Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Interview d'Ellery Eskelin

interview ellery eskelin juin 2015 le son du grisli

Il reste des musiciens avares, de confidences et donc de disques. Ellery Eskelin, saxophone ténor de Baltimore installé à New York depuis 1983, est de ceux-là. Quelques leçons de Dave Liebman et le voici multipliant les collaborations : Andrea Parkins et Jim Black, Gerry Hemingway, Han Bennink, Sylvie Courvoisier, Dennis González… Cette année, c’est pourtant seul qu’il revient : ce dont Solo Live at Snugs atteste.



… Mon premier souvenir de musique, c’est ma mère jouant de l’orgue. Elle était musicienne professionnelle à Baltimore lorsque j’étais enfant. En l’écoutant jouer, j’ai appris beaucoup de chansons et j’ai forgé mon sens du rythme.  

Tu vois éditer aujourd’hui Solo Live at Snugs, qui n’est que ton second enregistrement solo…Oui, Premonition était le premier, Solo Live at Snugs est le second. Vingt-trois années les séparent.

Qu’est-ce qui a changé dans ta pratique instrumentale, et dans ta façon de t’exprimer, entre ces deux époques ? Lorsque j’ai commencé à développer mon projet de saxophone solo en 1992, je voulais que le saxophone agisse d’une autre manière, musicalement parlant. A travers le phrasé et d’extrêmes juxtapositions de texture sonore, j’ai essayé d’imaginer le saxophone comme s’il était tout sauf un saxophone. Après des années passées à envisager l’instrument de cette manière, je m’intéresse aujourd’hui au principe même qui fait qu’un saxophone est un saxophone. Ce que j’obtiens est toujours basé sur la texture et le phrasé mais j’essaye de jouer du plus profond de l’instrument, d’en trouver le cœur.

Tu as beaucoup joué en duos, est-ce la formule que tu préfères ? En solo, la musique a tendance à évoluer assez lentement dans le temps (en tout cas, pour moi) et je ne ressens pas le besoin de la documenter jusqu’à ce que quelque chose ait assez changé pour en faire état. Avec un partenaire, la musique est tout de suite différente, puisqu’elle dépend de la personnalité de celui-ci et de notre interaction.  

Dans un souci de préservation peut-être, de nombreux musiciens ont tendance à consigner le moindre de leurs enregistrements sur disque. Dois-tu forcément ressentir le genre de « changement » dont tu parles pour envisager de faire paraître un nouveau disque ? Je pense que chaque musicien est différent à cet égard. Moi, j’essaye de travailler une chose après l’autre. J’aime constater le développement d’un projet dans le temps, les changements qu’il peut connaître. Certains projets peuvent bouger plus vite que d’autres. Je pense que le solo se développe plus progressivement, d’autant qu’il est comme mon vocabulaire de base. Selon le projet auquel il est appliqué, ce langage peut dire différentes choses, ce qui aura pour conséquence que tel ou tel projet sera plus souvent documenté.

Tu as récemment travaillé avec de jeunes musiciens (Harris Eisenstadt et Angelica Sanchez sur September Trio, Christian Weber et Michael Griener sur Jazz Festival Willisau…). Comment les rencontres-tu et qu’apportent-ils à ta musique ?  Ce n’est pas difficile de rencontrer des musiciens à New York. Ils sont partout. Et il est important pour moi d’écouter les nouvelles choses qui se font en matière de musique, en tout cas autant qu’explorer ce qui s’est fait par le passé.

Enseignes-tu ? Oui, je donne des cours privés. J’aime beaucoup ça. Surtout en ce moment, d'autant que les programmes universitaires enseignent le jazz d’une manière qui me motive à proposer quelques nuances, notamment sur l’aspect créatif de la chose.

De quelle façon choisis-tu les musiciens avec lesquels tu veux enregistrer ? Je les choisis sur l’idée que je me fais de notre possible association – de ce qu’elle donnera au son. Surtout lorsque nos approches dépassent un certain seuil de contraste. Il y a des chances pour que cela donne un « instantané musical » plus ouvert.

Tes projets de groupes respectent-ils tous ce vœu ? Ils suivent le même chemin, que trace l’idée que je me fais de ce que pourrait être ma rencontre avec telle ou telle personnalité. Il doit y avoir des points communs aux joueurs, qu'il faudra relier les uns aux autres. Et aussi des différences entre les musiciens afin de rendre notre musique plus ample.  

Tu enregistres souvent avec des partenaires que l'on dirait réguliers. Est-il aisé de dire de « nouvelles choses » avec des musiciens que tu fréquentes depuis tant d’années ? Ce n’est pas si difficile. A partir du moment où ces musiciens évoluent aussi en tant qu’individus, nous pouvons envisager ensemble d’exprimer quelque chose de nouveau.

Tes partenaires ne développent cependant peut-être pas leur pratique de la même manière que toi, et peut-être leurs attentes sont-elles différentes… Est-il alors question d’accorder vos intérêts ou, sinon, de jouer sans se soucier de rien d’autre ? Il faut d’abord que nous soyons d’accord pour faire avec nos sonorités et nos approches respectives, et alors nous entendre pour faire de la musique ensemble, l’un avec l’autre.

J’ai toutefois l’impression (je peux me tromper) que les musiciens disent davantage de leur art en solo – que ce soit en concert ou sur disque… Oui, peut-être. Mais il n’y a nulle part où fuir. Et, d’un autre côté, une bonne part du travail d’un musicien et de sa personnalité est révélée dans son interaction avec d’autres musiciens…  

Qu’est-ce qu’un exercice comme le solo apporte alors de différent ? Un enregistrement solo m’offre la chance d’expérimenter un peu plus intimement le point de vue d’un interprète (performer), afin d’entendre de quelle manière tous les éléments musicaux sont liés dans son esprit.

Quelle est la part d’improvisation dans ce dernier solo enregistré ? Quelle est ton point de vue sur l’improvisation libre – je me souviens par exemple de Figures of SpeechSolo Live at Snugs a été entièrement improvisé. Dans mon esprit, l’ « improvisation libre » veut dire libre de jouer ce qui nécessite d’être joué, et non pas libre des conventions qui peuvent être consciemment évitées. De mon côté, je n’écarte aucune possibilité et m’efforce d’être capable de jouer ce que mon esprit peut imaginer. Mon premier disque solo, Premonition, était lui aussi improvisé mais contenait quelques processus déterminés à l’avance.

Y a-t-il des disques d’autres musiciens de jazz enregistrés en solo que tu apprécies particulièrement ? J’apprends toujours quelque chose de chacun d’eux.

Ellery Eskelin, propos recueillis en juin 2015.
Photos : Benjamin Constable & Dragan Tasic
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Ellery Eskelin : Solo Live at Snugs (hatOLOGY, 2015)

ellery eskelin solo live at snugs

Ellery Eskelin n’avait pas enregistré seul depuis ce concert de 1992 à la Knitting Factory que documente Premonition (Primesource). Fin 2013, il retournait au solo pour en interroger les intentions autant que les formes. En quatre temps : Turning a Phrase / State of Mind / Unwritten Rule / Weave/Warp and Woof.

Devant un autre public, le saxophoniste fait état d’une pratique sereine mais aussi versatile – c’est Hector Berlioz que l’on cite dans les notes de pochette, quand il célébrait la « variété de l’accent » de l’instrument saxophone. Souvent tiré vers ses aigus (au point de passer pour soprano sur Unwritten Rule), le ténor en position imbrique des phrases courtes avec une facilité déconcertante (Turning a Phrase) ou décoche des attaques capables de débarrasser de sa gangue une mélodie que son corps semblait enfouir et même vouloir garder pour lui.  

Ayant dénoué les fils – vingt années de tricotage en différentes compagnies – de son improvisation, le musicien atteste maintenant, dans la lenteur, que ceux-ci mènent tous à une seule et même destination : Ellery Eskelin en personne. Alors, il peut abandonner la note pour un souffle autrement révélateur – « Aucun autre instrument de musique existant, à ma connaissance, ne possède cette curieuse sonorité placée au bord du silence », écrivait encore Berlioz que ce Solo cite.

Ellery Eskelin : Solo Live at Snugs (hatOLOGY)
Enregistrement : 1er décembre 2013. Edition : 2015.
CD : 01/ Turning a Phrase 02/ State of Mind 03/ Unwritten Rule 04/ Weave / Warp and Woof
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Satoko Fujii : Kisaragi, + Entity (Libra, 2017-2020)

satoko fujii 2020

« Kisaragi est notre tout premier essai de jouer, d’un bout à l’autre, sans utiliser le moindre son normal. », explique Natsuki Tamura dans les notes du disque qu’il a enregistré, à l’hiver 2015 à New York, avec sa compagne Satoko Fujii. Voici donc piano et trompette soumis à détournements : de l’association des graves que le premier instrument fait claquer et des notes étouffées du second naîtront des paysages que l’improvisation – lente floraison, maillage accidentel, glissement soudain… – se chargera de sculpter.

Le piano grince quand une de ses notes n’est pas, par quel usage électronique, suspendue ; la trompette (que Tamura peut, fantasque, délaisser pour un jouet qui couine) débite des bruits qui en imposent quand elle ne met en place un fabuleux bestiaire (miaulement, bêlement…) que le piano augmente bientôt d’une brassée d’oiseaux. Derrière l’expérience (recherche de nouvelles textures sonores), le duo perd en lyrisme ce qu’il gagne en expression.

A la tête de l’orchestre new yorkais (et changeant) qu’elle emmène depuis plus de vingt ans, Fujii renoue avec le lyrisme qu’on lui connaît. Avec les saxophonistes Ellery Eskelin, Tony Malaby, Briggan Krauss, Oscar Noriega et Andy Laster, les trompettistes Herb Robertson et Dave Ballou (en plus de Natsuki Tamura), les trombonistes Joe Fiedler et Curtis Hasselbring, le guitariste Nels Cline, le bassiste Stomu Takeishi et le batteur Ches Smith, elle fait donc œuvre de franchise.

L’écriture est ciselée, qui frappe de grands coups avant de laisser le champ libre à tel soliste puis à tel autre, arrange des plages où l’unisson est interrogé sans cesse par les dissonances, et d’autres où les dissonances reviennent sagement à l’unisson. Sur matériau composé, Entity renoue avec un free orchestral que tire vers le haut l’inventivité des intervenants.

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Image of A paraître : Micro Japon de Michel Henritzi

 


David Liebman, Ellery Eskelin: Renewal (HatOLOGY - 2008)

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Après Different but the Same, disque produit en 2005 par le même label, David Liebman et Ellery Eskelin présentent Renewal, enregistré en juin 2007 à New York. Avec Tony Marino (contrebassiste amené par Liebman) et Jim Black (batteur inséparable d’Eskelin), les deux ténors multiplient les prétextes pour mener à bien leur rencontre.

Pêchant lorsqu’ils tentent de s’accorder sur unissons et transforment, par exemple, Out There en pièce de post-bop gonflée d’un groove incertain, les saxophonistes se montrent plus inspirés sur des improvisations perturbées par la section rythmique : concluante intervention de Black sur Renewal, ou marche contrariée de Dimi and the Blue Moon.

Ailleurs encore, Liebman et Eskelin donnent les preuves de la qualité de leur joute libertaire, sur le blues de Palpable Clock ou un grand duo de musiciens d’une avant-garde frénétique commandée par une des compositions d'Eskelin : IC. Qui persuade, comme la majorité des titres du disque, qu’il est encore possible à Liebman d’enregistrer un disque convaincant.

CD: 01/ Cha 02/ The Decider 03/ Out There (Take 2) 04/ Renewal 05/ Palpable Clock 06/ Dimi and the Blue Moon 07/ IC 08/ Free Ballad 09/ Out There (Take 1) >>> David Liebman, Ellery Eskelin - Renewal - 2008 - HatOLOGY. Distribution Harmonia Mundi.


Gerry Hemingway: The Whimbler (Clean Feed - 2005)

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Le jazz moderne n'est pas une danse. Pas plus qu'une variété croonante, ou une musique électronique sans charme sur laquelle on greffe quelques trompettes, et grâce auxquelles des promoteurs de bonne volonté n'en finissent plus de rassurer : "N'ayez pas peur du jazz, il ne vous bousculera pas". Induit en erreur, qui n'échappe pas aux slogans et promotions passera à côté de Ken Vandermark, William Parker ou Gerry Hemingway.

A l'encontre de ceux là, travailleurs quasi clandestins, les mêmes promoteurs lanceront bien une fois ou deux "Eh bien, qu'ils se fassent entendre!" N'y a-t-il pas de la place pour tous, en effet, même si c'est à l'aveugle, au sourd et au manchot, qu'on distribue les doses ? Reste à ceux qui ont reçu bien peu la passion véritable, l'art de relativiser la marche tronquée des choses. Et de croire sans faillir, pour pouvoir encore se montrer capable. Comme Hemingway, justement, lorsqu'il signe The Whimbler.

Batteur subtil emmenant un quartet accompli, il résume en un disque les tournures du jour d'un jazz véritable. Jouant avec les références d'une histoire chargée, il donne à entendre une pièce sophistiquée (Waitin), un free soft avide de déroutes (In the Distance), ou un blues libéré du respect des grilles (Pumbum). Au ténor et à la trompette, Ellery Eskelin et Herb Robertson se chargent des brillances là où l'on opte pour la déstructuration du thème (Rallier), doublent superbement les phrases écrites de The Current Underneath.

Parti d'un riff envoûtant de basse qu'impose Mark Helias, étoffé par les percussions choisies d'Hemingway et gagnant en puissance sur toute sa longueur, ce morceau mêle avec réussite le groove des intentions et l'assurance du jeu. Pendant sensible, The Whimbler est servi par l'unisson des vents, jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus assumer l'entente. Alors, les attaques fusent, posent d'autres couleurs tout en révélant la subtilité des arrangements.

Imprécis une seule fois (Curlycue), le quartette affirme son propos par une exception confirmant la règle : celle d'une émulsion jouissive qui aura mené le groupe des discours profonds (Spektiv) au défoulement final (Kimkwella). Et The Whimbler d'être ce genre de résultat, qui aide à accepter plus facilement les erreurs de charlatans établies vérités. Juste histoire de poursuivre la quête, et de servir encore la bonne cause que l'on cache.

CD: 01/ Waitin 02/ Rallier 03/ The Current Underneath 04/ Pumbum 05/ The Whimbler 06/ Spektiv 07/ Curlycue 08/ In The Distance 09/ Kimkwella

Gerry Hemingway Quartet - The Whimbler - 2005 - Clean Feed. Distribution Orkhêstra International.



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