John Cage : Variations V (Mode, 2013)
Quarante-huitième publication de la série, estampillée Mode, The Complete John Cage Edition, Variations V – dont c’est la première édition commerciale – consigne deux versions de la pièce du même nom : l'une, avec images, illustrée en 1965 à Hambourg par la Merce Cunningham Dance Company ; l'autre, sans images, enregistrée l'année suivante à Paris. A chaque fois, Cage est associé à David Tudor et Gordon Mumma.
Hallucinante, la version filmée associe une composition d'un concret tapageur et des visions de Stan VanDerBeek et Nam June Paik. Sous une pluie de sons hétéroclites – électronique bruitiste jouée sur l’instant pour instruments de création (magnétophones, antennes et cellules photo-électriques) –, les danseurs se déplacent, évitant les éléments d’un décor lui aussi en mouvement. Sur quelques câbles électriques, les corps en surimpression rivalisent de turbulence avec la musique et le jeu des lumières. En 1966 à Paris, Cage, Tudor et Mumma, précisent leurs gestes, les ralentissent, décidant d’un repli dans les graves. C’est donc une autre Variations V, comme rendu en négatif, mais qui captive à son tour.
John Cage : Variations V (Mode / Metamkine)
Enregistrement : 1965-1966. Edition : 2013.
DVD : Variations V
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Cage : Silence (Contrechamps / Héros-Limite, 2012)
« Conférences et écrits de John Cage », voici ce que renferme Silence – à l'origine publié en 1961, ici traduit (de brillante manière) par Vincent Barras pour les éditions Contrechamps et Héros-Limite. Plus qu'une pensée, un traité, un diktat..., c'est là un précis d’écoute que clarifie un savoir-faire hors du commun – Nouvelle musique : nouvelle écoute, écrit le compositeur dans le texte « Musique expérimentale ».
Vingt années d'articles et de conférences, et aussi d'expériences, de tentatives de dire voire d'expliquer ce qui peut s'écouter et se jouer même – ainsi Cage précise-t-il qu'il a pu employer pour ces fragments de théorie des moyens de composition analogues à mes moyens de composition dans le champ de la musique, comme mettre en usage un féroce « souci de la poésie » ou faire appel au Zen ou au hasard. Comme pour ses œuvres musicales, le compositeur ne cache rien de ses procédés.
Tout comme son statut de novateur ne l’oblige en rien à revêtir l’habit d’iconoclaste fiévreux : si la fièvre monte en Silence, c’est d’ingénuité, de trouvailles et d’humour – les unes à l’autre scellés parfois, comme dans « Indétermination », dont la police d’écriture est d’une petite taille choisie pour ajouter au caractère intentionnellement pontifiant de la conférence. Ainsi Cage converse-t-il avec Erik Satie, dont il reprend l’idée de « musique d’ameublement (…) qui fera partie des bruits ambiants, qui en tiendra compte », parsème-t-il son propos de références nombreuses (Maître Eckhart ou maîtres Zen, Morton Feldman, …) et d’anecdotes légères (collage de bandes avec Earle Brown, visite d’un parc en compagnie d’enfants avec Merce Cunningham…).
Parfois, les articles ont valeur d’explication (Imaginary Landscapes IV, Music of Changes) ; d’autres fois, comme dans « Communication », ils posent davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses ; toujours, Cage conserve une distance qui profite à l’art qu’il a de la parole. C'est pourqoi au terme de sa lecture – qu’il prendra soin de fractionner –, le lecteur pourra dire avec John Cage : Nos oreilles sont maintenant en excellente condition.
John Cage : Silence (Contrechamps / Héros-Limite / Metamkine)
Edition : 2012.
Livre : Silence
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Olivier Lussac : Fluxus et la musique (Les Presses du Réel, 2010)
L’une des images les plus illustres nées de l’agitation des membres de Fluxus est cette photographie de Charlotte Moorman jouant d’un violoncelle à triple écran pour le bien de TV Cello de Nam June Paik. Si l’image est belle, on peut regretter que lui manque sa sonorité propre parmi les milliers d’autres possiblement estampillées Fluxus auxquelles Olivier Lussac consacre un bel ouvrage.
Jadis, Larousse édita Le siècle rebelle, dictionnaire dans lequel Jean-Paul Fargier écrivait : « Fluxus ne renverse pas les valeurs, il les égalise : le bruit d’une mouche est aussi beau qu’une symphonie de Beethoven. » Aujourd’hui, Lussac renchérit dans Fluxus et la musique : « Ce n'est pas une musique raisonnable, réfléchie et digne d'intérêt ». Si l’élégant détachement de la formule trahit la cohérence avec laquelle l’auteur a changé son intérêt pour un art anti-conventions en sérieux objet d’étude, la voici bientôt contredite à la simple évocation de ces compositeurs (Richard Maxfield, Jackson Mac Low, Dick Higgins, George Brecht, tous élèves de John Cage à la New York School) dont l’iconoclastie épousa l’instinct de révolte de George Maciunas – le fondateur de Fluxus composera pour sa part une « Carpenter Piece » obligeant son interprète à clouer chacune des touches d’un piano.
Ensuite, ce sont La Monte Young ou Terry Jennings qui viendront à Maciunas avant que celui-ci gagne l’Europe (avant le Floh fut donc le Flux de Cologne) où il scellera d’autres accords : avec Nam June Paik, artiste total qui entre en Fluxus au son de son Hommage à John Cage, et puis Karlheinz Stockhausen, David Tudor, Cornelius Cardew… Grand connaisseur de diptères, Lussac épingle tous spécimens pour expliquer de quoi retournait ce Fluxus musical et définir enfin ce qu’il aura réussi à retourner (codes, partitions, musiciens même).
Olivier Lussac : Fluxus et la musique (Les Presses du Réel)
Edition : 2010.
Livre : Fluxus et la musique
Guillaume Belhomme
The San Francisco Tape Music Center (University of California Press, 2008)
L’histoire du San Francisco Tape Music Center valait bien qu’on lui consacre un livre entier... Voilà qui est chose faite maintenant grâce au travail de David W. Bernstein qui a collecté les études nécessaires à l'édition de : The San Francisco Tape Music Center 1960s Counterculture and the Avant-Garde.
C'est l'histoire d'une association née au Trips Festival en 1966, d'une association de musiciens pas comme les autres, de musiciens en avance sur leur temps, à la fois parce qu'ils sont doués d'oreille et d'esprit mais sont aussi parce qu'ils sont au fait des outils technologiques qui peuvent transcender leur(s) pratique(s) artistique(s). Parmi ces musiciens, les plus célèbres sont Pauline Oliveros, Ramon Sender, Morton Subotnick, Tony Martin, David Tudor, Terry Riley, Steve Reich, Philip Winson, Bill Maginnis... Les têtes pensantes et chercheuses d'une science musicale, en quelque sorte, dont ce livre retrace l'histoire commune et qu'il donne à entendre (ou presque) via des entretiens et à voir, même, sur un DVD qui complète l'ouvrage. Aux amateurs de mélanges (ici de la pop et du minimalisme, de la musique expérimentale et de la musique contemporaine), on ne peut que recommander la lecture de cette histoire de la contre-culture et de l'avant-garde américaine.
David W. Bernstein : The San Francisco Tape Music Center 1960s Counterculture and the Avant-Garde (University of California Press)
Edition : 2008.
Pierre Cécile © le son du grisli
Source : Music of the Avant-garde 1968-1971 (Pogus, 2009)
Cette première compilation de titres sortis sous le "label" Source entre 1968 et 1971 à peine sortie, voilà qu’on attend déjà la suite annoncée, qui fera le portrait sonore des dernières années d’un label incontournable pour tout amateur d’une musique expérimentale plurielle.
En attendant, ces trois disques passent et repassent et font valser les vocalises bruyantes de Robert Ashley, les longues traînées métalliques de David Behrman et Gordon Mumma, le piano préparé de David Tudor sur une idée folle de Larry Austin, les slides de guitares qui portent une autre œuvre électronique de Robert Ashley. Puisque je respecte ici l’ordre d’apparition des musiciens, continuons avec Alvin Lucier et sa pièce fantastique I Am Sitting in a Room, qui donne encore aujourd’hui des leçons aux expérimentateurs amateurs de concepts vocaux par ses bégaiements de poésie sonore superposés jusqu’à l’apparition d’une voix robotisée… Comme Lucier dans cette pièce, je commence d'ailleurs à sentir ici les effets de l’accumulation. Mes phrases sont moins nettes et n’arrivent plus qu’à faire passer le message suivant : il faut à tout prix écouter ce premier volume de la rétrospective Source. Juste le temps de citer encore l’excellent Lowell Cross et ses drones aux courbes intelligentes ou Alvin Curran et sa musique japonisante désincarnée ou Annea Lockwood et ses ronronnements zoophiles ? Après ce fabuleux retour à Source, on attend donc la compilation consacrée aux deux dernières années d'activité de la publication !
Source Records Music of the Avant-garde 1968-1971 (Pogus)
Edition : 2009.
CD1 : 01/ Robert Ashley : The Wolfman 02/ David Behrman : Wave Train 03/ Larry Austin : Accidents 04/ Allan Bryant : Pitch Out – CD2 : 01/ Alvin Lucier : I Am Sitting in a Room 02/ Arthur Woodbury : Velox 03/ Mark Riener : Phlegethon 04/ Larry Austin : Caritas 05/ Stanley Lunetta : Moosack Machine – CD3 : 01/ Lowell Cross : Video II (B)/(C)/(L) 02/ Arrigo Lora-Totino : English Phonemes 03/ Alvin Curran : Magic Carpet 04/ Anna Lockwood : Tiger Bal
Pierre Cécile © Le son du grisli
Kenneth Kirschner : Filaments & Voids (12K, 2009)
Complexes et mystérieux, les rapports qui sous-tendent la musique et le silence qui lui succède peuvent donner lieu à de multiples interprétations. Dans quelle mesure l’absence de musique marque-t-elle la fin d’une œuvre musicale ? Le silence est-il un mysticisme ou un néant ? David Tudor, interprète magistral de John Cage, l’avait bien compris, le silence en musique ne l’est jamais totalement. Quand il (non-)jouait la célèbre 4’33, les instants séparant l’ouverture et la fermeture du couvercle de son piano lui faisait entendre les bruits du public, tout comme Cage lui-même prétendait que le silence absolu n’existait pas.
Pour son retour sur le label 12K, le compositeur électro-acoustique Kenneth Kirschner inscrit son œuvre quelque part entre une electronica ambient d’une magnifique pureté post-Ligeti (Les Filaments) et un continuum cagien (Les Voids). Entre composition moderne et drones numérisés, chaque mini-séquence est suivie d’un silence de quelques secondes, le procédé étant répété à de multiples reprises à l’intérieur même de chaque plage (quatre au total sur ce double disque compact). Absolument remarquables de synthèse métaphysique, elle va bien au-delà de l’apparente froideur intellectuelle du projet, les quatre œuvres du musicien de Brooklyn s’inscrivent complètement dans la logique cosmique d’un Murcof (ou d’un Stanley Kubrick en mode 2001, Odyssée de l’Espace), les spectaculaires effets planants en moins, les insondables mystères interplanétaires en plus. Ce silence de l’infini, toujours lui.
Kenneth Kirschner : Filaments & Voids (12K / Metamkine)
Enregistrement : 1996-2008. Edition : 2009.
CD 1 : 01/ October 19, 2006 02/ September 11, 1996 03/ June 10, 2008 - CD 2 : 01/ March 16, 2006
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Kenneth Kirschner déjà sur grisli
Three Compositions (SIRR - 2006)
Post_Piano 2 (12K - 2005)