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Die Enttäuschung : Vier Halbe (Intakt, 2012)

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Rompus au jazz et à l’improvisation « étendue » – exercices de style revus à la lumière de références hautes, citations et clins d’œil, brèves pièces décalquées – Die Enttäuschung poursuivait en 2012 son œuvre iconoclaste.

Vier Albe, donc : sur lequel Rudi Mahall, Axel Dörner, Jan Roder et Uli Jennessen, donnaient non dans le revival mais dans l’old school revigorant. Car le swing des pièces originales du groupe est souvent bancal (Die Übergebundenen, Jitterbug Five…), multipliant accidents et anicroches que l’auditeur voudra bien rattacher à la queue de l'impétueuse comète. A son passage, ce sont des airs de danses minuscules, de marches licencieuses, d’expérimentations amusées ou d’embouteillages heureux, que celle-ci distribue : toutes preuves données en vingt-et-une plages d’exception.

Die Enttäuschung : Vier Halbe (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2012.
01/ Die Übergebundenen 02/ Verzählt 03/ Aqua Satin Flame 04/ Das Jan vom Stück 05/ Falsches Publikum 06/ Vermöbelt 07/ Jitterbug Five 08/ Gekannt (A. Dörner) 09/ Trompete für Fortgeschrittene 10/ Wie Axel 11/ Eine Halbe 12/ Hereich 13/ Hello My Loneliness 14/ Vier Halbe 15/ Children's Blues 16/ Möbelrücken 17/ The Easy Going 18/ Verkannt 19/ Trompete für Anfänger 20/ Trompete für Profis 21/ Schlagzeug für Anfänger
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Interview d'Axel Dörner

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Plus que trompettiste, Axel Dörner. Et plus que musicien sans doute aussi. De Phosphor à Die Enttäuschung lorsqu’il n’agit pas seul ou dans les rangs serrés du Globe Unity Orchestra, Dörner travaille à des prospectives qui devraient lui permettre de venir un jour à bout de ce projet de découvertes de nouveaux sons et même, puisqu’on en est là, de « nouvelles formes de musiques »…

Je me souviens du tourne-disque de mes parents et des quelques disques qu’ils possédaient, essentiellement ce qu’on a coutume d’appeler de la musique classique (Beethoven, Mozart, Wagner…). C’est ce que j’entendais à l’âge de trois ou quatre ans quand mes parents avaient décidé de mettre un disque. A part ça, je m’intéressais surtout à ces disques de contes pour enfants qui sont faits autant de musique que de sons.

Comment êtes-vous arrivé à la pratique de la musique ? Ma mère nous emmenait enfants – nous étions quatre, ma sœur, mes deux frères et moi, qui suis le plus âgé – à une sorte d’éveil musical à l’école de musique de notre village, qui se situait quelque part dans la campagne entre Cologne et Bonn. J’avais six ans la première fois que je m’y suis rendu et je n’ai pas beaucoup aimé ça. L’activité était chapeautée par des professeurs très qualifiés venus de Hongrie, nous chantions et battions le rythme avec nos mains. A neuf ans, j’ai commencé à apprendre le piano mais je ne me suis jamais vraiment entraîné, seulement une fois par semaine le jour de la leçon. La méthode de piano que j’utilisais était hongroise, elle aussi, et elle contenait des partitions de Bela Bartok que j’aimais beaucoup. Et puis un peu plus tard, j’ai joué Bach, Beethoven, Mozart et Chopin, et ai commencé à m’intéresser à ce genre de musique. C’est à onze ans que j’ai commencé à jouer de la trompette. Sans savoir pourquoi, l’instrument me passionnait davantage, peut-être parce que j’en aimais le son plus que j’appréciais celui du piano qui trônait chez mes parents – c’était un très vieux piano, pas en très bon état. A la trompette, j’ai commencé à jouer avec d’autres musiciens, je suis devenu membre d’une sorte d’orchestre symphonique de cuivres qui existait dans mon village et que mon professeur de trompette dirigeait.

Comment avez-vous découvert le jazz et l’improvisation ? Adolescent, je me suis intéressé à d’autres sortes de musiques, notamment par le biais de la radio et de la télévision, et je suis peu à peu arrivé au jazz. Et puis j’ai eu la possibilité de m’inscrire à un workshop à Cologne, ce qui m’a permis de rencontrer des gens bien différents de ceux qui habitaient mon village. C’est à cette époque que j’ai improvisé pour la première fois : avant cela, à l’école de musique, seuls les compositions étaient valables, qu’on les joue en déchiffrant la partition ou par cœur. Je me souviens avoir beaucoup aimé le monde qui s’ouvrait à moi, cette façon d’inventer ma propre musique. Ensuite, j’ai rencontré des musiciens de mon âge avec lesquels j’ai monté un groupe et joué à l’occasion aux alentours de Bonn et de Cologne contre un peu d’argent.  J’ai aussi été présenté à un excellent professeur de trompette, Jon Eardley, au moment même où je commençais à me faire des contacts au sein de la scène musicale contemporaine de Cologne, ce qui m’a ouvert de nombreuses portes vers différents types d’improvisation. Je pense que, dans les années 80, Cologne a été une ville particulièrement importante sur le plan musical, avec une véritable culture du jazz (j’ai assisté à de nombreux concerts dans les différents clubs de la ville) ainsi qu’une culture conséquente de la musique contemporaine ou électronique. Cette possibilité d’entendre tous ces genres de musique incroyable m’a certainement amené à vouloir devenir musicien moi-même. Ensuite, j’ai étudié le piano en Hollande, à une période où je connaissais quelques problèmes avec la trompette, ainsi qu’à Cologne, avant de revenir à la trompette – auprès d’un professeur remarquable, Malte Burba, qui m’a permis de m'exprimer de plus en plus à la trompette, en tout cas bien plus qu’au piano. Encore ensuite, j’ai donné de premiers concerts aux alentours de Cologne et j’ai aussi quelques leçons pour pouvoir gagner ma vie.

Vous avez récemment intégré le Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach. Quel effet cela fait-il ? C’est bien sûr un honneur de pouvoir jouer dans ce groupe qui compte tellement d’excellents musiciens, qui plus est historiques... J’y ai beaucoup appris et j’aime particulièrement la liberté que l’on trouve dans cet ensemble. Il est très rare de rassembler autant de musiciens capables de s’écouter l’un l’autre, qui s’appliquent à cette écoute d’une façon aussi intense…

Comment s’est faite votre rencontre avec Schlippenbach ? J’ai rencontré Alexander von Schlippenbach à l’occasion d’un de mes séjours à Berlin au début des années 90, sans doute en 1992 ou 1993. Il m’a été présenté et nous avons rapidement donné ensemble des concerts dans des clubs de jazz de la ville ; il m’a aussi présenté Sven-Åke Johansson et Paul Lovens et m’a invité à jouer dans son Berlin Contemporary Jazz Orchestra. Rencontrer d’un coup d’un seul tous ces musiciens, qui venaient de partout, m’a ouvert un nouveau monde musical. Peu après, en 1994, je me suis installé à Berlin et Schlippenbach m’a demandé de donner avec lui des concerts en Europe – à l’occasion d’interprétations de Requiem de Bernd Alois Zimmermann ou encore avec le Schlippenbach Trio dont George Lewis et moi-même faisions parti) – et ces concerts ont été très importants pour mon développement musical. Il était aussi très intéressé par la musique de Thelonious Monk, tout comme Rudi Mahall et moi, et nous avons alors interprété le répertoire du pianiste en concerts à Berlin en compagnie de musiciens différents (par exemple Nobuyoshi Ino et Paul Lovens) avant d’avoir l’idée de consacrer tout un programme à Thelonious Monk avec Die Enttäuschung.

Quelle est justement l’histoire de cette formation ? Le quartette Die Enttäuschung est né en 1994 quand Rudi Mahall et moi nous sommes installés à Berlin, nous aimions tous deux les compositions de Monk et reprenions déjà ses compositions dans un groupe que nous formions avec Uli Jenneßen et Joachim Dette. Nous répétions deux fois par semaines nos propres arrangements de ses compositions et avons donné de petits concerts à Berlin et dans ses alentours, mais nous manquions d’argent pour pouvoir produire un disque de ce projet. Par chance, nous avons rencontré Robert Hödicke, un ami qui, lui, avait beaucoup d’argent, et qui a eu l’idée de financer la sortie de notre disque. Au début, nous ne l’avons pas cru et puis, après avoir dîné une ou deux fois avec nous, il s’est occupé d’organiser une séance d’enregistrement. Nous ne voulions pas d’un son studio pour notre disque, comme celui de tous les disques de jazz qui sortaient à l’époque, alors nous avons insisté pour enregistré avec seulement un micro – et, bien sûr, ni compression ni égalisation. L’enregistrement s’est bien passé, à tel point que s’est imposé l’idée de sortir un double LP sur un label que nous avons spécialement créé pour l'occasion : Two Nineteen Records. Le problème était que nous n’avions pas de distributeur et que le disque pouvait être acheté seulement dans quelques boutiques de Berlin et lors de nos concerts. Ensuite, notre contrebassiste a dû partir un temps pour New York et nous avons continué à jouer en trio, nos propres compositions cette fois. Nous avons fait un fantastique tournée dans le Sud de l’Allemagne lors de laquelle nous avons défendu une musique très abstraite. Après cela, nous avons demandé à Jan Roder, qui venait d’arriver à Berlin, de nous rejoindre et nous avons enregistré à nouveau mais pour un label qui a mit la clef sous la porte avant de sortir notre disque – l’enregistrement a plus tard été édité sur GROB. La musique était une sorte de mélange de la nôtre et de celle de Thelonious Monk. A cette période, nous avons aussi commencé à inviter Alexander von Schlippenbach à jouer avec nous les compositions de Monk et nous avons ensuite passé une semaine dans un club de Berlin où est née l’idée de jouer l’intégralité des compositions de Monk le temps d’une seule soirée, idée qui s’est concrétisée le tout dernier soir de cette semaine en question… Ce projet a été répété un peu plus tard devant un plus large public à la North German Radio d’Hambourg, concert qui a donné lieu à la publication de pas mal de papiers. C’est ainsi que, petit à petit, Die Enttäuschung s’est partagé entre deux identités : un quintette dédié au répertoire de Monk dans lequel intervenait Alexander von Schlippenbach et puis le quartette originel consacré à l’interprétation de compositions de ses membres. Bien sûr, jusqu’à maintenant, c’est le programme consacré à Monk qui a rencontré le plus de succès (au point que son nom a été changé en Monk’s Casino à l’occasion de la sortie du triple cd produit par Intakt Records) mais je pense que l’intérêt pour le quartette et ses compositions originales ne cesse de grandir…

Vous animez aussi The Contest of PleasuresThe Contest of Pleasures est né en 1999 lorsque Xavier Charles a proposé à John Butcher et à moi-même de jouer en trio avec lui au festival Musique Action de Nancy. J’avais déjà joué avec John Butcher en concerts en Angleterre et en Allemagne, mais ni lui ni moi n’avions encore rencontré Xavier Charles, et l’association s’est avérée plutôt intéressante… L’année suivante, nous avons été invités par un festival à Mulhouse où nous avons donné un concert dans une vieille chapelle, c’est ce concert qui a été enregistré et a donné notre premier CD, publié sur le label Potlatch. Plus tard, nous avons aussi effectué une tournée organisée par les Instants Chavirés qui nous a amené dans différents endroits de France, d’Angleterre et de Suisse. Depuis, nous donnons régulièrement plusieurs concerts chaque année. A mon avis, le travail que nous avons réalisé avec Laurent Sassi et Jean Pallandre à Albi a été très important et a donné une autre dimension à la musique du trio. Pour The Contest of Pleasures, l’endroit dans lequel nous jouons a toujours été important, étant donné que c’est un trio acoustique. C’est devenu un concept à l’occasion des enregistrements que nous avons faits à Albi dans différentes sortes de lieux en vue de l’édition du CD intitulé Albi Days, qui contient différents enregistrements d’environnements naturels, édités puis mixés par chacun de nous. La performance au festival d’Albi était aussi une pièce électroacoustique donnée en live, où l’amplification de la pièce et le jeu acoustique ont été utilisés d’une manière particulière – la spatialisation était l’œuvre de Laurent Sassi. L’année dernière, nous avions un projet à Ullrichsberg en Autriche qui réunissait The Contest of Pleasures et Jean Pallandre et Laurent Sassi : nous avons ajouté des sons environnementaux à la composition électroacoustique. Pendant une semaine, nous avons travaillé à Ullrichsberg et dans ses alentours, enregistrant des sons environnementaux et nos propres jeux en plusieurs endroits. Avec tout ce matériel et quelques improvisations du trio amplifiées par Laurent Sassi et Jean Pallandre, nous avons ensuite composé une pièce de musique. Ce projet de The Contest of Pleasures augmenté de Jean et Laurent s’appelle maintenant Contest of More Pleasures.

Pensez-vous intervenir de façons différentes dans ces deux projets ? Je pense que oui. En même temps, Die Enttäuschung et The Contest of Pleasures sont à la base des formations acoustiques, le premier ne jouant jamais amplifié et le second seulement en présence de Laurent Sassi. Reste qu’il s’agit là de deux univers musicaux différents, même si je pense qu’ils se ressemblent de plus en plus avec le temps. Avec Die Enttäuschung, je joue des notes plus conventionnelle que dans The Contest of Pleasures dans lequel je me concentre davantage sur la production de sonorités par l’usage de techniques étendues. Ces deux façons de jouer restent cependant des champs d’action illimités et je continue d’en découvrir dans l’un et l’autre groupe.

L’association que vous formez au sein de Die Enttäuschung avec Rudi Mahall fait inévitablement penser à celle qui réunissait jadis Eric Dolphy et Booker Little. Quels sont les musiciens de jazz qui comptent pour vous ? C’est toujours difficile pour moi de comparer mon jeu à celui de grands musiciens d’hier. Bien sûr, l’instrumentation est la même, clarinette basse et trompette. Rudi Mahall et moi connaissons bien sûr la musique d’Eric Dolphy et celle de Booker Little et l’apprécions énormément, l’avons beaucoup écoutée, mais il y a tellement de grands musiciens à nous avoir influencés. Je pense que nous jouons pourtant bien différemment d’eux, simplement parce que nous sommes d’une autre époque. J’aime les musiciens qui jouent le jazz d’une manière personnelle et qui donnent un sens à chacune des notes qu’ils jouent. J’écoute encore beaucoup de ceux-là, ceux dont le parcours a pu être documenté grâce aux disques. Ce serait trop de noms à écrire ici et tous ne sont pas si connus, certains n’ont fait qu’un disque et n’ont jamais été célèbres.

Comment vous être entré en contact avec le Territory Band de Chicago ? J'avais déjà fait la connaissance de quelques musiciens de Chicago à l’occasion de concerts en Europe aux alentours de 1997 et puis, l’année suivante, John Corbett nous a invité, Thomas Lehn, Johannes Bauer et moi, à collaborer, dans le cadre d’un projet avec le Goethe Institute, avec Ken Vandermark, Hamid Drake et Kent Kessler [DKV Trio, ndlr]. Je suis resté là-bas deux semaines, nous avons enregistré un disque et fait un concert avec eux, et nous avons aussi eu l’opportunité de participer à d’autres enregistrements et d’autres concerts à la même occasion – avec Fred Lonberg-Holm et Michael Zerang ou encore Thomas Lehn, Guillermo Gregorio et Fred Lonberg-Holm. Depuis, j’y suis retourné fréquemment, souvent en tant qu’invité de Ken Vandermark dans le Territory Band – ce qui a été possible grâce à la donation du McArthur Fellowship que Ken a reçu en 1999 – et parfois dans d’autres formations comme ce quartette avec Josh Abrams, Jeff Parker et Guillermo Gregorio.

Quels que soient vos différents champs d’action, comment envisagez-vous votre activité de compositeur ? En tant que compositeur, mon idée est de transformer mes pensées musicales en sons et des les étendre jusqu’à élaborer de nouvelles approches voire de nouvelles structures musicales. Ceci peut se faire via de nombreuses façons de s’occuper de sons. Je pense que ma démarche de compositeur est assez pluraliste.

Malgré tout, on parle souvent de « jazz » ou de « réductionnisme » pour qualifier votre musique… La plupart des termes qui tentent de décrire ou de caractériser un certain type de musique créent davantage de malentendus qu’ils ne clarifient vraiment les choses. « Jazz » peut qualifier tellement de musiques différentes aujourd’hui… Je ne sais pas ce que veut dire « réductionnisme », si j’osais, je choisirais plutôt de parler d’ « extensionnalisme », mais le mieux est encore d’abolir tous ces termes et catégories et de s’en tenir seulement aux noms de musiciens ou de groupes. C’est que des termes comme « jazz » ou « réductionnisme » tentent de découper la musique en catégories et la musique n’a pas besoin de ça. Ce problème a bien sûr à voir avec les lois du marché qui demandent de tout étiqueter pour pouvoir ensuite trouver la place adéquate dans les rayons des magasins de disques ou pour faire de la publicité. Le public aussi a besoin d’étiquettes, cette fois pour combler au mieux ses attentes…

Quels sont vos projets aujourd’hui ? J’aimerais continuer de jouer dans ces formations qui existent depuis des années et puis aussi de mettre en branle d’autres projets. Depuis quelque temps, je travaille avec des danseurs et cherche à mettre au jour une autre manière de penser la musique en interactions avec la danse. Continuer à me pencher sur les liens entre musique et vidéo m’intéresse aussi. Enfin, j’aimerais aussi travailler un peu plus ma musique électronique et trouver de nouveaux moyens de lier jazz et musique électronique abstraite ou musique acoustique. En fait, je cherche et j’aimerais tout simplement découvrir de nouvelles formes de musiques dans le futur.

Axel Dörner, propos recueillis en avril 2010.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Photos : Peter Gannushkin © Sonic Beet & Lumix L1 © Iztokx


Die Enttäuschung : Die Enttäuschung (Intakt, 2009)

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Cette année à Berlin, Rudi Mahall (clarinette basse), Axel Dörner (trompette), Jan Roder (contrebasse) et Uli Jennessen (batterie), se retrouvaient au sein de Die Enttäuschung, rare projet musical donnant son nom à chacun de ses enregistrements.

Die Enttäuschung cinquième du nom voit ainsi Mahall et Dörner évoquer une autre fois le couple Eric Dolphy / Booker Little pour hésiter avec superbe entre bop et free jazz sur quatorze compositions originales. D’unissons turbulents en solos imaginatifs et d’intérêts mélodiques en récréations dissonantes, les musiciens servent une musique habile qui trouve refuge sur ballade (Uotenniw, que signe Jennenssen) après avoir profité de joutes impulsives.

Rappelés sans cesse par le swing – sur Wiener Schnitzel comme partout –, les musiciens décident ici de lui obéir, là de lui jouer un autre tour : procès en latinité fait à un thème prétexte (For Quarts Only), expérimentations instrumentales ou mise à sac de l’entier vocabulaire du jazz en signe factice de mécontentement (Tatsächlich). Un peu de bop encore, contrarié bien sûr dans sa progression, et les membres de Die Enttäuschung peuvent commencer à réfléchir à la suite à donner à leur haute collaboration.

Die Enttäuschung : Die Enttäuschung (Intakt Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2009.
CD : 01/ Rocket in the Pocket 02/ Tja 03/ Uotenniw 04/ Wiener Schnitzel 05/ Salty Dog 06/ For Quarts Only 07/ Tinnef 08/ Tue s nicht 09/ Nasses Handtuch 10/ Tatsächlich 11/ Rumba Brutal 12/ Hopfen 13/ Schienenersatzverkehr 14/ Bruno
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Die Enttäuschung: Die Enttäuschung (Intakt - 2007)

diegrisli_copySoutien de choix du pianiste Alexander Von Schlippenbach sur son monstrueux Monk Casino, le projet Die Enttäuschung impose cette fois au trompettiste Axel Dörner, au clarinettiste Rudi Mahall, au contrebassiste Jan Roder et au batteur Uli Jennessen, l'interprétation de compositions originales.

Renouant avec la cacophonie réjouissante des premières heures du free jazz – par l'amas, surtout, de legatos accrocheurs sortis de la trompette et de la clarinette basse (Drei-null, Vorwärts – Rückwärts) -, le quartette peut aussi défendre un swing, certes perturbé, sur Arnie & Randy, ou quelques morceaux d'inspiration latine signés Roder (Very Goode, Drive it Down on the Piano).

Révélant avec allant leurs influences diverses - Monk et Don Cherry sur le même Viaduct -, Die Enttäuschung cède ailleurs à des tentations plus personnelles: pratique instrumentale expérimentale sur 4/45 ou échange complexe et jubilatoire sur Selbstkritik Nr. 4. Au final, le groupe aura convaincu partout et de différentes manières.

CD: 01/ Drei-Null 02/ Arnie & Randy 03/ Vorwärts – Rückwärts 04/ Drive it Down on the Piano 05/ resterampe 06/ Klammer 3 07/ Worwärts – Rückwärts 08/ Oben Mit 09/ Viaduct 10/ Very Goode 11/ Wer Kommt Mehr Vom AGL 12/ Silke 13/ Selbstkritik Nr. 4 14/ Silverstone Sparkle Goldfinger 15/ Foreground Behind 16/ 4/45 17/ Mademoiselle Vauteck

Die Enttäuschung – Die Enttäuschung – 2007 – Distribution Orkhêstra International.


Alexander Von Schlippenbach : Monk's Casino (Intakt, 2005)

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Très peu de façons de servir le jazz auront été aussi personnelles que celle de Thelonious Monk. Rien de moins qu'un style inimitable mis au service de compositions novatrices suffira à envoûter les musiciens les plus pointus de la seconde partie du XXe siècle. Aujourd'hui encore, le charme persiste, et c'est au tour d'Alexander von Schlippenbach d'explorer le songbook du maître. Refusant de réfléchir à des probabilités de découpes partiales, le pianiste décide d'enregistrer en quintet l'intégralité des compositions de Monk. La démarche est inédite, et il ne faudra pas moins de quatre soirs de concerts pour en venir à bout. Un seul principe : ne pas pratiquer Monk comme on entretient les langues mortes, mais lui insuffler l'inédit d'arrangements originaux. "Avez-vous déjà vu des partitions sur mon piano ?" répondait, un jour de 1963, Thelonious Monk au journaliste François Postif qui l'interrogeait sur son rapport à l'improvisation.

L'improvisation, Schlippenbach la connaît pour l'avoir pratiquée souvent. Mais, cette fois, il lui défendra de mener la danse. Les partitions ont été consultées - au moyen de quelques efforts lorsqu'il a fallu mettre la main sur les moins diffusées d'entre elles -, au quintette, maintenant, de les respecter. Devant le public du A-Trane de Berlin, Schlippenbach et ses hommes investissent subtilement le répertoire choisi. Respectueux, ils font alterner des versions plus ou moins éloignées des originales. Si les secondes (Misterioso, Ask Me Now, Bolivar Blues) se permettent parfois quelques références décalées (la clarinette basse de Rudi Mahall rappelant certaines inspirations d'Eric Dolphy sur Boo Boo's Birthday), les premières se font réceptacles de toutes les audaces.

D'abord celle d'accélérer le rythme de certains standards. Derrière la batterie, Uli Jennessen mène la transformation de Thelonious ou In Walked Bud en hard bops opportunistes, ou celle de Consecutive Second's en bogaloo compact et rêche. Toujours impeccable dans sa façon de rendre nerveuses les interprétations, il peut aussi oser quelques influences latines délicates (Bemsha Swing, Shuffle Boil) ou servir une instabilité formelle de rigueur (Monk's dream). De l'audace, surtout, dans l'arrangement que l'on réserve aux thèmes. Parfois cités et réunis sous forme de condensés intelligents, ils subissent tous les affronts. L'Intro Bemsha Swing devient précis de conduction d'air dans un corps de clarinette, tandis qu'on découpe Evidence à la hache. Les incartades free, elles, se bousculent : Think Of One interroge les possibilités de chaque instrument, l'alambiqué Monk's Dream oppose la trompette d'Axel Dörner et ses suaves effets de sourdine aux implorations agressives de Rudi Mahall, qui, ailleurs, mettra en place de manière anguleuse un Straight No Chaser brillant.

Après ce genre de déconstructions en règle, il arrive à Schlippenbach de rêver d'épures. Servi par des duos sophistiqués - fuites élégantes cuivre et bois juste soulignées, mais de quelle manière, par l'archet du contrebassiste Jan Roder (Crepuscule With Nellie) -, ou par des solos réfléchis - la trompette de Dörner rappelant les efforts compressés du Steve Lacy de Materioso (Eronel), ou l'intervention sur piano-jouet de l'invitée Aki Takase (A Merrier Christmas) -, un jazz minimaliste s'insinue, à l'élégance sobre, inquiétante parfois (le goût de funérailles d'un Japanese Folk Song des limbes). Quand d'autres composent des ruines qui n'ont pas à subir l'épreuve du temps pour être considérées comme telles, le quintette de Schlippenbach, lui, choisit de s'intéresser à des chef-d’œuvres d'architecture. Il en aménage seulement quelques endroits pour plus de commodité, sans jamais en revoir la moindre fondation. Hommage appuyé autant que l'était le Be bop de Monk, Monk's Casino est un édifice somptueux, dont les pierres comme les interprètes sont de taille.

Alexander Von Schlippenbach : Monk's Casino (Intakt Records / Orkhêstra International)
Edition : 2005.

CD1 : 01/ Thelonious 02/ Locomotive 03/ Trinkle-Tinkle 04/ Stuffy Turkey 05/ Coming On The Hudson 06/ Intro Bemsha Swing 07/ Bemsha Swing - 52nd Street Theme 08/ Pannonica 09/ Evidence 10/ Misterioso - Sixteen - Skippy 11/ Monk's Point 12/ Green Chimneys - Little Rootie Tootie 13/ San Francisco Holiday 14/ Off Minor 15/ Gallop's Gallop 16/ Crepuscule With Nellie 17/ Hackensack 18/ Consecutive Second's - CD2 : 01/ Brillant Corners 02/ Eronel 03/ Monk's Dream 04/ Shuffle Boll 05/ Hornin'In 06/ Criss Cross 07/ Introspection 08/ Ruby, My Dear 09/ In Walked Bud 10/ Let's Cool One - Let's Call This 11/ Jackie-ing 12/ Humph 13/ Functional 14/ Work - I Mean You 15/ Monk's Mood 16/ Four In One - Round About Midnight 17/ Played Twice 18/ Friday The 13th 19/ Ugly Beauty 20/ Bye-Ya - Oska T. - CD3 : 01/ Bolivar Blues - Well You Needn't 02/ Brake's Sake 03/ Nutty 04/ Who Knows 05/ Blue Hawk - North Of The Sunset - Blue Sphere - Something In Blue 06/ Boo Boo's Birthday 07/ Ask Me Now 08/ Think Of One 09/ Raise Four 10/ Japanese Folk Song - Children's Song - Blue Monk 11/ Wee See 12/ Bright Mississippi 13/ Reflections 14/ Five Spot Blues 15/ Light Blue 16/ Teo 17/ Rythm-a-ning 18/ A Merrier Christmas 19/ Straight No Chaser - Epistrophy
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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