Dragonfly Breath : Live at the Stone (Not Two, 2016) / Yoni Kretzmer : Five (OutNow, 2016)
C’est une réduction de fanfare qui, dès l’ouverture du concert qu’elle donna le 24 novembre 2015 – dans le cadre des célébrations du soixantième anniversaire de Steve Swell organisé un week-end durant au Stone, New York –, vola en éclats. Non pas sous l’effet du souffle du dragon, mais sous celui du troisième passage de la libellule – nulle trace du second, quand le premier avait paru déjà sur Not Two.
C’est dire la puissance du trombone et celle des saxophones de Paul Flaherty. Les beaux éclats chassés par un solo de batterie – les coups de Weasel Walter sont étouffés, est-ce dû à la prise de son ? –, l’improvisation perd en intensité. Mais c’est l’histoire de quelques minutes seulement. L’archet vindicatif de C. Spencer Yeh, les expérimentations de Swell (qui pourra par exemple donner l’impression de se noyer dans son instrument) et l’affront avec lequel Flaherty « challenge » ses partenaires ont certes battu en retraite, mais une retraite qui n’en est pas moins trublionne.
Dragonfly Breath III : Live at the Stone: Megaloprepus Caerulatus
Not Two
Enregistrement : 24 novembre 2015. Edition : 2016.
CD : Live at the Stone: Megaloprepus Caerulatus
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
C’est un autre orchestre miniature qu’emmène Yoni Kretzmer sur cinq compositions personnelles : quintette dans lequel on retrouve Swell aux côtés de Thomas Heberer, Max Johnson et Chad Taylor. Marqué davantage par le blues, on croirait parfois entendre le Vandermark 5 allant entre unissons décidés (belle association cornet / trombone) et quartiers libres. A défaut d’être originales, les compositions de Kretzmer ont le mérite de permettre à son jeu de ténor de démontrer qu’il tient la route sur laquelle tracent ses quatre partenaires.
Yoni Kretzmer : Five
OutNow
Enregistrement : 22 juillet 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ July 19 02/ Quintet I 03/ Quintet II 04/ Feb 23 05/ For DC
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Steve Swell : Kanreki. Reflection & Renewal (Not Two, 2015)
La soixantaine est, pour Steve Swell, le temps du Kanreki – regard tourné vers le passé sur fond de réflexion permettant d’envisager la suite –, qu’illustrerait le florilège d’enregistrements que le label Not Two met aujourd’hui en boîte. Entre 2011 et 2014, on y entend le tromboniste en différentes compagnies : en conséquence, différemment occupé.
C’est d’abord avec Dragonfly Breath (et Paul Flaherty, C. Spencer Yeh et Weasel Walter) une « fuite en avant » d’une demi-heure enregistrée en concert à Brooklyn. Cette insatiable envie d’en découdre et même de tapage, Swell la soigne ici pour la relativiser ailleurs au son d’un jazz « straight » qui n’est qu’un prétexte à jouer en perpétuel affranchi (en quintette avec Ken Vandermark et Magnus Broo).
Après quoi, la palette s’élargit encore : composition plus complexe qu'interprètent quatre clarinettes (dont celles de Ned Rothenberg et Guillermo Gregorio) ; duo avec Tom Buckner ou trio avec Gregorio et Fred Lonberg-Holm qui servent l’un et l’autre d’inquiets morceaux d’atmosphère ; combinaison plus écrite qui accorde le trombone, le saxophone alto de Darius Jones et la guitare d’Omar Tamez. Enfin, il y a ces quatre minutes enregistrées seul au trombone, où, sur une note qu’il tient pour travailler encore à sa sonorité, Swell démontre ce qu’il affirmait au son du grisli en 2007 : « Je sens qu’il y a encore à dire ».
Steve Swell : Kanreki. Reflection & Renewal (Not Two)
Enregistrement : 2011-2014. Edition : 2015.
2 CD : CD1 : 01/ Live at Zebulon 02/ Essakane 03/ Schemata and Heuristics for Four Clarinets #1 04/ News from the Upper West Side – CD2 : 01/ Splitting up is Hard to Do 02-04/ Live at the Hideout 05/ Composite #8
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Nate Wooley : Seven Storey Mountain III And IV (Pleasure Of The Text, 2013)
Avec David Grubbs (à l’harmonium) et Paul Lytton en 2007, puis avec C. Spencer Yeh et Chris Corsano deux ans plus tard, Nate Wooley posa les deux premières pierres – disques Important – de Seven Storey Mountain. Inspiré par l’extase telle qu’elle fut éprouvée et décrite par Thomas Merton, le projet en appelle à la communion (musicale, s’entend) de groupes hétérogènes. Ce sont aujourd'hui deux nouveaux enregistrements (de concerts donnés à l’ISSUE Project Room, New York) qui, assemblés, paraissent sous étiquette Pleasure Of The Text : Seven Storey Mountain III, daté de 2011, et Seven Storey Mountain IV, créé cette année. A chaque fois, la compagnie de Wooley s’est agrandie.
Ainsi le 11 mars 2011, le trompettiste convoquait-il ses quatre premiers partenaires et une paire de vibraphonistes (Matt Moran et Chris Dingman) qui lentement ouvrira et fermera ce troisième volume. A l’intérieur, suivre le développement sensible d’une musique qui va toujours s’élevant, déviation bruitiste qui, sous les coups de la double batterie et toutes cordes (violon de Yeh, guitare de Grubbs) en avant, nourrit son discours de souvenirs partagés de minimalisme, free jazz, no wave… S’il faut tendre l’oreille pour y discerner Wooley, c’est qu’il semble conduire le grand-œuvre à l’amplificateur, qui avalera violon et guitare afin de les transformer en drones apaisants.
Le 6 juin 2013, Wooley composait un autre sextette – Yeh, Corsano et Moran, toujours présents, et puis Ben Vida (électronique) et Ryan Sawyer (batterie) – pour le mêler au Tilt Brass Sextet du tromboniste Chris McIntyre. Allant lentement sur toms, les balais accompagnent le vibraphone que la pertinence de Vida détournera : jouant davantage des échanges et de leurs interférences, la musique mesure ses effets bruitistes jusqu’à ce que le meneur, en agitateur inspiré, fasse un drone d’un court motif pour exhorter ensuite ses partenaires à la trompette : enrichie par l’écho baroque qu’en donnent les cuivres, sa technique étendue trouvera de quoi peaufiner ses intentions réfléchies. Des applaudissement fournis diront d'ailleurs assez bien ce que l’ascension mérite : vivement celle des trois derniers étages.
Nate Wooley : Seven Storey Mountain III And IV (Pleasure Of The Text)
Enregistrement : 11 mars 2011 & 6 juin 2013. Edition : 2013.
2 CD : CD1 : 01/ Seven Storey Mountain III – CD2 : 01/ Seven Storey Mountain IV
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Paul Flaherty, Steve Swell, C. Spencer Yeh, Weasel Walter : Dragonfly Breath (Not Two, 2013)
Paul Flaherty a toujours attisé son discours, déjà tonitruant, au contact d’une jeunesse remuante, pour ne pas dire remontée. Jadis, comme l’attestent Slow Blind Avalanche et A Rock In The Snow – deux références Important –, il rencontra C. Spencer Yeh en présence de Chris Corsano. Le 6 mai 2011 à l’ISSUE Project Room de New York, il retrouvait le violoniste le temps d’une improvisation à quatre, à laquelle Steve Swell et Weasel Walter étaient invités aussi.
La compagnie est donc d’attaque, et rue sans attendre avec son aîné en combinaisons abrasives. Décidant quand même de la mesure, le saxophoniste choisi soudain de vaciller coude-à-coude avec Swell – qui, lui, joue encore des épaules – pour passer ensuite le témoin (ou bâton) à Yeh : archet crissant et crachant même, éructant des bribes d’un inquiétant langage, celui-ci conduit le groupe sur pente bruitiste et sentiers plus explosifs encore. La libellule tenait bien du dragon, vélocité en plus.
Paul Flaherty, Steve Swell, C. Spencer Yeh, Weasel Walter : Dragonfly Breath (Not Two / Products from Poland)
Enregistrement : 6 mai 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Praying Mantis 02/ Tarantula 03/ Mosquito
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Robert Piotrowicz, C. Spencer Yeh : Ambient (Bocian, 2012)
C’est une seule et unique face de trente-trois tours (et vingt-quatre minutes) qu’investissent ensemble Robert Piotrowicz (récemment entendu sur Wrestling en compagnie de Kevin Drumm et Jérôme Noetinger, ici au synthétiseur analogique et à l’électronique) et C. Spencer Yeh (à l’électronique et au violon). Si leur propos est d’Ambient, leur musique s’en distingue.
En concert le 9 avril 2011, les deux hommes s’emparèrent d’un vocabulaire noise arrêté (parasites, larsens, micro-contacts, drones…) pour le mettre à ébullition. C'est-à-dire qu’en subtiles, ils surent accorder leurs intérêts bruitistes tout en ménageant une tension inspirée : l’oreille tendue et en attente d’artifices, l’auditeur viendra venir à lui un archet salvateur : ricochets et bariolages coloriant alors une boucle de masse. La coalition est de qualité, au point que l’entêtement qu’elle provoque fera perdre connaissance aux deux musiciens trimant.
Robert Piotrowicz, C. Spencer Yeh : Ambient (Bocian / Metamkine)
Enregistrement : 9 avril 2011. Edition : 2012.
LP : A/ Ambient B/ (Rien)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Nate Wooley
Lorsqu’il tourne le dos au jazz qu’il peut servir – et même interroger – aux côtés de Daniel Levin, Harris Eisenstadt ou Matt Bauder, Nate Wooley s’adonne à une pratique expérimentale en faveur de laquelle plaident aujourd’hui deux références de taille (The Almond et Trumpet/Amplifier). Sinon, c’est l’improvisation qui l'anime encore, comme l’atteste le non moins indispensable Six Feet Under enregistré avec Paul Lytton et Christian Weber. Ce qui fait trois raisons valables de passer aujourd’hui le trompettiste à la question.
... Mon père est musicien – saxophoniste. Je pense que mes premiers vrais souvenirs de musique viennent des musiciens qui passaient à la maison. Je ne suis pas sûr qu’ils jouaient ou répétaient… Je me souviens juste de leur présence chez nous, d’eux traînant, buvant un verre et discutant. Je pense que cette impression de communauté est ce qui m’a amené à la musique. Je sentais qu’un lien très fort les unissait et que cela venait justement de cette activité qu’ils partageaient.
La trompette a été ton premier instrument ? Ca a été le piano, en fait. A vrai dire, ça a été assez dur,et je pense que mon professeur et mes parents ont pensé plus d'une fois que ce n’était pas fait pour moi. Je ne pense pas que j’avais décidé de moi-même de faire de la musique, et mon professeur de piano – après que j’ai commencé la trompette, pour être précis – s'est mise à chercher une musique qui pourrait me convenir ; elle m'a alors amené les « petites pièce pour piano » de Schoenberg. Ca a été la première fois que je me suis senti vivant en musique, et elle a su le remarquer : alors elle m’a apporté un jour un CD de ces pièces interprétées par Maurizio Pollini, et ça a été la clef de tout pour moi. A partir de là, je me suis intéressé au jazz et à la musique contemporaine…
Quels sont les musiciens de jazz qui t’ont influencé ? Mon père, bien sûr, et puis j’ai connu des moments où j’étais obsédé par tel ou tel musicien sans vraiment ressentir leur influence sur le long terme… Ca a été Booker Little, Woody Shaw, Charlie Shavers… Dolphy ?
Et des trompettistes comme Bill Dixon, Alan Shorter, Charles Tolliver, Jacques Coursil… ? J’ai écouté ces musiciens bien après, souvent parce qu’on me conseillait des les écouter, c’est pourquoi je n’ai jamais vraiment senti que mon jeu de trompette tenait des leurs… Avec le temps, je serais, je pense, forcément arrivé jusqu’à eux, mais je crois que j’avais une idée bien précise de la manière dont je voulais sonner, de ce qu’était mon langage, et de ce que j’entendais. En conséquence, quand on me conseillait d’écouter quelqu’un comme Coursil, c’est parce qu’on jugeait qu’il y avait des similarités entre son jeu et le mien, et ce n’est pas si intéressant d’aller entendre un travail qui se rapproche du vôtre ; écouter un musicien vraiment différent aura davantage d’informations nouvelles à vous apporter… Ce qui n’empêche : leur travail est fantastique, je n’y suis tout simplement pas assez entré, celui de Dixon mis à part, même s’il n’a pas été de ces musiciens qui ont pu m’obséder un temps. J’ai pu lui parlé, à deux reprises, et j’y ai puisé beaucoup de choses, ça c’est indéniable…
Tu touches aujourd’hui autant au jazz qu’à une improvisation abstraite, pour dire les choses rapidement… Fais-tu une différence entre ces deux pans de ta pratique musicale ? Consciemment, je ne change pas ma façon de penser selon que je joue dans l’un ou l’autre de ces domaines. Il y a certaines choses qu’il me faut cependant prendre en compte : qu’elles soient techniques lorsque je joue avec ampli, ou encore dans le cas où j’interprète de la musique écrite, définir quel est mon rôle dans le groupe ou ce dont la musique a besoin… Si je me concentre là-dessus, habituellement le reste suit de lui-même. Les mélanges, les fusions de telle ou telle chose avec telle autre, ne m’intéressent pas. Je joue le jazz tel que je l’entends et ses variations peuvent m’amener à y mettre des plages bruyantes ou à décider de faire disparaître une mélodie sous des tombereaux d’électronique. Ma musique vient simplement de ma façon d’entendre les choses et je fais de mon mieux pour qu’elle puisse s’accorder à celle de chacun de mes partenaires.
A ce sujet, peux-tu revenir sur ton arrivée à New York ? De quelle manière celle-ci a-t-elle été décisive ? J’y suis arrivé en 2001. La chance a provoqué les premières vraies choses que j’y ai faites : je débarrassais les tables dans un restaurant quand j’ai reconnu ce saxophoniste, Assif Tsahar, que j’avais beaucoup écouté sur les disques de William Parker quand j’étais encore au lycée. Je le salue et une semaine plus tard il m’appelle et me propose de jouer dans un de ses orchestres. Ca a été incroyable, pendant les répétitions et les concerts, j’ai rencontré beaucoup de musiciens avec lesquels je continue de jouer, comme Okkyung Lee, Steve Swell… Cette expérience a été fantastique, nous improvisions tous ensemble et sans cela m’aurait pris des années pour me faire entendre de toutes ces personnes.
Penses-tu faire partie d’une génération de musiciens qui ont eu la possibilité d’écouter du fre jazz, de la musique contemporaine, du rock indépendant, etc. et qui profiterait aujourd’hui de ces différentes sources d’inspiration ? Je crois que cela existe en effet, mais pour ma part je n’ai jamais vraiment écouté de rock… Je ne pense pas avoir entendu Led Zeppelin avant d’avoir dépassé la vingtaine, et il y a beaucoup de groupes que je connais simplement parce que j’ai pu partager une date avec eux ou que je connais quelqu’un qui a joué avec eux. Ce n’est pas quelque chose que je recherche, en conséquence on ne peut pas dire que cela influe sur ma musique. Il y a toutefois le noise, avec des gens comme Spencer Yeh et John Wiese, mais peut-on dire que cela soit du rock indépendant ?
Comment es-tu tombé sur les travaux de Wiese ou de Spencer Yeh, dans ce cas ? J’ai découvert leur musique pour avoir joué avec Graveyards et Melee, et en discutant avec Ben Hall et John Olson… A cette époque, je m’intéressais beaucoup aux bandes et aux drones, mais davantage au travers de gens comme Eliane Radigue et William Basinski, Tudor, Mumma, Oliveros… Ces types ont attiré mon attention sur le fait qu’il y avait, parmi mes pairs, des jeunes qui travaillaient à une nouvelle version de cette musique, vivante et davantage basée sur la performance, à laquelle j’ai tout de suite souscrit.
Qu’écoutes-tu ces jours-ci ? J’écoute beaucoup de choses en lien avec mes travaux, comme la League of Automatic Music Composers, Doron Sadja, Mario Diaz de Leon, BSC… A la maison, c’est surtout Messiaen et 13 Japanese Birds de Merzbow…
Ton approche expérimentale de la musique pourrait être qualifiée de constructiviste et/ou minimaliste – prenons par exemple ta collaboration avec Gustafsson sur Bridges ou évidemment sur Almond et Trumpet/Amplifier. Quand as-tu commencé à enregistrer ce genre de choses et quels sont les musiciens que tu écoutes qui peuvent s’en approcher ? J’ai toujours été intéressé par ce genre de musique mais je ne pense pas avoir commencé à travailler sur bande avant 2003 ou 2004 quand je fabriquais des CD-R que j’emmenais avec moi en tournée. C’est là-dessus que sont apparues pour la première fois mes premières pièces construites, bruyantes, parfois bancales ; ensuite, j’ai conçu The Boxer pour EMR, qui doit être ma première pièce dérangée vraiment réfléchie et le début de cette sorte de langage que je développe aujourd’hui dans ce genre. J’adore écouter n’importe quelle musique pour bande. J’ai longtemps été un grand fan des travaux sonores de Walter Marchetti, des pièces d’Ablinger (celles pour enceintes), Phil Niblock, Eliane Radigue, John Wiese, Lasse Marhaug, et des tonnes d’autres personnes… C’est ce genre de choses que j’écoute la plupart du temps, bien plus que n’importe quoi d’autre.
Les disques que tu signes dans ce genre sont-ils une façon de documenter tes recherches sur le son ? Disent-ils la même chose de toi que les enregistrements qui ont davantage à voir avec le jazz ? Tous mes disques participent de la même chose. Ce n’est pas tant mes recherches que je documente là que mon évolution, mais sans doute parlais-tu de cela… En fait, écouter un de mes disques doit me mettre dans un état totalement différent de celui dans lequel j’étais lors de son enregistrement. Pas forcément confortable, d'ailleurs... J’aime les disques qui donnent une sensation d’inconfort autant que les disques joyeux, romantiques, héroïques – n’importe quoi, pourvu qu’ils aient un effet sur ma façon de sentir les choses. Il m’importe peu que ça puisse être qualifié d’expérimental, de jazz ou de je ne sais quoi, à partir du moment où mes poils se dressent sous l’effet de la musique ou si elle me laisse totalement désemparé après son passage – toute réaction viscérale est la bienvenue !
Les techniques dites étendues sont d’un apport indéniable… D’où est né ton intérêt pour elles ? Je me suis intéressé aux techniques étendues et à ce genre de choses lorsque j’ai commencé à m’interroger sur la provenance de chacun des sons que j’émettais en travaillant ma technique à la trompette. Je ne m’y suis jamais mis avec l’idée de développer d’éventuelles techniques étendues. C’était plutôt comme entendre un son étrange né d’un déséquilibre à l’embouchure, m’en souvenir et le garder à l’esprit pour le mêler à ma technique « traditionnelle », laisser ce son se développer en parallèle à cette technique et envisager l’ensemble comme un élément de mon langage…
Pour étoffer celui-ci, tu as trouvé un partenaire stimulant en la personne de Paul Lytton… Néanmoins, en écoutant Six Feet Under, il semblerait que tu fasses de plus en plus cas du silence… Le silence a toujours été important pour moi. C’était plus évident sans doute à entendre il y a encore cinq années de cela, lorsque j’ai dû faire face à pas mal de problèmes techniques à la trompette et ai ressenti le besoin de me pencher sur le silence pour façonner mon improvisation ; et puis, avec l’apport de la technique, je suis passé par une période davantage tournée vers la saturation et la densité parce que, tout à coup, j’en étais capable... et l’enfant qui était en moi s’est mis à me conseiller de jouer un million de notes… Cette phase est passée assez vite, et je pense que Six Feet Under a vraiment été le premier enregistrement qui attestait que j’étais sorti de cette phase et que je trouvais de nouveau du plaisir à phraser.
La musique contemporaine (de Cage à Feldman en passant pas Scelsi) comme l’improvisation récente ont montré que le silence pouvait être aussi dérangeant qu’un beau bruit… Silence et bruit sont liés… Je pense que se concentrer sur le silence lorsque l’on pense à la musique de Feldman, Cage ou à celle des compositeurs du Wandelweiser, et une solution de facilité. Bien sûr que ces musiques sont pleines de silence mais si elles n’étaient faites que de cela alors elles ne seraient que des pièces conceptuelles qui feraient effet une fois (4’33'’) et une fois seulement. La raison pour laquelle nous continuons de parler de Feldman (dont l’œuvre ne fait d’ailleurs pas tant que ça de place au silence) est qu’il arrange à sa manière et en silence le monde sonore qu’il habite. Même chose pour le bruit : il n’est puissant que pris dans un contexte plus large. Quatre-vingt-dix minutes de bruit, c’est stupide, tout comme quatre-vingt-dix minutes de silence est stupide, et pourtant nous ressentons encore le besoin de parler de l’un ou de l’autre séparément, de les comparer en tant qu’éléments imposés… Quand tu obliges des éléments musicaux à une hiérarchie, alors cela devient de la théorie, du concept, et cela cesse d’être de la musique...
Nate Wooley, propos recueillis mi-juin 2012.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Wooley, Yeh, Chen, Carter : NCAT (Monotype, 2013) / Wooley, Morris, Fernández : From the Discrete... (Relative Pitch, 2012)
Au croisement de l’improvisation (Nate Wooley, C. Spencer Yeh et Audrey Chen) et du (re)modelage (Todd Carter), NCAT prend positions : bruitistes, dérangées, voire anxieuses.
Du matériau improvisé par le trio – qui nous renvoie au souvenir de Silo et à celui, plus récent, de Seven Storey Mountain III & IV –, Carter fait un ouvrage de belle angoisse : allumant les mèches de feux d’artifice installés en tunnels, il commande une série de causes et d’effets qui auront quelque répercussion sur les « airs » de trompette, de violon et de violoncelle, à trouver sur le disque. Bruissements, crissements, vrombissements ; accords égarés, passes perdues, sirènes et cris d’effroi… se disputent, sûrs tous de leur suprématie musicale, ces cinq pièces d’un noir que rehausse les préoccupations et obsessions personnelles de Todd Carter.
Nate Wooley, C. Spencer Yeh, Audrey Chen, Todd Carter : NCAT (Monotype)
Enregistrement : 2008. Edition : 2013.
LP (12’’) : A1/ - A2/ - A3/ - A4/ - B1/ -
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
L’exercice est plus conventionnel – concert donné le 14 juillet 2011 au Firehouse 12 – mais n’en impressionne pas moins : From the Discrete To the Particular donne à entendre Nate Wooley en compagnie de Joe Morris (à la guitare) et d’Agustí Fernández sur sept pièces d’une improvisation accidentée. Alerte encore davantage, elle profite, en plus des trois expériences avérées, d’un art de l’à-propos partagé.
Joe Morris, Agustí Fernández, Nate Wooley : From the Discrete To the Particular (Relative Pitch)
Enregistrement : 14 juillet 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Automatos 02/ As Expected 03/ Bilocation 04/ Hieratic 05/ Membrane 06/ That Mountain 07/ Chums of Chance
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Kim Cascone : The Knotted Constellation (Monotype, 2011)
Kim Cascone a passé tant de temps derrière des ordinateurs qu’il en a gardé un goût pour les retouches. Sur son dernier disque en date, The Knotted Constellation, enregistré entre 2009 et 2010, celui qui travailla avec Lynch à l’ambiance sonore de Twin Peaks et collabora entre autres avec Merzbow, Scanner, Jason Kahn etc., triture des field recordings.
A ce jeu-là, Cascone fait de sa grande expérience un atout de choix. Sa une longue pièce musicale s'ouvre par des sons de cloches et, après des reverses, n'st plus qu'une affaire de oupçons. Les présences humaines détectées par les rayons ont pour nom Christopher et Cage Cascone, Darius Ciuta, C. Spencer Yeh… Soudain, perce un rire fou. On comprend que l’angoisse est de mise et distille un malaise comme peuvent le faire les installations parlantes de Dennis Oppenheim.
Ensuite les field recordings (Cascone a parcouru la planète entière) tout en rêvant de grands espaces se laissent enfermer dans de petites boîtes, autant de planètes qui forment un nouveau cosmos. Présentées tel quel ou électroniquement modifiése, elles sont les noires et les blanches de la partition céleste de Kim Cascone.
Kim Cascone : The Knotted Constellation (Fourteen Rotted Coordinates) (Monotype)
Enregistrement : 2009-2010. Edition : 2011.
CD : 01/ The Knotted Constellation (Fourteen Rotted Coordinates)
Pierre Cécile © Le son du grisli
C. Spencer Yeh : 1975 (Intransitive, 2011)
C’est en amateur de drone que C. Spencer Yeh envisage un vieux piano sur 1975. C’est en imaginant de quelles manières il pourra ensuite transformer sa voix qu’il en donne sur le même disque.
Ici alors se succèdent les bruissements de cordes peu épaisses arrangées en nattes folles, une folie langagière faisant grand cas des 0 et des 1, des sinusoïdales ancrées dans le bois et des boucles vocales qui perdent au gré de leurs emballements de leur humanité. Au milieu du disque, Yeh chiffonne des enregistrements de saxophone solo, soumet un autre piano à la question des chocs ou promène, deux titres l'affirment, deux guitares ayant fait cause commune d’un horizon tremblant.
Ces pièces enregistrées entre 2005 et 2009 confondent pour leur salut improvisation, musiques électroacoustique et concrète et branle-bas de combat expérimental. Pour un « résultat » beaucoup plus convaincant que ce que Yeh a pu dire seul par le passé – sur Nothin’ But A Heartache, par exemple, où l’expérimentation tenait davantage de la pose stérile.
EN ECOUTE >>> Drone / Shrinkwrap From A Solo Saxophone (Skit)
C. Spencer Yeh : 1975 (Intransitive / Metamkine)
Enregistrement : 2005-2009. Edition : 2011.
CD : 01/ Drone 02/ Voice 03/ Drone 04/ Voice 05/ Drone 06/ Shrinkwrap From A Solo Saxophone CD (Skit) 07/ Two Guitars 08/ Two Guitars 09/ Drips (Skit) 10/ Au revoir... 11/ ... Et bonne nuit
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Nate Wooley, Chris Corsano, C. Spencer Yeh : Seven Storey Mountain (Important, 2011)
Longtemps affilié au jazz, le trompettiste Nate Wooley est, tout comme quelques-uns de ses partenaires (Matt Bauder ou Fred Lonberg-Holm), un improvisateur inquiet de sons sinon nouveaux du moins changeants. En 2009 en compagnie de C. Spencer Yeh et Chris Corsano, il donnait une suite à un projet personnel appelé Seven Storey Mountain qu’il a inauguré sur disque aux côtés de David Grubbs et Paul Lytton.
C’est-là un aimant en U de taille gigantesque que fabrique le trio – pour les outils : trompette amplifiée et bandes enregistrées, violon et batterie. Qu’il lève délicatement ensuite et dispose afin qu’il attire à lui un maximum de sons hétéroclites. Le magnétisme fait le reste : drones, voix, parasites, lignes d’archets, cymbales, éléments arrachés au décor et même quelques enclumes, forment autour de l’aimant (et sur disque, en conséquence) un amas fantastique prêt à exploser. Et qui explosera…
Chris Corsano, C. Spencer Yeh, Nate Wooley : Seven Storey Mountain (Important)
Enregistrement : 2009. Edition : 2011
CD / LP : Seven Storey Mountain
Guillaume Belhomme © Le son du grisli