Nate Wooley, Hugo Antunes, Jorge Queijo, Mário Costa, Chris Corsano : Purple Patio (NoBusiness , 2016)
C’est une autre fois ce même instrument, hybride et même étrange, enregistré le 12 mai 2012 – soit peu de temps avant l’enregistrement de Posh Scorch et celui de Malus publié déjà par NoBusiness – au Portugal avec des musiciens du pays : une trompette, celle de Nate Wooley, reliée à une batterie, celle de Chris Corsano. A ses côtés, trouver une contrebasse (Hugo Antunes) et deux autres batteries (Mário Costa et Jorge Queijo).
On aurait pu imaginer la triple batterie emmener la séance, mais l’association Wooley / Corsano l’en empêchera : sans attendre, celle-ci décoche ses premières flèches, qui montrent au quintette la direction à suivre : vers le bas, tous. Et la chute est vertigineuse, après laquelle la formation se posera au son d’une note unique lentement travaillée par Wooley. Il suffira ensuite à l’un des percussionnistes ou à l’archet d’Antunes de l’agacer un peu pour qu’elle prenne le dessus.
Avant de s’éclipser : la seconde face est en grande partie le champ d’action des seuls batteurs. Difficile de dire alors à qui sont dus les coups, que quelques roulements parviennent à balayer pour permettre au quintette de s’exprimer. C’est alors un jazz leste, voire lâche, qui finit de rassurer son auditeur : il n’est pas venu à Purple Patio pour rien.
Wooley / Antunes / Queijo / Costa / Corsano
Animals
Nate Wooley, Hugo Antunes, Jorge Queijo, Mário Costa, Chris Corsano : Purple Patio
NoBusiness
Enregistrement : 12 mai 2012. Edition : 2016.
LP : A1/ Parturition A2/ Aurora A3/ Animals – B1/ Triangle B2/ Sueca
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Giovanni Di Domenico
Pour l’avoir entendu auprès d’Akira Sakata (Iruman), on suit – certes peut-être pas aussi rapidement que la publication de ses disques devrait nous l’imposer – le parcours de Giovanni Di Domenico. Au piano, à l’orgue ou à l'électronique, il s’est ainsi récemment fait entendre auprès de Peter Jacquemyn et Chris Corsano (A Little Off the Top), de Jim O’Rourke et Tatsuhisa Yamamoto (Delivery Health, chronique à suivre) ou encore à la tête de Going (II). Assez, donc, pour qu’on le passe à la question.
... Mes premiers souvenirs de musique sont les mélodies et les rythmes que j'écoutais dans les rues de Yaoundé, au Cameroun, et ceux que chantait Marie-Thérèse, notre employée de maison africaine. J’ai vécu en Afrique les onze premières années de ma vie, d’abord en Libye, puis de 5 à 8 ans au Cameroun, et enfin en Algérie.
Est-ce indiscret de te demander pour quelle raison tu as, enfant, vécu en Afrique ? Ce n’est pas indiscret, non : mon père y travaillait, comme ingénieur civil dans une boîte de construction italienne ; il a décidé d’emmener sa famille avec lui.
A quel instrument as-tu commencé à faire de la musique et quelles sont tes premières expériences de musicien ? Ça a été la guitare, ensuite le piano puis, vers 14 ans, j’ai commencé à jouer de la basse, de la batterie, de la guitare électrique et des claviers dans différents groupes de la scène « underground » de Rome, notamment dans le réseau anarchiste / punk / hardcore / vegan, etc. Autour de 20 ans, je me suis impliqué avec toute mon énergie dans la composition classique (j’ai passé un an au Conservatoire de Santa Cecilia, à Rome, mais j'ai rapidement compris que ce n’était pas pour moi…) et le piano jazz en autodidacte. En 2001, à l’âge de 24 ans, j’ai suis parti en Hollande pour étudier plus sérieusement le piano, et cinq ans plus tard je suis arrivé à Bruxelles. On peut trouver toute ma biographie à cette adresse.
Quelles étaient tes influences musicales à tes débuts et quelles sont celles qui ont façonné la musique que tu défends aujourd’hui ? Mis à part l'Afrique et ses sons, qui sont impressionnants et qui résonnent en moi à un degré que je ne pourrais même pas estimer, c’est le jazz qui m’a fait tomber amoureux de la musique : Miles, Bill Evans, Coltrane, puis les disques des années 1970 de Stevie Wonder (Innervisions, Music Of My Mind, Talking Book). Quand j'étais adolescent, au lieu de traîner avec mes copains, si ce n’est pour jouer dans de petites caves malodorantes, je me promenais dans les rues de Rome (qui n’était pas encore envahie par le tourisme de masse) avec mon walkman Sony sur les oreilles et beaucoup de cassettes de Stevie, du Miles électrique et des premiers disques du chanteur Italien Pino Daniele… Il y avait aussi Stravinsky, le Schoenberg atonal (pas dodécaphonique), Ravel et Ornette…. Puis, j'ai découvert Paul Bley, Cecil Taylor, les seventies (le premier Jan Garbarek et quasiment les 20 ou 30 premiers titres sortis sur ECM), Jon Hassell et son Fourth World, puis le minimalisme (de Tony Conrad) et l'électronique (celle des raves illégales, et ensuite le GRM et tout ce que suit). En parallèle, j’écoutais aussi des choses plus entraînantes quand la qualité y était, comme Led Zep, le rock progressif (le premier Franco Battiato !), la pop de qualité (celle de Jim O'Rourke en est le meilleur exemple). Je dirais que, au niveau du son, ce sont les années 1970 qui me procurent le plus de plaisir, même si mes influences sont assez grandes, du jazz en passant par (presque) toute la musique « noire » jusqu'à la musique contemporaine, et ce que les premiers enregistreurs multipistes ont amené (encore et toujours les seventies !)
C’est ce qui explique sans doute la variété des musiques que tu produis. Tu revendiques par exemple l’influence du son ECM et, dans le même temps, peux t’acoquiner avec Akira Sakata ou Jim O’Rourke… Voilà, on en revient à la largeur du spectre… Je crois que je dois toujours aller voir au-delà de l’endroit où je me trouve tout en gardant des points d’ancrage auxquels je suis émotionnellement attaché. Si je devais dresser la liste de mes disques à emporter sur une île déserte, j’aurais beaucoup de mal : à part quelques références qui ne bougent pas, ça change très vite… Jim et Sakata, par exemple, je les ai découverts assez tard (Jim il y a une dizaine d'années et bien moins pour Sakata, que j’ai en fait découvert directement en jouant avec lui) et ils ont eu tous les deux une énorme influence sur mon développement de musicien. Jim m’a ouvert une grande porte vers la subtilité et l'importance de la « forme », il m’a révélé l'importance de la MUSIQUE et la passion qu’il faut lui consacrer, je me sens très proche de lui là-dessus. Akira Sakata a la même importance mais d’un point de vue plus « spirituel », il a l’âge de mon père et il est en quelque sorte mon « père musical »… Il joue de la même façon depuis plus de quarante ans mais son attitude est tellement pure et libre de tous désirs qui n’ont rien à voir avec la musique qu’il est très inspirant d’être et de jouer avec lui. Une fois, il m’a raconté avoir voulu faire de la musique (ce type de musique « libre ») afin de devenir un meilleur être-humain, ça dit bien toute la profondeur de cet homme. L’un et l’autre sont en plus devenu de vrais amis, et ça a une importance énorme pour moi.
Ta collaboration avec O’Rourke semble en effet assez solide… Comment l’as-tu rencontré ? (même question pour Akira Sakata…) L'histoire de mes rencontres avec eux est liée à un événement fondamental de ma vie : la découverte du Japon et de sa culture. Depuis 2008, je me rends chaque année au Japon, et j’ai établi une magnifique relation avec ce pays. Je pourrais dire que si mon enfance est en Afrique, ma maturité s’est faite au Japon (dans un peu toute l’Asie d’ailleurs). Comme je l’ai dit, ma rencontre avec ces deux musiciens a été provoquée par le fait de jouer avec eux, et puis nous avons passé du temps ensemble (des repas incroyables arrosés d’un saké divin…). Avec Jim, je pourrais passer des heures à simplement écouter de la musique, et j’ai de la chance qu’il ait compris mes vraies motivations de musicien, l’idée que sans musique la vie serait impossible. Même si l’on vit très loin l’un de l’autre, j’ai sans cesse en tête des choses que je voudrais faire avec lui, certainement trop de choses, en fait ! Mais c'est une collaboration que va durer, j'en suis sûr!
Comme O’Rourke, tu t’es donc essayé à plusieurs choses, musicalement parlant. Ton jeu au piano – souvent fougueux, proche de Cecil Taylor mais aussi très classique parfois (et très ECM dans le son) – est en outre assez différent de ton jeu aux claviers électroniques – que je préfère, pour être honnête, dans des groupes comme Going ou Kalimi dont j’aimerais aussi que tu nous parles… Fais-tu une différence lorsque tu passes d’un instrument à un autre ? Non, je ne fais pas de différence entre piano, rhodes, composition ou quoi que ce soit, au moins pour ce qui est de l’importance que je donne à ces aspects de ma vie musicale. Par contre, le rhodes est entré dans ma vie un peu en force : pour un pianiste, trouver un instrument que l’on peut emporter partout est très important si son besoin de jouer est vital ; j’aurais bien sûr pu choisir un clavier plus petit (et moins lourd, ça oui…) mais comme je l’ai déjà dit je suis amoureux du son des années 1970 et le rhodes en est un des éléments essentiels… c'est un véritable instrument électroacoustique (la mécanique d'un piano avec l'amplification d'une guitare électrique) et j'ADORE le grain et les harmoniques qu'il génère, surtout lorsqu’on le combine avec des boîtes à effets. Depuis dix ans que je l’utilise de façon régulière, j’ai collecté beaucoup d’effets différents et j’aime tester ce que tel effet particulier peut apporter aux teintes du rhodes. Chaque son amène une interprétation différente des milliers d’idées musicales que j’ai en permanence. C’est ce qui pourrait amener quand même une différence : quand je joue du rhodes (ou de l’électronique pure, ou de l’orgue, ou quoi que ce soit…), je dois m’imposer un projet compositionnel ou une raison d’être qui va voir au-delà de l’instrument même. Par exemple, dans ma vie, j’ai beaucoup pratiqué le piano, travaillé la technique pianistique, et cela fait cinq ans que je ne le fais plus : je pratique autre chose, et jouer du rhodes ou de l'electronique m’aide en ce sens. J’ai maintenant cette idée de faire sonner les instruments pas pour eux-mêmes mais pour moi… En ce qui concerne Going et Kalimi (deux projets dont je suis très fier), les deux groupes sont nés d'exigences précises. Going est né pour donner une dimension orchestrale au groove, à la (aux) pulsation(s) des deux batteurs : en fait, c'est un groupe fait pour « faire sonner » les batteries (et les batteurs bien évidemment, hé hé) : j'ai toujours eu une relation très particulière avec les batteurs, peut-être parce que la batterie est un de mes premiers instruments, que j’en ai beaucoup joué dans mon adolescence… je suis toujours très attaché aux batteurs (Jóao Lobo et Mathieu Calleja, les batteurs de Going, mais aussi Oriol Roca et Marek Partrman, Tatsuhisa Yamamoto, Chris Corsano…) et je veux en conséquence bien les faire sonner, c’est un vrai plaisir pour moi de les écouter ! Le concept de Kalimi est plus profond, et il y a composition derrière, que Mathieu et moi travaillons depuis longtemps, que l’on joue à chaque fois que l’on répète et que l’on donne un concert : c’est une idée du son (qui vient de moi) liée au drone, aux graines du son, et une autre (plus de Mathieu) de construction qui nous jette directement dans le bain. On sait exactement ce que nous avons à faire mais nous pouvons le faire de manières très différents à partir du moment où l’on garde cette idée de « construction » en tête, comme une partition.
Tu publies la plupart de tes enregistrements sur ton propre label, Silent Water. Qu’est-ce que cela a changé dans ta pratique musicale ? J'ai toujours acheté des vinyles. Même dans les années 1990, quand on disait le vinyle mort, je me rendais à Porta Portese (un marché aux puces dans lequel on trouvait plein de choses intéressantes à l’époque) et achetais de tout ; j’ai jamais arrêté d’en acheter : je savais qu’un jour je monterais un label. Et puis, en 2012, il a fallu sortir le premier LP de Going et ça ne s’est pas bien passé avec le label qui devait le sortir, je me suis donc dit que c’était le bon moment. J’ai toujours apprécié les musiciens qui sortent leurs propres disques s’ils le font avec tact et avec goût (Derek Bailey et Paul Bley ont été les précurseurs, et puis il y en a eu plein d’autres). T’occuper de ton label peut être un énorme boulot (je suis seul à m’en occuper, alors le garder low-profile, ce n’est pas seulement voulu mais nécessaire) mais c’est très gratifiant quand, par exemple, des gens comme toi lui montrent de l’intérêt ainsi qu’aux musiciens qu’il édite. Je suis aussi un peu control-freak, d’autant qu’il s’agit de ma musique : enregistrer, mixer, m’occuper de l’artwork et sortir mes disques nourrit mon narcissisme ! J’aime aussi beaucoup faire partie de cet « houmous » culturel de petits labels qui font leur truc de leur côté ; je trouve important d’aller contre le « statu quo » socio-politico-culturel que l’on nous impose et de défendre, en musique, notre vision des choses.
Giovanni Di Domenico, propos recueillis en janvier et février 2016.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Icepick (Wooley / Corsano / Haker Flaten) : Amaranth (Astral Spirits, 2015)
Poinçon et non vipère, Icepick est ce trio dans lequel s’ébattent Nate Wooley et Chris Corsano – plusieurs fois associés déjà, de Seven Storey Mountain en Malus ou From Wolves To Whales – en compagnie d'Ingebrigt Håker Flaten. Après une cassette (Hexane) l’année dernière, c’est aujourd’hui un vinyle que fait paraître le label texan Astral Spirits.
Enregistrées le 20 septembre 2014 à Austin, trois pièces y profitent d’une subtile agitation : autrement inspiré que celui de (Dance to) The Early Music, c’est d’abord un jazz « straight » qui bout sur un feu qu’entretient Corsano (Rosso Corsa) ; une exploration sonore, ensuite, où le ramage de la trompette croise les allers-retours rapides d’archets affolés (Fuchsia) ; en seconde face (Rare Rufescent), Håker-Flaten remue et trouble encore le discours du trio, qui engage alors une nouvelle course : s'y défient trompette haute et roulements de tambour, qu’un ronronnement de contrebasse finira par ramener à la raison. Et quand l’improvisation se fait plus lâche, le trio n’en est pas moins inventif : la fin d’Amaranth aurait ainsi pu être un recommencement.
Icepick : Amaranth (Astral Spirits)
Enregistrement : 20 septembre 2014. Edition : 2015.
LP : A1/ Rosso Corsa A2/ Fuchsia – B/ Rare Rufescent
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Giovanni Di Domenico, Peter Jacquemyn, Chris Corsano : A Little Off the Top (NoBusiness, 2015)
C’est à domicile que le pianiste Giovanni Di Domenico a enregistré ce trio avec Peter Jacquemyn (contrebassiste entendu notamment auprès de Fred Van Hove, Kris Wanders ou Lê Quan Ninh) et Chris Corsano. Une façon comme une autre de faire état de sa pratique instrumentale autrement qu’en accompagnateur, par exemple, d’Akira Sakata (Iruman, récemment).
La prise de son le met d’ailleurs en valeur – en première face, il faut même tendre l’oreille pour approcher un peu contrebasse et batterie, d’autant que la progression taylorienne du piano laisse assez peu d’espace à l’une et à l’autre. Mais l’impressionnant duo Jacquemyn / Corsano qui ouvre Tiburòn offre une double possibilité : aux deux musiciens de se faire entendre et au trio d’engager un autre genre d’improvisation. C’est alors une pluie d’aigus qu’essuient contrebasse et batterie quand le pianiste négocie à la dernière seconde tous les reliefs nés des frictions. Alors le trio en impose.
Giovanni Di Domenico, Peter Jacquemyn, Chris Corsano
Golondrina
Giovanni Di Domenico, Peter Jacquemyn, Chris Corsano : A Little Off the Top (NoBusiness / Improjazz)
Enregistrement : 31 octobre 2013. Edition : 2015.
LP : A1/ Golondrina – B1/ Tiburòn B2/ Slick Back
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Rodrigo Amado : This Is Our Language (Not Two, 2015)
Comme une revendication (un manifeste ?) : « ceci est notre langage ». Et qui, de fait, moquerait et enverrait sur les roses la criticature sur papier glacé. « Ceci est notre langage » peut (doit ?) se poursuivre par : « et nous n’y changerons rien ». Au passage, y ajouter quelques points d’exclamations.
Retrouver, ici, de vrais morceaux de Shepp, Ayler ou Ornette n’intéressera que quelques paléographes poussiéreux. Mais dire la force des trios (Rodrigo Amado, Joe McPhee, Kent Kessler ou Amado, Kessler, Chris Corsano) et s’enivrer de leur juste liberté est un choix bien plus judicieux. Il y a donc un ténor choisissant souplesse et tendresse pendant que l’altiste délivre acidité et férocité. Il y a un trompettiste tournoyant et foudroyant. On remarque aussi un contrebassiste passant en force. Et l’on discerne encore plus intensément un batteur surdoué et jamais encombrant. Et quand McPhee et Kessler décident de nous quitter par un auguste duo, le doute n’est plus permis : ceci est leur langage.
Rodrigo Amado : This Is Our Language (Not Two)
Enregistrement : 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ The Primal Word 02/ This Is Our Language 03/ Theory of Mind 04/ Ritual Evolution 05/ Human Behavior
Luc Bouquet © Le son du grisli
C'est à Poitiers, Carré bleu, que Joe McPhee emmènera ce vendredi soir son Survival Unit III.
Chris Corsano, Joe McPhee : Dream Defenders (MNÓAD, 2014)
Enregistrés le 28 juillet 2012 au Vecteur de Charleroi, Joe McPhee et Chris Corsano confirmaient : leur entente est sans failles, qu’inspirent ici quelques standards.
Ainsi le duo évoquera-t-il Duke Ellington ou Thelonious Monk. Du swing, il fait son affaire : Corsano le mitraille quand McPhee le découpe, avec ce goût qu’ils partagent pour les déchirements et les suspensions. Le remuement, bien sûr, n’interdit pas le chant profond (Lift, sous la plume de James Weldon Johnson) – le chant profond pouvant accepter qu’on le fasse tourner en bourrique (The Icarus Effect).
Le rapprochement du souffleur et du batteur tenant de l’évidence, voici celle de Monk changée en Other Evidence : réduite mais dense forcément, que l’antienne de For Thelonious finira de combler – entre les deux pièces, une évocation de Coltrane et un hommage à James Baldwin fera le prétexte d’une terrible ballade qui interroge : de quoi Corsano fait-il son ? L’évidence, parfois, ne tient-elle pas du mystère ?
Chris Corsano, Joe McPhee : Dream Defenders (MNÓAD)
Enregistrement : 28 juillet 2012. Edition : 2014.
CD / DL : 01/ Ain’t No Thing (for Duke Ellington) 02/ Lift (for The Dream Defenders) 03/ The Icarus Effect 04/ Other Evidence 05/ Tell Me How Long Has Trane Been Gone (for James Baldwin) 06/ Circumstantial Evidence (for Thelonious Monk)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Bill Nace, Okkyung Lee, Chris Corsano : Live at Stone (Open Mouth, 2015)
En plus d’augmenter d’un live le catalogue Open Mouth – qui édita plus tôt Live at Jack et Live at Spectacle –, cet enregistrement d’un concert donné à New York le 10 mai 2014 l’enrichit. Au Stone, étaient alors réunis Okkyung Lee, Bill Nace et Chris Corsano.
Sans détours, la rencontre des cordes (violoncelle, donc, et guitare électrique) opère dans les aigus quand la batterie, en arrière-plan, promet d’attiser tensions et points de friction. Divers (insistance de l’archet-scie, médiator agaçant les micros et baguettes au rebond), les artifices s’accorderont en première face sur une sirène à deux temps née d’un retour d’ampli.
C’est le bruit d’un jack que l’on branche qui ouvre la seconde face. Effleurant les cordes au niveau du chevalet, Nace met au jour des parasites-satellites qui graviteront autour de la rumeur grave entretenue par le violoncelle. C’est là l’ouverture seulement, puisque Corsano déplace la badinerie sur le champ grondant de l’improvisation bruitiste. Une improvisation dont les mailles, inextricables, ne permettent aux larsens ni aux répétitions d’envisager aucun solo. Leur réseau impressionnerait de toute façon toujours davantage par sa solidité et sa cohérence.
Bill Nace, Okkyung Lee, Chris Corsano : Live at Stone (Open Mouth)
Enregistrement : 10 mai 2014. Edition : 2015.
LP : A-B/ Live at Stone
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Wooley, Rempis, Niggenkemper, Corsano : From Wolves to Whales / Ballister : Worse for the Wear (Aerophonic, 2015)
L’idée d’entendre une formation qui réunirait Dave Rempis et Nate Wooley – pour dire vite : deux des plus brillants instrumentistes (issus du jazz) de leur génération – commençait à dater. Il y a un an, elle finissait par éclore : sur scène (trois concerts new yorkais) puis en studio. From Wolves To Whales est ainsi le premier disque d’un quartette dans lequel on trouve aussi (et même « encore ») Pascal Niggenkemper et Chris Corsano.
L’occasion n’a pas été manquée de concilier art de la voltige et goût prononcé pour l’expérimentation. Un air de salive en circuits – le temps pour Wooley de s’extraire de son instrument – et les souffleurs dévalent une première improvisation à étages. Avec adresse, le groupe maintient l’équilibre entre énergie et invention dans sa quête de Swingin’ Apoplexy, pour reprendre un des titres du disque. Les boucles d’alto révélées sur les souffles aphoniques de la trompette (qui montrera sur Count Me Out qu’elle aussi sait faire tourner un motif) et les grippements intentionnels de la contrebasse sur les chahuts de la batterie relativisent alors : pourquoi craindre les risques d’un fantasme qu’on concrétise ?
Nate Wooley, Dave Rempis, Pascal Niggenkemper, Chris Corsano : From Wolves to Whales (Aerophonic)
Enregistrement : 10 février 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Slake 20/ Serpents Tooth 03/ Stand Up for Bastard 04/ Swingin’ Apoplexy 05/ Count Me Out
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Moins de nuances peut-être, mais toujours les mêmes effets. Sur son cinquième enregistrement, Ballister développe son swing nerveux quand il ne le couche pas plutôt – sous les doigts de Lonberg-Holm, des sonorités peu communes, sur lesquelles Rempis surfe parfois, enrichissent le vocabulaire du trio. A tel point que la marche déviante de Vulpecula insiste : Worse for the Wear un Ballister indispensable.
Ballister : Worse for the Wear (Aerophonic)
Enregistrement : 28 mars 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Fornax 02/ Scutum 03/ Vulpecula
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Virginia Genta, Mette Rasmussen, John Edwards, Chris Corsano : Bâle, 28 août 2014
Transporté à Bâle, une fois n’est pas coutume, le festival Météo. Au Sud, sur les bords du Rhin, une soirée changeante, dans tous les sens du terme : deux duos stériles (chacun à sa façon) contre Joke Lanz (set brillant, empirisme et visite d’atelier évoqués – certes brièvement – ici) et un quartette mixte.
Carte blanche à Chris Corsano : le groupe est aussi composé de Virginia Genta (souffleuse et moitié d’un Jooklo Duo remarqué sur disques auprès de Bill Nace ou C. Spencer Yeh), Mette Rasmussen (saxophone) et John Edwards (partenaire de Corsano sur A Glancing Blow auprès d’Evan Parker et sur l’indispensable Tsktsking). Quelques soupçons (craintes, voire), alors : de free réchauffé, de mignonne parité, de formation subtile promettant de « souffler » le chaud et le froid.
Or, sur scène, le rideau tombe et emporte (presque) toute l’histoire du free jazz : de Dewey Redman à Mats Gustafsson – les saxophonistes ont le souffle pour (solide, celui de Genta, qui mêle à sa science de l’insistance une esbroufe charmante ; plus fragile, celui de Rasmussen, l’Ayler y côtoyant l’appeau), la section rythmique l’expérience. Un « free » jazz sans revendication, certes, sans plus rien à craindre de son auditoire non plus, mais terriblement agissant. Quelques bémols, bien sûr : dans ces « plages » inspirées par un Afrique que l’on fantasmera sans doute toujours ou ces relans de Roland Kirk qui font que l’on patiente entre deux soulèvements.
Les dernières minutes iront au son d’une atmosphère qui oppose hommes et femmes : les premiers jouant des coudes, presque en duo, laissant leurs partenaires sans véritables attaches. Avec l’heure, le quartette s’est donc désuni – manque d’expérience de la paire féminine ou élan d’un duo d’hommes rompu à l’art de dire fort et longtemps ? –, mais les quatre en question auront intéressé ensemble ou séparément : à suivre, donc, Genta, Rasmussen.
John Edwards, Chris Corsano, Virginia Genta, Mette Rasmussen : Bâle, Festival Météo, 28 août 2014.
Photos : Sébasien Bozon, pour le blog de Météo.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Nate Wooley, Hugo Antunes, Chris Corsano : Malus (NoBusiness, 2014)
Après avoir donné ensemble les fières expérimentations de Seven Storey Mountain, Nate Wooley et Chris Corsano se retrouvaient fin mai 2012 associés au contrebassiste Hugo Antunes : le 27 en présence de Giovanni Di Domenico et Daniele Martini (Posh Scorch, disque Orre) ; les 28 et 29 en trio (Malus, disque NoBusiness, qui nous intéresse).
La trompette ouvre en lyrique : l’heure est encore au service d’un jazz en équilibre sur d’impétueux roulements de tambour, qui pourra rappeler celui que pratique Dennis González. A sa suite, ce sont des airs plus lâches qui interrogent instruments et amplis – école Trumpet/Amplifier oblige – au son de phrases courtes (ou même osées du bout des lèvres), de motifs (phrases ou larsens) développés dans l’ombre et de turbulentes questions-réponses.
Défaite d’allure, l’expérimentation qui a peu à peu pris le contrôle du jeu met en valeur une autre forme de l’entente du trio : ainsi Wooley et Corsano parsèment-ils de trouvailles et d’habiles audaces une simple improvisation à la contrebasse (Seven Miles from the Moon) quand les amplis ne prétendent pas cracher quelques solos remarquables (Sewn). Et le coup marche, à tel point que Wooley (en sourdine), Antunes et Corsano, se payeront le luxe de conclure ce bel enregistrement plus « simplement ». Etait-ce là, et enfin, le Malus promis ?
Nate Wooley, Hugo Antunes, Chris Corsano
Gentleman of Four Outs
Nate Wooley, Hugo Antunes, Chris Corsano : Malus (NoBusiness)
Enregistrement : 28-29 mai 2012. Edition : 2014.
LP : A1/ Gentleman of Four Outs A2/ 4 Cornered A3/ Sawbuck – B1/ Seven Miles from the Moon B2/ Sand-bagged B3/ Sewn B4/ Gentleman of Three Inns
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Chris Corsano apparaîtra deux fois cette année au festival Météo : seul, le mercredi 27 août, à la chapelle Saint-Jean de Mulhouse ; accompagné (de John Edwards, Virginia Genta et Mette Rasmussen), le lendemain, au Sud de Bâle.