Barney Wilen : Auto Jazz (Saba-MPS, 1968)
Ce texte est extrait du dernier des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
« Portrait d’un fantôme » : intitulée de la sorte, une interview réalisée en 1966 pour Jazz Magazine découvre un Barney Wilen rongé par le doute, pour qui l’adhésion au bop comme au jazz West Coast paraît loin. A l’époque, Barney Wilen joue en trio au Requin Chagrin, entouré de Jacques Thollot et d’Henri Texier (parfois remplacé par Jean-François Jenny-Clark). Il s’apprête à rejoindre, en 1968, les dandys des productions cinématographiques Zanzibar, rassemblement d’artistes à « l’innocence sauvage » parmi lesquels Philippe Garrel, Serge Bard et le mannequin Caroline de Bendern (compagne de Barney puis de Thollot, et future égérie de mai 68), tous devant beaucoup au mécénat de Sylvina Boissonnas.
A l’époque donc, Barney Wilen en a plein le dos du be-bop. Il le voit comme une « monoculture » paralysante dont seuls quelques-uns de ses contemporains, dont Jackie McLean et Ornette Coleman, auraient su tirer leur épingle du jeu. En fait, depuis qu’il a découvert la New Thing sur place, aux Etats-Unis, Barney Wilen s'interroge : « J’ai pris conscience de tout le travail que j’allais être obligé d’accomplir pour arriver à ce que je voulais. Au fond, la déception qui en a résulté était une réaction de paresseux. Cela m’a attristé de voir que j’avais perdu mon temps à jouer dans un certain style et que tout était à démolir et à refaire – à oublier. » Barney Wilen n’avait pas non plus la prétention de tout oublier des influences qu’il avait subies ; le sens du swing – notamment – continuant d’être primordial à ses oreilles. A ceux qui penseraient que le free jazz ne swingue pas, Barney Wilen oppose : « Ils se trompent absolument. Ils ne savent pas vraiment ce qu’est le swing. Ce n’est pas une question de tempo ni de métronome. Le swing participe plutôt de la magie… C’est une manière magique de faire ou de dire les choses telle, qu’on est toujours dépassé par ce qu’on fait. La musique, aujourd’hui, relève du magnétisme. Il en a toujours peut-être été ainsi, mais personne n’en avait pris conscience. »
En 1966, la Zodiac Suite de Barney Wilen, enregistrée avec Karl Berger, Jean-François Jenny-Clark et Jacques Thollot, témoigne d’une nouvelle direction qu’entérine sa collaboration au Nouveau Jazz de François Tusques, que l’on retrouvera sur Auto Jazz.
Entre l’entretien dont sont extraits les propos cités plus haut et 1972, Barney Wilen déploie toute sa créativité. A la fois dans le free rock de Dear Prof. Leary, dont la référence au LSD et aux états de conscience modifiés est transparente ; mais aussi dans Moshi, résultant d’improvisations superposées à des enregistrements de terrain entrepris en Afrique grâce au financement de Sylvina Boissonnas, puis sorti par Pierre Barouh sur le label qu’il avait monté avec les royalties de la B.O. d’Un Homme et une femme à laquelle il a participé aux côtés de Francis Lai.
Alors que Barney Wilen habite Monaco, il a l’idée, en mai 1967, d’enregistrer le Grand Prix, un sinistre hasard ayant fait que le pilote de l’écurie Ferrari, Lorenzon Bandini, se soit tué au cours de celui-ci. Barney Wilen, en possession de la bande faisant écho au drame, réfléchit à un spectacle total associant cet enregistrement, un quartette de jazz improvisant dessus, le film tourné sur le circuit par François de Ménil, et les effets lumineux d’Etienne O’Leary (de Ménil et O’Leary appartenant au cercle de copains rattaché aux productions Zanzibar). De l’aboutissement de ce projet, dont fut issue une représentation au Musée d’Art Moderne de Paris en 1967, est sorti un album réalisé par Barney Wilen, François Tusques, Beb Guérin et Eddy Gaumont accompagnant la fameuse bande magnétique – et témoignant de directions que le producteur Joachim-Ernst Berendt qualifia « d’art à cinq dimensions ».
Ce qui est offert consiste finalement en la théâtralisation d’un évènement progressant vers la tragédie. Dans Jazz Hot, Barney Wilen parle de conférer à la bande magnétique, par le biais de la musique improvisée, une « valeur mythique exemplaire ». Ce que réussit le mixage, convaincant, et comme mis à distance, de la course automobile. Dans Jazz Magazine cette fois, à propos du magnétisme évoqué plus haut, et du trio composé avec Henri Texier et Jacques Thollot : « Quand nous jouons ensemble, nous partons de malentendus, et nous finissons toujours par nous entendre. Nous partons de recherches et nous arrivons à des trouvailles. C’est cela qui est merveilleux. »
Dans le cadre du cinéma, et toujours pour Zanzibar, Barney Wilen participa, avec le batteur Sunny Murray, à la bande originale de Fun And Games de Serge Bard. On aimerait bien la voir éditée un jour : voilà qui changerait des Liaisons dangereuses et d’Ascenceur pour l’échafaud.
Barney Wilen : Auto Jazz. Tragic Destiny of Lorenzo Bandini (Saba-MPS)
Edition : 1968.
Philippe Robert © Le son du grisli / Free Fight
François Tusques : La reine des vampires 1967 (Cacophonic, 2014) / La jungle du Douanier Rousseau (Improvising Beings, 2014)
A Barney Wilen, Beb Guérin, Eddy Gaumont – avec qui il travaille alors sous la conduite du saxophoniste – et Jean-François Jenny-Clark, François Tusques aurait fait entendre quelques thèmes destinés à illustrer Les femmes vampires que Jean Rollin s’apprêtait à tourner. Le temps pour les intervenants de se souvenir y avoir entendu un piano que celui-ci a déjà disparu. A eux de retranscrire alors l’atmosphère des compositions.
Si l’expérience tient du Mystère (de la fantaisie ?), les onze prises – celles qui furent utilisées en face A, celles qui furent rejetées en face B – de La reine des vampires 1967 impressionnent : car non seulement elles se passent aisément d’images, mais elles sont autant de séquences d’un autre objet de cinéma, sans trame, celui-ci, dont l’empreinte est aussi nette que celles laissées à la même époque par New York Eye and Ear Control d’Ayler ou les plus libres compositions de Komeda.
Sur la première face, les cordes (nombreuses, puisque Gaumont a, pour l’occasion, abandonné sa batterie pour un violon) vont lentement, défaussent et installent un théâtre d’ombres que se disputeront un piano caverneux, un ténor spectral, deux contrebasses lâches et un (remarquable) archet fuyant. En seconde face, ce sont donc des airs de défaites : chutes épatantes qui valent combien de morceaux finis, sur lesquelles Wilen, plus résolu, ramène le groupe à un free moins atmosphérique, autrement licencieux.
François Tusques : La reine des vampires 1967 (Cacophonic / Souffle Continu)
Enregistrement : 1967. Edition : 2014.
LP : A1/ La Reine des vampires Theme Take 5 A2/ La Reine des vampires Theme Take 4 A3/ La Reine des vampires Theme Take 3 A4/ La Reine des vampires Theme Take 2 A5/ La Reine des vampires Theme Take 1 – B1/ La Reine des vampires Unused Cue 1 B2/ La Reine des vampires Rejected Theme 1 B3/ La Reine des vampires Unused Cue 6 B4/ La Reine des vampires Unused Cue 11 B5/ La Reine des vampires Rejected Theme 2 B6/ La Reine des vampires Unused Cue 9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Enregistré le 22 février 2013 à Ackenbush, Malakoff, La jungle du Douanier Rousseau donne à entendre Tusques auprès de deux saxophones ténor : Alexandra Grimal et Sylvain Guérineau. C’est là un CD... à deux faces, selon que le pianiste – moderne, tout comme le peintre, capable de mouvement rétrograde – converse courtoisement avec l’une ou donne du leste au second. En filigrane, blues et swing confondus, l’amour de la chanson et de ces airs de Monk : de l’aîné, Tusques et son Douanier ont conservé cet éternel va-et-vient entre l’audace brillante et l’unisson de trop.
François Tusques, Alexandra Grimal, Sylvain Guérineau : La jungle du Douanier Rousseau (Improvising Beings)
Enregistrement : 22 février 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Dick Twardzick 02/ Sérénité 03/ A tâtons 04/ Au chat qui pêche 05/ Orgue à bouche 06/ Don Cherry Blue 07/ Alexandrins africains 08/ Tout est possible 09/ La jungle du Douanier Rousseau 10/ Move the Blues
Guillaume Belhomme © Le son du grisli