons joué ensemble une trentaine de minutes, c’est un homme délicieux ! Voyager avec lui est d’une facilité... C’est une personne très positive, qui me rappelle en plusieurs points John Stevens. Je regrette de ne pas l’avoir contacté plus tôt. J’aurais dû... La plupart des personnes que j’ai rencontrées se sont montrées très gentilles. On entend ceci ou cela sur telle personne, mais lorsqu’il vous arrive de jouer avec elle, dans 99% des cas, tout se passe à merveille. Nous avons tous nos côtés obscurs, mais je me suis rendu compte que dès que la musique part, les gens se concentrent et oublient qu’ils doivent repartir le lendemain à 6 heures du matin. Si vous êtes honnête et ne réservez aucune surprise à vos partenaires, tous se passe au mieux. Très souvent, j’ai été nerveux à l’idée de jouer aux côtés de quelqu’un que je ne connaissais pas. Comme la première fois, avec Bobby Bradford : mes genoux tremblaient tellement que j’avais du mal à me tenir debout. Une simple blague de Bobby a suffi à tout faire rentrer dans l’ordre. Lorsque j’ai rencontré William Parker à New York, il avait l’air d’un homme ordinaire. Il n’essaye d’impressionner personne puisque c’est un homme en paix avec lui-même. Tout comme Hamid Drake, qui est un autre partenaire délicieux. Ils savent ce dont ils sont capables et ne ressentent pas le besoin de démontrer quoi que ce soit. Je pense encore qu’avoir rencontré John Stevens, avoir joué avec lui et être devenu l’un de ses amis proches, a été l’une des périodes les plus importantes de ma vie musicale. C’était un homme humble, lui non plus n’était pas là non plus pour impressionner, mais pour vous rendre heureux et vous confronter au challenge. Tant que vous donniez de votre mieux, tout allait bien. C’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait. Un grand musicien, et un philosophe qui fumait Camel sur Camel.
Quand avez-vous formé le trio avec lequel vous venez d’enregistrer Nothing Is Forever ? En 1998. Je menais un ensemble de 10 musiciens, Circulasione Totale Orchestra, projet qu’il m’était alors impossible de poursuivre pour plusieurs raisons. Parmi ces musiciens, j’ai décidé de garder Paal Nilssen-Love et Oyvind Storesund pour repartir d’un trio qui, lorsqu’il serait au point, pourrait accueillir davantage de musiciens. Cette expérience nous a plu à tous les trois et, petit à petit, nous avons donné des concerts et avons tourné à l’étranger. A cette époque, Paal autant qu’Oyvind étaient frais et dispos, et nous avons maintenus notre trio. En décembre dernier, nous avons bouclé notre troisième tournée aux Etats-Unis et il semble que nous avons là-bas un petit public bien à nous. Paal et moi retournerons là-bas en août. Paal est très occupé ces jours-ci, et il n’est disponible que deux semaines par an, alors que j’en espérerais quatre. Quant à Oyvind, il joue maintenant de la contrebasse au sein de Kaizers Orchestra, un groupe de rock très populaire maintenant. C’est pourquoi je recherche maintenant d’autres personnes avec lesquelles jouer...
Nothing Is Forever est sorti sur votre propre label, Circulasione Totale, sur lequel vous avez déjà beaucoup publié. Administrer son propre label est-il une nécessité pour un musicien comme vous ? ”Administrer son propre label”, c’est une blague... La plupart du temps, j’essaye de faire sortir par d’autres que moi mes enregistrements. Mais, de temps à autre, je le fais moi-même, ou nous le faisons en trio. J’utilise ces disques pour faire un peu de promotion, ou je les vends les soirs de concert, ce qui est pratique. Il serait bien de pouvoir sortir un nouveau disque à chaque fois que débute une tournée, histoire de pouvoir payer l’essence. Si nous nous occupons de cela nous-même, nous récupérons plus d’argent et nous pouvons agir sur le prix du disque.
Pensez-vous vos disques comme autant de manifestes esthétiques ou comme des documents relatifs à votre parcours de musiciens ? Je pense que chaque CD est un document. C’est pourquoi j’enregistre la plupart du temps la musique que je donne en concerts. Nous sommes beaucoup plus concentrés devant un public. J’apporte mon Mac et quelques micros, et puis je m’occupe du mixage à la maison. J’aime beaucoup procéder comme ça, je le fais depuis pas mal de temps maintenant. Le mixage dépend d’un processus qui s’avère être lent pour moi parce que je ne lâche pas l’affaire avant d’être tout à fait satisfait du son. Ou presque tout à fait satisfait...
Comment pourriez-vous définir la musique que vous jouez sur ce disque ? Cela sonne parfois comme un free jazz en voie d’apaisement... Cette musique est celle d’une soirée de 2007 passée à Oslo. J’essaye effectivement de ne pas jouer aussi durement ou aussi fort qu’avant parce que je n’en vois plus l’intérêt maintenant. Je rejouerai certainement fort aux côtés de Peter Brotzmann... Et puis, j’aime pouvoir faire entendre les belles sonorités dont sont capables les clarinettes. Cependant, je pense que ma clarinette est assez bruyante de temps à autre. Nous avons fait une petite tournée en Angleterre quelques mois avant l’enregistrement de ce disque, et nous avons partagé la scène avec Ab Baars et Ig Henneman. Ab est un merveilleux joueur de clarinette, j’ai tellement eu peur lorsque je l’ai entendu qu’il m’a été difficile de jouer ensuite. Il produit des sons merveilleux, que je lui envie.
Sans nier les passages appuyés du disque, cet apaisement pourrait découler de votre expérience... L’improvisation pourrait être un moyen d’en apprendre encore sur vous-même ? Aujourd’hui, j’essaye de me perdre. J’essaye d’oublier tout ce que je sais. C’est pourquoi les clarinettes me tentent aujourd’hui, parce que je ne peux pas réellement en jouer. A l’alto, je peux jouer des standards et me référer au vocabulaire du jazz. Aux clarinettes, il m’est impossible de le faire avec la même efficacité, ce qui me confronte à quelque chose de plus surprenant. J’ai une très ancienne clarinette en Mi bémol, qui sonne vraiment faux, et à laquelle je ne me suis jamais entraîné, pourtant, j’en joue sur ce disque parce que, selon les doigtés que j’utilise, je ne sais pas ce qui va en sortir. Je jouais aussi de cet instrument aux côtés de Derek Bailey sur le disque Nearly a D (”Presque en Ré”, ndrl). Jouer de la musique de cette façon provoque la surprise, et la surprise est ce qui m’intéresse aujourd’hui.
Quels sont les projets qui vous occuperont ces prochains jours ? Quelques concerts de mon Circulasione Totale Orchestra sont prévus en mai. Stavanger, là où j’habite, sera aussi capitale européenne de la culture en 2008 et, pour l’occasion, ils m’ont donné un peu d’argent pour me permettre de former un nouveau groupe, qui comprendra des musiciens tels que Louis Moholo-Moholo, Morten J. Olsen, Anders Hana, Nick Stephens, Paal Nilssen-Love, Ingebrigt H. Flaten, Børre Mølstad, Sabir Mateen, Kevin Norton, Bobby Bradford, Lasse Marhaug et John Hegre. Nous joueraons ensemble à Stavanger et Moers en mai, Molde en juillet, Tampere, Oslo, Trondheim, Bergen, Copenhague, et ailleurs sur le continent en novembre. En mai, je jouerai aussi en compagnie de John Edwards et Mark Sanders au Festival de Bergen. En août, cette tournée américaine avec Paal Nilssen-Love... Il y aura aussi un projet un peu spécial : Peter Brötzmann et moi joueront de la clarinette avec le Nordic Voices, un groupe de sept vocalistes. La musique sera écrite pour les chanteurs, et Peter et moi improviseront. Le compositeur de l’oeuvre, Oyvind Torvund, a combiné une pièce qui permet aux musiciens d’entrer en connexion, et j'espère que nous pourrons la jouer dans d'autres églises d’Europe.
Frode Gjerstad, propos recueillis en mars 2008. La discographie complète en pdf.
Frode Gjerstad: Nothing Is Forever (Circulasione Totale - 2008)
Sur son propre label, Frode Gjerstad publie un enregistrement récent du trio qu’il forme en compagnie de Paal Nilssen-Love et Oyvind Storesund : Nothing Is Forever, sixième référence sur disque du groupe.
C’est en musicien presque apaisé que Gjerstad retrouve ses partenaires, élaborant avec eux des constructions délicates (graves de clarinette basse investissant la profondeur d'Is Nothing) ou servant une mélodie inattendue entre certaines insistances et quelques sifflements (Is Forever). Brut, il évolue ailleurs à l’alto sur la programmation rythmique contrariée de Nothing, ou consacre le temps de Forever au dialogue : avec l’archet de Storesund, puis la batterie de Nilssen-Love.
Nouvelle et brillante étape dans l’histoire du trio – recommander aussi les enregistrements publiés par FMR et Cadence –, Nothing Is Forever ignore de quoi demain sera fait pour, évidemment, tout donner tout de suite.
CD: 01/ Nothing 02/ Is Forever 03/ Forever 04/ Is Nothing
Frode Gjerstad Trio - Nothing Is Forever - 2008 - Circulasione Totale Records.
Frode Gjerstad: A Sound Sight (Ayler Records - 2007)
Enregistré voici dix ans à la Knitting Factory, A Sound Sight revient sur l’une des deux rencontres sur scène du saxophoniste Frode Gjerstad et du contrebassiste Wilber Morris. Larrons inspirés forcément en compagnie d’un troisième : le percussionniste Rashid Bakr.
Ancien sideman de Charles Gayle disparu en 2002, Morris dispense ici sa faculté d’écoute impressionnante, validant les propositions rocailleuses de Gjerstad au son de glissandos ou de mouvements d’archet sur lesquels s’accorde le trio malgré la déconstruction mise en place sur Sound. Plus loin, les deux hommes ouvrent ensemble Sight, titre qui recueillera les invectives échappées de l’alto avant d’exposer des égards traînants auxquels les tambours de Bakr opposeront tous les mérites de l’ardeur.
D’abstractions en preuves irréfutables d’une entente immédiate, A Sound Sight diversifie les arguments, et rend irrésistible l’obligation faite aujourd’hui qu’on le télécharge.
CD: 01/ Sound 02/ Sound Sight 03/ Sight
Frode Gjerstad Trio - A Sound Sight - 2007 - Ayler Records. Téléchargement.
Frode Gjerstad : Live at the Termite Club (Loose Torque, 2006)
En septembre 2003, au Termite Club de Leeds, Frode Gjerstad élevait en compagnie de Nick Stephens (contrebassiste et créateur du label Loose Torque) et de Paul Hession (batteur entendu auprès de Derek Bailey, Peter Brötzmann ou Evan Parker) trois titres à la gloire d’un jazz flamboyant.
A la clarinette basse, d’abord, il enchaîne les aigus et invite ses partenaires à faire dérailler une pièce soutenue - grincements de l’archet de Stephens et ponctuation chaotique d’Hession. Si, sur la fin de Meeting at the Adelphi, le contrebassiste rêverait d’imposer un gimmick conciliateur, ses espoirs seront anéantis par The L Shaped Room : pièce plus accidentelle encore, bousculée sans cesse par les pratiques déviantes de Gjerstad, passé à l’alto.
Emmené davantage par Stephens – qui multiplie les propositions d’ouverture -, Brewers Tap combine d’autres aigus de clarinette basse, déposés plus discrètement, et le soutien instable mais efficace de la section rythmique. Avant de servir un swing, et de laisser le champ libre à un solo brillant de saxophone alto.
Le plus souvent frénétique, Live at the Termite Club profite de circonstances diverses – pratiques instrumentales iconoclastes, retenue tout à coup nécessaire ou rôle du leader soudain partagé – pour se voir attribuer une place de choix parmi le nombre des enregistrements de Gjerstad.
CD: 01/ Meeting at the Adelphi 02/ The L Shaped Room 03/ Brewers Tap
Frode Gjerstad - Live at the Termite Club - 2006 - Loose Torque.