François Carrier, Michel Lambert, Rafal Mazur : Unknowable (Not Two, 2015) / François Carrier, Michel Lambert : iO (FMR, 2015)
Le temps de s’adapter à Rafal Mazur, leur nouvel ami, et François Carrier et Michel Lambert retrouvent les plis et bosses de leur musique serpentée. Rien de neuf dans leur chant non voilé : le saxophoniste module le silence puis attaque sans préavis. Son phrasé empli de zébrures et de soleils éclatés inspire la caisse claire émancipée (sur-mixée ici) de son compère. Quant à la basse acoustique de leur ami polonais, elle se plait à saturer un cercle déjà débordant. Pas facile de temporiser avec ces deux-là, on en convient.
Reste à épingler / questionner le très discutable équilibre de la prise de son ainsi que quelques cuts assez incompréhensibles (un solo de batterie, par exemple, coupé sans aucun ménagement). Plaisir d’écoute souvent gâché ici mais compensé par un free instantané et ne comportant aucune trace de lourdeur ou d’ennui.
François Carrier, Michel Lambert, Rafal Mazur : Unknowable (Not Two Records)
Enregistrement : 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Listening Between 02/ Insightful Journey 03/ Be Young Beyond 04/ Unknowable 05/ Springing Out 06/ Dissolution
Luc Bouquet © Le son du grisli
Quelques mois plus tôt, François Carrier et Michel Lambert profitaient d'un duo pour réviser leurs classiques : escarmouches bien senties, caisse claire agressive, alto frondeur, caquetages d’hautbois, chants serrés, crochets secs, figures familières. Bref faisaient du Carrier-Lambert. Et le faisaient bien.
François Carrie, Michel Lambert : iO (FMR)
Enregistrement : 2012 & 2013. Edition : 2015.
CD : 01/ IO 02/ Blueshift 03/ Mock Sun 04/ Big Bounce 05/ Superstring 06/ Albedo 07/ Ida 08/ Open Cluster 09/ Nutation
Luc Bouquet © Le son du grisli
Edwards, Lee : White Cable, Black Wires (Fataka, 2013) / Carrier, Lambert, Edwards, Beresford : ...to The Vortex (Not Two, 2013)
25 mai 2011, Welsh Chapel, Londres. Cinq improvisations contrebasse / violoncelle découperont à force d’applications appuyées (John Edwards, Okkyung Lee) et l’un et l’autre instrument.
De jeux de question-réponse en champs libres, Edwards et Lee vont et viennent, cognent et scient ; faisant parfois même le dos rond (scie à archet alors tenue à l’envers), fendent avec une autre efficacité, débitent avec un autre panache un bout de bois et de cordes dont les éclats percent sur partition. De celle-ci, le sujet est les dissensions que l’urgence impose et que White Cable, Black Wires répond gère à force d’acharnements qui impressionnent.
John Edwards, Okkyung Lee
WCBW III
John Edwards, Okkyung Lee : White Cable, Black Wires (Fataka / Metamkine)
Enregistrement : 25 mai 2011. Edition : 2013.
CD : 01-05/ WBCW I - WBCW V
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Le duo Carrier / Lambert associée à la paire Edwards / Beresford : l’occasion date du 6 décembre 2011 (concert donné au Vortex de Londres). Dans l’ombre, les tensions feront et déferont l’improvisation : l’alto évoluant, avec une légèreté de contraste, sur les passes de cordes et de batterie, avant de bouillir sous l’effet d’un motif répété par Edwards. Quelques flottements ici ou là, mais les relances sont souvent irrésistibles.
François Carrier, Michel Lambert, John Edwards, Steve Beresford : Overground to The Vortex (Not Two)
Enregistrement : 6 décembre 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Mile End 02/ Bow Road 03/ Archway 04/ Barkingside
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
François Carrier, Michel Lambert : Shores and Ditches (FMR, 2012)
La St. Leonard’s Shoreditch Church de Londres inspirerait-elle les improvisateurs s’y produisant ? Après le lumineux Shoreditch Concert avec Hannah Marshall, Nicola Guazzaloca, Gianni Mimmo et Leila Adu (Amirani Records), c’est au tour du duo François Carrier - Michel Lambert (+ invités) d’investir les lieux.
En duo, d’abord, batteur et saxophoniste veillent à ne pas troubler la résonnance de l’église palladienne. L’altiste organise la mélodie tandis que le batteur-percussionniste se déleste des tissus étouffant les peaux de ses fûts pour s’en aller conquérir de justes résonnances. Plus loin, en trio avec le contrebassiste Guillaume Viltard, la douceur s’arme d’un épais venin. L’altiste répond à une sirène de police qui passait par là et la contrebasse laisse échapper quelques fines larmes. Ensuite, en quintet, avec Daniel Thompson et Neil Metcalfe, flûte et alto avouent leurs désirs de correspondance, débattent et insistent sur quelque trame obsessionnelle. Et enfin, les cloches de la St. Leonard’s Shoreditch d’accompagner le saxophoniste en un duo à l’inspiration continue. A qui le tour maintenant ?
François Carrier, Michel Lambert : Shores and Ditches (FMR / Improjazz)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Caldera 02/ Upstream 03/ Lava 04/ Reef 05/ Wadi 06/ Shores and Ditches
Luc Bouquet © Le son du grisli 2013
François Carrier, Alexey Lapin, Michel Lambert : In Motion (Leo, 2011)
Le lendemain – mais dans une autre salle – de l'enregistrement d'All Out, le trio n’aura plus besoin de round d’observation. L’improvisation sera, d’emblée, tenace et soutenue. Le saxophone sera coltranien, insatiable ; la batterie sera étau et le piano s’offrira même une errance solitaire (This Grand?).
La musique portera une incantation inconnue jusqu’ici puis radiera son effervescence au profit d’actes plus posés : la mélodie s’apaisera, les espaces ne seront plus obturés, la batterie soutiendra à elle seule le crescendo, les harmoniques se feront plus rauques et moins contraintes.
Et Love in Space de conclure et synthétiser (la violence, la douceur, la respiration, l’étreinte) une série de trois soirées aux densités variables et souvent passionnantes.
François Carrier, Michel Lambert, Alexey Lapin : In Motion (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ This Grand ? 02/ Is He… 03/ All Of A Sudden 04/ About To Go 05/ Love In Space
Luc Bouquet © Le son du grisli
François Carrier, Alexey Lapin, Michel Lambert : All Out (FMR, 2011)
Tout comme la veille (Inner Spire / Leo Records), il faudra quelques minutes au trio pour trouver ses marques. Un duo piano-batterie, particulièrement décoiffant, vers la septième minute délivre maintenant nos trois amis. En bons géomètres farceurs et géographes consciencieux qu’ils sont, François Carrier, Michel Lambert et Alexey Lapin vont déborder le cercle de leur improvisation sans préavis.
Lignes épaisses et boudinées, piano et alto en surchauffe, batterie démembrée ; cette musique semble ignorer respiration et espaces. Et, ici, échouant à éteindre les braises, on lui pardonnera, bien volontiers, sa juvénile torsion : la convulsion lui va si bien. Demain, ils seront de nouveau présents à Saint Petersburg. Tomorrow Is (toujours) the Question ? A suivre…
François Carrier, Michel Lambert, Alexey Lapin : All Out (FMR / Improjazz)
Enregistrement : 2010. Edition : 2011
CD : 01/ Blaze 02/ Wit 03/ Standing 04/ Distance 05/ Ride 06/ With It 07/ Of Breath
Luc Bouquet © le son du grisli
François Carrier, Alexey Lapin, Michel Lambert : Inner Spire (Leo, 2011) / Maïkroton Unit + Bewitched
La régularité rythmique n’emprisonne que peu de temps l’improvisation éclatée de l’altiste François Carrier et du pianiste Alexey Lapin : très vite, Michel Lambert, percutant de son état, range le métronome-balais dans son cabas et brise en mille morceaux le mouvement qu’il venait d’imposer.
Chose évidente maintenant : le free jazz prend racine et se refuse à interpréter d’autres rivages. L’enchevêtrement harmonique du couple alto-piano, les espaces aménagés en début d’improvisation avortent (presque) toujours car l’heure est à la convulsion (et dans ce domaine, le saxophoniste surprend agréablement). De cet échec consommé naît une musique sans complexe, idéale d’énergie et de détournement. Frontale, sans courbes et sans cachoteries, elle navigue audacieuse et (presque) toujours convaincante.
François Carrier, Alexey Lapin, Michel Lambert : Inner Spire (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Inner Spire 02/ Square Away 03/ Tribe 04/ Round Trip 05/ Sacred Flow
Luc Bouquet © Le son du grisli
En ce Maïkotron Unit enregistré au printemps 2010, on trouve Michel Lambert aux percussions et maïkotron associé à Michel Côté (maïkroton de même, saxophones et clarinettes) et Pierre Côté (basses et violoncelle). C’est là une musique de mélodies et d’atmosphères qui, lorsqu’elle n’intègre pas le champ d’un jazz délavé lorsqu’il n’est pas plutôt clinquant, parvient à arranger toquades et tourments au point d’élever une musique de chambre autrement convaincante. Ex-Voto en demi-teinte.
Epilogue / Dedication / Transfiguration sont, dans l’ordre, les trois temps de cette improvisation produite par Intonema après avoir été donnée à Saint-Petersourg par Bewitched, association de Thomas Buckner (voix), Edyta Fil (flûte), Ilia Belorukov (saxophone alto et objets), Alexey Lapin (piano) et Juho Laitinen (voix et violoncelle). Si l’on pouvait craindre que la somme de deux lyrismes (celui de Buckner et celui de Lapin) entraîne le projet à sa perte, c’est une belle composition d’interventions déboîtées et fragiles que l’on développe ici. Encouragements à la flûte d’Edyta Fil.
Véronique Dubois, François Carrier : Being With (Leo, 2010)
Véronique Dubois et François Carrier : deux chamans en cérémonie. Deux passeurs de songes, deux guérisseurs de l’âme. The Music Is the Healing Force of The Universe : on le sait depuis le début des temps mais le rappel du grand Albert n’était pas de trop.
Alors ici, il y a les stridences vocales de l’une, le saxophone-aérophone de l’autre. Rarement d’unisson mais une broderie autour de la mélodie, un contre-point mis à mal. Ou pour faire plus clair : l’un phrase, l’autre moins. Soit deux musiciens dégagés du copier-coller et investis dans la multiplication des forces, la diversification des points-de-vue. Très souvent (trop souvent ?) : l’appel de l’une, la réponse de l’autre.
On connaissait François Carrier, beaucoup moins (pour ne pas dire pas du tout) Véronique Dubois et la découverte emballe. Des cris, des stridences, un chant clair, intensif et sans retenue, une présence soutenue et cette impression de guider, conduire l’improvisation sans jamais ne rien imposer à son solide partenaire. Gageons que la suite sera encore plus surprenante.
Véronique Dubois, François Carrier : Being With (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Beginning 02/ Six Balloons 03/ Kind of Off 04/ Koko Nuts 05/ Quiet 06/ Infinite Tones 07/ Otto Dix 08/ Lost Trails 09/ Spel 10/ Stranger 11/ Quelques sortes 12/ Comme ça 13/ Trough the Window
Luc Bouquet © Le son du grisli
François Carrier, Michel Lambert: Nada (Creative Sources - 2009)
En vingt vignettes sonores composées sur l’instant (Nada), François Carrier (saxophones, flûtes) et Michel Lambert (percussions, objets) scellent leur entente spéciale.
Assurée, aussi, celle-ci installe avec la même aisance miniatures déconstruites (Falls, Growing, Multiverses) et impressions sereines (Aperçu, Nada), Carrier distribuant aux unes et aux autres quelques parcelles de mélodies claires. Ici et là, une progression plus difficile corse l’échange et le sublime : Sparkies courant sur une gradation d’insistances aussi galvanisantes que l’est l’ensemble de Nada.
CD: 01/ Between Colors 02/ Background 03/ Aperçu 04/ Growing 05/ Way Out 06/ Falls 07/ Nada 08/ Multiverses 09/ Earth Beat 10/ Emergence 11/ Unknown 12/ Sparkies 13/ Clouds 14/ Transformation 15/ Drops 16/ Blanks 17/ Source 18/ Tabula Rasa 19/ Circles on The Water 20/ Just Another >>> François Carrier, Michel Lambert - Nada - 2009 - Creative Sources. Distribution Metamkine.
François Carrier déjà sur grisli
Within (Leo Records - 2008)
Kathmandu (FMR - 2007)
Happening (Leo - 2006)
Interview
Michel Lambert déjà sur grisli
Meditation on Grace (FMR - 2008)
Kathmandu (FMR - 2007)
Interview de François Carrier
Après la sortie de l'excellent Within, qui suivit celle du non moins remarquable Kathmandu, le saxophoniste François Carrier se voit consacrer par le label Ayler Records une boîte digitale – épaisse de sept disques si l’auditeur tient à la matérialiser – dont l’intéressé confirme ici la sortie, tout en donnant au son du grisli des indices concernant sa pratique instrumentale et sa place dans le monde : au bout de l’improvisation de Carrier : la priorité de l’instant, et une esthétique à toutes épreuves.
... Mon premier souvenir musical, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est le cœur de ma mère, in vivo. Très jeune, elle était musicienne dans l’âme, état qu’elle m’a rapidement transmis. Elle écoutait les grands classiques comme les symphonies de Beethoven et la musique de Bach. Dans les années 60, elle nous jouait ses trente-trois tours de Charles Aznavour sur son stéréo. On peut dire que mon environnement était essentiellement constitué de musique de toutes sortes et de beau. Je suis pratiquement né en chantant, en dansant et en jouant. Singulièrement sensible et attentif à mon environnement dès ma venue au monde, j’ai tout de suite senti un appel sans trop savoir d’où il venait. Et puis, un jour, la vie a décidée de mettre sur mon chemin un son de saxophone. Waw ! On peut dire que c’est la première fois de ma jeune vie que j’entrais en contact avec une émotion aussi profonde. L’émerveillement. La même journée de 1968, je revenais de l’école primaire avec un saxophone. C’est là que ma belle musique a commencé. Yves, le plus vieux de mes quatre frères, jouait aussi de la trompette. J’ai donc continué, bon gré mal gré, à jouer sans trop me soucier des genres ou des étiquettes. Un jour, au secondaire, un ami flutiste m’a donné en cadeau un disque de Phil Woods intitulé Phil Talks to Quill. Ça m’a complètement bouleversé d’écouter ces deux virtuoses du swing à la sonorité voluptueuse. À 16 ans j’avais tous les disques de Phil Woods, de Charlie Parker, et plein d’autres albums de Coltrane, Miles Davis, Cannonball Adderley, Mingus et j’en passe.
Ces musiciens qui vous ont amené à jouer la musique que vous défendez aujourd’hui… Si j’avais dirigé toute mon attention sur les enseignements qu’on m’a transmis, il est certain que mon chemin aurait bifurqué vers l’économie de marché, un travail, une famille, une maison, une voiture. Non merci. J’ai plutôt opté pour le vrai, l’intuition, la vie. Il était certain dès lors que j’allais, comme ceux à qui je m’identifiais, enregistrer de beaux disques. Lors de ma première expérience d’enregistrement, à l’âge de 15 ans, microphones, fils, consoles, boutons de toutes sortes sont devenus les éléments de mon terrain de jeu. Et puis, la vie m'a amené sur des chemins un peu sinueux, d’où je n’ai pas perdu de vue la musique. Alors, j’ai dis oui au jeu : jouer et jouer encore. Et oui, aussi, à l’enregistrement. Il y a quelques années j'ai décidé que je ne ferais plus aucun compromis, ce qui est un choix téméraire et aussi courageux. Je ne sais jamais de quoi demain sera fait mais une chose que je sais est que je suis habité par la musique à chaque instant de mon existence. Alors, je me dis soyons authentique, choisissons la joie et célébrons la vie.
Des figures ont-elles jamais influencé votre pratique musicale ? Au cours de notre vie, on naît, on vieillit et on meurt. Pendant toute la durée de cette courte vie on nous apprend, on nous enseigne, on nous dicte, on nous conditionne. Emprisonnés dans nos concepts et nos mémoires se trouvent le connu, le savoir, le mental, la pensée, le passé. Ayant compris ce mécanisme humain que je qualifie de primitif, je choisi maintenant de ne plus agir en fonction de ma mémoire mais plutôt en accord avec le « senti », les émotions, l’intuition. Aujourd’hui, je n’entretiens aucun rapport avec rien d’autre que l’univers tout entier. Les étiquettes, les genres, les couleurs, les races, les frontières ne sont pour moi que pures illusions. Je suis simplement « avec » la musique. « Être avec » ! Voilà de quoi je parle. « L’écoute », avec tout notre être.
Quels seraient les mots les plus appropriés qui pourraient décrire votre pratique ? Quelle différence faîtes-vous, par exemple, entre jazz et improvisation ? Je fais surtout une différence entre le vrai et le faux au niveau absolu, tout est tout, bien entendu (rires). Malheureusement, dans notre monde dépourvu du sens de « l’écoute », on doit tout étiqueter. Pour moi, la musique, comme toutes formes d’arts, relève du sacré – un sacré qui n’est associé à aucune religion ou croyance. L’art sacré, très rare dans notre société humaine, est cette forme d’art où l’artiste a une responsabilité envers la société dans laquelle il évolue. L’artiste s’engage à fond dans la création et l’introspection ; chaque instant devient un moment de grâce. L’artiste se donne corps et âme, sans condition, sans compromis, à très long terme. Son œuvre devient immortelle et intemporelle, authentique et singulière. À travers sa démarche, il éveille les consciences, son art est le propre miroir de l’âme humaine. Cessons donc de nous projeter dans le futur et nous serons libérés de notre passé. Ainsi, nous sommes entièrement au service de la musique, de la création, aujourd’hui et maintenant.
« Être au service de la création » en faisant acte de création réfléchie ou en se laissant davantage porter par le hasard ? D’abord, le hasard n’existe pas. En ce qui me concerne, j’écoute l’univers me parler. Je suis dans un profond état de présence, écoutant tout ce que la nature me raconte. D’innombrables symphonies de joie et de lumière. Ce qui est magnifique, c’est que cet état de présence est à la portée de tous. Tout ce qu’il y a à faire, c’est se libérer de nos peurs. Ainsi, chacun trouve sa paix propre et agis en fonction de qui il est vraiment. Plus besoin de références, au passé notamment.
Dans ce cas, pourquoi continuer à enregistrer des disques, qui ont aussi valeur de documents ? Pourquoi ne pas se contenter de jouer votre musique en public ? Le plus important pour moi c’est la vie, le battement du cœur, ici et maintenant. Puis il y a la musique, vivante, ici et maintenant. Lorsque qu’un artiste exécute son art, il disparaît, sa pensée disparaît simplement. Plus aucun souci, plus aucun plan, plus aucune forme n’existe, même pas l’idée du moment présent. L’ego disparaît simplement et là, il y a création. Comme une œuvre de Matisse ou de Van Gogh, comme une cantate ou une improvisation de Bach, comme une sculpture de Giacometti, ou encore comme la musique de Coltrane ou de Monk. Tout ce qu’il reste c’est le jeu pur. En art visuel, l’acte de création est immortalisé soit sur un canevas soit dans la roche. En cinéma et en photo, le mouvement et la lumière sont figés sur la pellicule ou sous forme de pixels. La musique, elle, on la fige sur des partitions, sur des bandes ou des supports numériques. L’enregistrement demeure secondaire. Nous avons donc la possibilité d’immortaliser ces moments de musique et parfois il en ressort des moments de grâce. Les enregistrements sont donc un legs. La musique, la vraie, est intemporelle. Fort heureusement, il y a des disques et des enregistrements pour nous le rappeler, faute de diffusion. Lorsque j’écoute la musique de Stravinsky ou de Coltrane, je ne pense pas à l’enregistrement passé. En fait je ne pense à « Rien ». Je suis avec l’écoute.
Vous êtes récemment allé en compagnie du percussionniste Michel Lambert jouer au Népal. Pouvez-vous me dire quelques mots à propos de ce duo, et aussi si le voyage a un effet sur votre façon d’aborder l’improvisation ? Ce que j’aime le plus chez Michel, c’est sa formidable faculté d’être présent, « d’être avec ». Personnellement, je choisis de m’entourer de musiciens et d’artistes ayant ce sens profond de l’écoute, d’où mes collaborations avec Paul Bley, Gary Peacock, Bobo Stenson, Pierre Côté, Dewey Redman, Jean-Jacques Avenel… Quant au voyage, on dit qu’il forme la jeunesse. Je dis, moi, que le voyage contribue à une jeunesse éternelle. Le cœur s’ouvre à la différence, l’écoute ne peut être que plus grande. L’improvisation est au centre de notre discours musical parce qu’elle incite à la spontanéité. Il n’y a spontanéité qu’en l’absence de connu. La tradition veut que le musicien de jazz improvise sur une forme, une harmonie et un tempo. C’est aussi le cas dans la musique indienne où la forme est substituée par le raga. Est-il nécessaire qu’il y ait un début et/ou une fin à une pièce musicale, à la musique ? Le plus important n’est ni le contenant, nie le contenu, mais plutôt l’état « d’être avec ».
Comment envisagez-vous la suite de votre parcours musical ? A quoi tient ce que l’on pourrait appeler une « évolution » dans ce domaine ? Je n’ai jamais vu venir le début, il ne peut donc pas y avoir de suite. Même si je désire ou si je convoite une suite, je peux mourir aujourd’hui ou demain. La pratique musicale est une question d’action, ici et maintenant. Bien sûr, je peux anticiper des enregistrements, des concerts et des tournées. Aujourd’hui, je suis plus préoccupé par le bien être de l’humanité que par ma pratique musicale. Si l’on observe l’évolution des grands musiciens de jazz on retrouve une constante commune à tous : ce sont des êtres vrais et authentiques, des êtres singuliers, sans compromis possibles, sans peurs ni appréhensions. À l’écoute ! Soyons simplement nous-mêmes, retrouvons notre sens de l’émerveillement, du jeu, de l’innocence, de la vulnérabilité, de la curiosité, de l’attention, de la joie et du sacré.
Une « digital box » récemment produite par le label Ayler Records revient néanmoins sur votre parcours. Que pouvez-vous me dire de ce projet ? C‘est un objet virtuel. Un coffret numérique. Jan Ström a eu cette idée l’année dernière. Depuis plusieurs années je lui envoie plein de musique enregistrée en public. C’est ainsi qu’on procède quand on veut publier notre musique. On choisit un label qui nous ressemble, auquel on s’identifie et on lui envoie notre musique. Lorsqu’on touche une corde sensible, le label va de l’avant en produisant nos CD. Connaissant très bien les difficultés du marché de la vente de CD, Ayler Records m’a donc proposé ce concept unique de coffret numérique afin de permettre au plus grand nombre d’avoir accès à notre musique. On peut ainsi télécharger la musique à la pièce, par album ou encore en téléchargeant tout le Coffret de 7 enregistrements « Live » avec différentes formations dans lesquelles interviennent les musiciens Michel Lambert (batterie), Pierre Côté, Michel Donato et Ron Séguin (contrebasse), Sonny Greenwich (guitare) et Dewey Redman (saxophone) à l’occasion d’une pièce inédite. Je trouvais l’idée audacieuse et intelligente.
Quels sont vos autres projets à sortir ? Un CD avec le pianiste suédois Bobo Stenson enregistré en public au festival de jazz de Vancouver en juillet 2002 : tout simplement géant. J’ai encore sur mes tablettes trois autres projets déjà enregistrés que je voudrais sortir de mon vivant. Et puis, un Ballet / Opéra multidisciplinaire avant-garde n’importe quoi… Enfin, des concerts, et des concerts, et des concerts…
François Carrier, propos recueillis début septembre 2008.
François Carrier: Within (Leo Records - 2008)
Le soprano dont use François Carrier au début de Within rappelle évidemment celui de Steve Lacy, dont le contrebassiste Jean-Jacques Avenel fut longtemps le partenaire. Mais bientôt, les grands et beaux gestes du batteur Michel Lambert (avec lequel Carrier enregistra récemment Kathmandu) interrompent l’hommage.
Sonne alors l’heure d’une rencontre rare, celle de trois musiciens donnant de belles preuves de vie d’un bout à l’autre de Within : notes soudainement allongées d’un saxophone qui se rêverait sorti d’un atelier d’Alep, grand archet de contrebasse puis kalimba pour permettre à Avenel de répondre aux saxophones de Carrier sur Part 2, frénésie appliquée à la batterie sur une troisième et dernière partie répétitive et envoûtante.
L’écoute de Within, d’en devenir rapidement obligatoire, parce qu’elle est celle d’une musique qui s’est faite non seulement dans l'instant où elle fut enregistrée, mais qui s’invente encore à chaque fois qu’on l’écoute.
CD: 01/ Part 1 02/ Part 2 03/ Part 3 >>> François Carrier, Jean-Jacques Avenel, Michel Lambert - Within - 2008 - Leo Records. Distribution Orkhêstra International.