Serge Baghdassarians, Boris Baltschun, Burkhard Beins : Future Perfect (Mikroton, 2016)
C’est donc à moi qu’on a demandé de déchiffrer cette couverture du trio d’improvisateurs Serge Baghdassarians / Boris Baltschun / Burkhard Beins. Mais je sèche. Oui mais en échange je n’attends pas pour ajouter que ce sont des prises berlinoises, & qui datent de 2008 à 2009… M’excuserez-vous d’avoir failli à ma mission ?
D'autant que j’ajouterais en plus que c’est un CD que je recommande à ceux qui (comme moi ?) ont pu décréter un jour qu’en fait l’impro électroacoustique bah c’était pas la panacée. En piste 1 ça crépite mais pas assez pour remuer un lièvre de Mars mais voilà que tout à coup ça vous cueille (pour moi ça a été dès les premières secondes de la plage 2). Sans doute l’effet des stries électroniques qui va si bien avec la guitare du bout des doigts de Baltschun ou avec le battement de la grosse caisse de Beins. Toujours plus loin (piste 3), le trio dépasse toutes nos (mes) attentes, avec un ordinateur qui joue les pleureuses magnifiques. Le petit drone tient bon et son futur a l’air d’avoir au moins trente ans : c’est peut-être là son secret !
Serge Baghdassarians, Boris Baltschun, Burkhard Beins : Future Perfect
Mikroton
Enregistrement : 2008-2009. Edition : 2016.
CD : 01/ Futur 1 02/ N-eck 03/ Futur 2
Pierre Cécile © Le son du grisli
Festival Le bruit de la musique #4 : Saint-Silvain-sous-Toulx, 18-20 août 2016
C'est une pâture, plantée d'un chapiteau rouge et jaune, et de quelques grandes tentes ouvertes. Il y flotte un air de fête : des guirlandes cousues, composées de triangles de tissu, des ampoules colorées pour quand il fera nuit.
C'est une pâture, dans un patelin de moins de 200 habitants, dans le nord de la Creuse. Un patelin nommé Saint-Silvain-sous-Toulx. Jamais mis les pieds à Saint-Silvain avec un I, jamais mis les pieds en Creuse non plus.
C'est une pâture où nous arrivons grâce à Metamkine, distributeur de disques et livres sur la musique contemporaine. Il est présent à ce festival, l'a signalé dans sa lettre d'information, il suffit de tirer le fil pour découvrir le festival « Le Bruit de la musique », sous-titré « festival d'aventures sonore et artistiques ». Heureuse découverte !
C'est une pâture qui accueillait, du 18 au 20 août, déjà la quatrième édition. Le percussionniste Lê Quan Ninh présente tous les concerts. C'est lui, avec quelques proches, qui est à l'initiative de ce festival, aussi enthousiasmant que confidentiel.
Mise en bouche, jeudi 18, avec Marc Guillerot. Et quelle bouche ! Celle du comédien est goulument pleine de la poésie sonore, lettriste, syllabique d'un dadaïste autrichien, Raoul Hausmann, né à Vienne, cofondateur de Dada-Berlin, qui a vécu et est mort à Limoges. Proférations, cris, textes avec ou sans sens, c'est incarné et régalant. A Saint-Silvain-sous-Toulx, dans la pâture, sous le chapiteau, on célèbre les 100 ans de Dada.
L'église de Saint-Silvain est décorée de peintures patriotiques, à la gloire des poilus morts pour la patrie en 14-18. C'est devant ce fond de scène édifiant que le percussionniste Burkhard Beins et le guitariste Michael Renkel, réunis depuis 1989 au sein du duo Activity Center, ont offert une impro subtile et respirante. Une sorte de perfection dans l'écoute et la vieille complicité, dans l'invention des sons bruitistes, tout en douceur et imagination.
Je passerai sur le spectacle suivant – sons électriques de Jean-Philippe Gross et danse annoncée comme banale de Marie Cambois – qui m'a laissée froide. Mais le cadre est magique : le parc du château de La Roche, à quelques minutes à pied de la pâture.
L'ensemble Accroche-Note, basé à Strasbourg depuis 1981, bénéficie d'une carte blanche du festival. Il donnera trois concerts, un par jour, dans trois configurations différentes. Celui du jeudi soir, dans les jardins de La Spouze, en plein air, sous le volètement bienveillant de chauves-souris, fait sourire plus d'un spectateur. Le trio de clarinettes, qui réunit Armand Angster, Sylvain Kassap et Jean-Marc Foltz alterne des impros et des pièces contemporaines : Cavanna, Aperghis, et un Boulez reconfiguré à la sauce Angster. Soit du casse-gueule contemporain bourré de difficultés (et évidemment exécuté sans du tout se vautrer) et du joyeux, voire farcesque, dialogue musical de complices. Toutes les tailles de clarinettes sont au menu, de la petite à la contrebasse, dans une richesse de sonorités maîtrisées. Un festin.
Retour sous le chapiteau, pour une expérience visuelle et auditive hors du commun. Voici Hyperbang, composé de Gaëlle Rouard, Christophe Cardoen et David Chiesa. L'espace est configuré bizarrement. Les chaises font face à un écran, entouré de draperies noires. OK, il y aura une projection sur l'écran, mais où diable se trouve le musicien ? Il est question d'un cadre de piano, on ne voit rien... Le noir se fait, et un phénomène indescriptible commence. En même temps, des sons étranges, des images tout aussi invraisemblables, des lumières sur l'écran, des couleurs, des fulgurances auditives, des hachures visuelles et sonores, des flashes colorés, des déclinaisons agressives de nuances opposées, des feulements hurlements crissements grincements à pleine voix. Que faire ? Fermer les yeux ? Les oreilles ? Ou partir dans ce voyage hors du monde, hors du sens commun, des perceptions habituelles et rassurantes ? Ce trip psychédélique, une fois accepté, laisse alors voir des images, des sonorités reconnaissables, et plus seulement des couleurs ou des sons bruts. Des images comme rêvées et solarisées, des sons qui sortent d'un instrument, ce cadre de piano, caché aux regards. Cette expérience de perception est proprement hallucinante. Quand elle se termine, sous les applaudissements enthousiastes, me voilà dévorée de curiosité : mais comment font-ils ça ? Gaëlle Rouard est à l'image. Christophe Cardoen à la lumière. David Chiesa aux cordes amplifiées. Tous trois sont cachés derrière l'écran. Je me glisse. On peut voir ? On peut savoir ? Ben, pas vraiment, ils n'ont pas envie, et c'est leur droit le plus strict, de montrer, d'expliquer comment ils produisent, en direct, cette cuisine extravagante, sauvage et appétissante.
Et voilà, c'était le premier jour dans la pâture de Saint-Silvain-Sous-Toulx.
Vendredi 19, la mise en bouche est une mise en jambes. Tom Vierhout propose une balade à l'écoute des oiseaux, et à la découverte des plantes sauvages. S'arrêter pour tendre l'oreille au cri d'un tendre pouillot, apprendre à reconnaître le chant de la fauvette à tête noire. Bucolique. Et musical, aussi.
Pendant ce festival, on voyage dans les communes voisines, au milieu de paysages sauvages. On arrive dans des églises romanes, que la pauvreté de la Creuse a préservées des remaniements trop brutaux. Vive la pauvreté, se félicitent les amoureux de l'art roman. Nous voici à Domeyrot.
Geneviève Foccroulle est au piano. Concentrée, habitée, lumineuse. Ses doigts, qui se reflètent sur la paroi noire brillante, dansent, lent ballet inspiré qui respire la partition, qui dessine la musique dans l'espace, lui donne un corps, réel et subtil. Elle joue des pièces contemporaines, intelligemment entrelacées avec d'autres du XVe. Le dernier morceau de son récital est un Morton Feldman assez connu, Palais de Mari, sa dernière composition pour piano. La partition déroule de subtiles variations, sur un tempo qui semble immuable mais qui joue avec les appuis. Par son interprétation, à la fois profonde et légère, Geneviève Foccroulle installe une sensation de temps suspendu, un sentiment d'éternité. Un moment de grâce inouïe. Juste après le concert, elle explique, avec infiniment de simplicité et de gentillesse, comment elle approfondit sans fin son travail sur cette partition qui la fascine et dont elle ne cesse de découvrir les subtilités. Une grande dame.
Nouveau trajet, cette fois jusqu'à l'église de Toulx-Sainte-Croix, village perché.
C'est le deuxième concert d'Accroche-Note, fondé par Armand Angster et Françoise Kubler. Les voici justement en duo, clarinette et voix de soprano. Avec à nouveau ce qui est l'essence du festival : le rapprochement entre improvisations et pièces contemporaines. Cage, Manouri, Resanovic, Mâche, certaines pièces ont même été écrites pour eux. Elles sont interprétées avec une classe folle. Françoise Kubler a une aisance vocale aussi éblouissante que son sourire, et une tessiture impressionnante, souplesse moelleuse des aigus puissants jusqu'aux graves jouissifs. Du très haut niveau.
Après de tels sommets, comment atterrir ? C'est tout le génie d'une programmation aux petits oignons. Pierre Meunier, grand homme de théâtre. Il arrive, avec son profil rustique de travailleur manuel. Il a un seau de chantier, rempli de grosses pierres. Il les fait soupeser par le public. C'est lourd. Un autre seau de pierres, puis un autre. Où nous emmène-t-il, avec ses cailloux qu'il empile sur une table de camping ? Dans un voyage absurde et vertigineux au pays de la pesanteur, de l'esthétique de la chute, de la poésie du tas. On rit beaucoup, on est soufflé, le spectacle s'appelle « Au milieu du désordre ».
Pour clore cette grande journée, un solo de Will Guthrie, impeccable batteur au riche langage.
Samedi 20, retour dans l'église de Domeyrot, où est installé le piano du festival. C'est le matin, nos oreilles sont fraîches. Frédéric Blondy s'installe au piano. Ce n'est pas un piano préparé, rien n'est encore installé dans les cordes. Mais un grand bric-à-brac est prêt à être utilisé, au fil de l'impro qui va commencer. Charlotte Hug est à l'alto. Ses accessoires sont moins spectaculaires (petites pinces à linge, objets métalliques que je n'ai pas identifiés, et son archet dont les crins sont amovibles à une extrémité ce qui lui permet de faire le tour de l'alto et de faire sonner les quatre cordes en même temps). Les deux musiciens se lancent dans ce qui fut peut-être le sommet du festival (quel crève-cœur de désigner un coup de cœur au détriment de tous les autres). C'est inracontable mais on va essayer. Lui danse dans son piano, gratte, frotte, frappe, sonne. Il quitte le cadre du piano pour revenir sur les touches. Pas bavard, il joue aussi avec les silences, dans un tempo puissant d'une beauté saisissante. Elle effleure, caresse, résonne, grince, hurle son alto, chuchote à la voix, percute des lèvres, invente un chant, lance des hurlements orgasmiques, ose tout. Les deux dialoguent, écoute, respect, relance, complicité. Leur impro à quatre mains et deux âmes se termine magnifiquement, sur un sommet (bien plus enthousiasmant qu'une fin classique dans un souffle qui s'essouffle jusqu'au silence). Après tant de beauté, le monde peut s'arrêter de tourner.
Pas facile de passer ensuite. Hélène Mourot, dans un solo de hautbois, avait pour mission de monter que cet instrument, considéré comme ingrat, a sa place dans la musique contemporaine. Elle a, disons, effleuré le sujet.
Troisième concert d'Accroche-Note, avec quatre musiciens cette fois. Les deux fondateurs, Armand Angster et Françoise Kubler, plus Cécile Steffanus au piano et Christophe Beau au violoncelle. Un programme contemporain de duos, entièrement écrit : Ligeti, Xenakis, Berg, Fedele, Harvey (avec quand même un impro à quatre pour le plaisir à la fin). De très haut vol, comme toutes les cartes blanches de cet ensemble au cours du festival.
Enfin, voici Rie Nakajima, qui avait installé dans le parc du château de petites machines produisant des sons par contact électrique, au gré du vent. Elle a clôt le festival au cours d'une performance, activant et modifiant d'autres petites machines bricolés, qui font résonner des objets métalliques, de la vaisselle, une poubelle. Le bruitisme modeste. Charmant, d'autant plus que le public a pris la liberté de circuler au milieu des objets sonores, les écoutant comme des chants d'oiseaux.
Anne Kiesel © Le son du grisli
Polwechsel : Untitled (N°7) (GOD, 2015)
Sans plus d’invité – mais c’était déjà le cas sur son précédent disque, Traces of Wood –, Polwechsel retournait en 2012 à son art délicat. Dont le support change, puisque c’est sur vinyle que l’on retrouve aujourd'hui Michael Moser, Werner Dafeldecker, Burkhard Beins et Martin Brandlmayr.
Comme l’illustrent les lignes serrées de la pochette du disque : sous les profondeurs, c’est bien l’azur que trouvera la formation. Quatre percussionnistes qui, d’abord, envisagent à fond de cale – presque en secret – l’étendue de nouvelles possibilités : les coups sont nombreux, pour la plupart retenus mais endurants aussi, et les mécanismes travaillés interrogent sans cesse l’équilibre commun.
Est-ce pour que l’ouvrage n’échappe pas aux fondateurs Dafeldecker et Moser ? Si, dans le deuxième des trois temps du disque, les frappes de Beins et Brandlmayr sont plus volontaires, les cordes déposent quelques harmoniques et puis d’épais bourdons qui font impression. C’est alors que Polwechsel gagne les hautes sphères, avec autant d’obstination que de finesse. Mais c’est devenu une habitude.
Polwechsel : Untitled (N°7) (GODrec)
Enregistrement : août 2012. Edition : 2015.
LP : 01/ Unx 02/ Uny 03/ Unz
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Burkhard Beins, John Butcher, Mark Wastell : Membrane (Confront) / Beins, Malatesta, Vorfeld, Wolfarth, Zach : Glück (Mikroton)
« Un pour tous et tous pour un », écrit John Eyles à l’intérieur de la boîte Confront pour évoquer l’esprit de cet enregistrement de concert (Café OTO, 13 avril 2014). Les trois musiciens impliqués accordèrent là autant de pratiques instrumentales amplifiées : Burkhard Beins à la grosse caisse de concert et au synthétiseur analogique, John Butcher* aux saxophones ténor et soprano et Mark Wastell au gong.
Les deux improvisations débutent sur quelques frappes en résonance – peut-être est-ce là leur seul point commun. Car la première va bientôt sur le rythme d’un pouls régulier, les notes de saxophone y sont endurantes et dans le même temps timides, quand l’électronique s’y fait une place en douce. Le jeu sur clefs de Butcher presse un peu le discours, que le trio prolongera en seconde plage. Alors, le saxophoniste (au soprano) accentue, appuie – sur l’instant : incruste ses notes –, auquel ses partenaires opposent des inspirations soudaines valant aspirations. C’est un souffle d’artifices dans lequel John Butcher s’inscrit.
Burkhard Beins, John Butcher, Mark Wastell : Membrane (Confront / Metamkine)
Enregistrement : 13 avril 2014. Edition : 2014.
CD : 01-02/ Membrane
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Si la ligne qu’ils forment est courbe sur la droite, la somme de ces batteurs à plat (Burkhard Beins, Enrico Malatesta, Michael Vorfeld*, Christian Wolfarth et Ingar Zach) n’en est pas moins directe : c’est qu’il s’agit de défendre un art percussif qui de l’acoustique a fait son affaire. On oubliera bien vite les premiers grincements, puisque les peaux et les cymbales grondent au gré d’un passage de témoins auquel se livrent quatre percussionnistes de premier plan. Oubliée la ligne, c’est au premier plan que tournent bientôt les aigus et les graves ; et c’est sur des compositions de Beins, Wolfarth et Zach, qu’éclate la cohérence de cette somme de percussions suspendues. Quitte à brouiller les pistes.
Burkhard Beins, Enrico Malatesta, Michael Vorfeld, Christian Wolfarth, Ingar Zach : Glück: Contemporary Percussion Music (Mikroton / Metamkine)
Enregistrement : 31 mars au 2 avril 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Glück 02/ Adapt/Oppose 14/1-a 03/ Floaters 04/ Adapt/Oppose 14/1-B
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
* Ce vendredi 23 octobre, John Butcher donnera un concert avec le trio Kimmig-Studder-Zimmerlin dans le cadre du festival Densités. Le lendemain, Michael Vorfeld jouera, pour Densités toujours, des lumières de son Light Bulb Music.
Chris Abrahams, Burkhard Beins, Andrea Ermke : Tree (Musica Moderna, 2013)
Aux branches du Tree que forment Chris Abrahams, Burkhard Beins et Andrea Ermke, sont suspendues les percussions et objets du second : ce sont elles que l’on remarque d'abord sur ces deux titres enregistrés en 2011 à la Vivaldisaal de Berlin ; elles, parmi lesquelles Abrahams expérimente patiemment sur synthétiseur analogique quand Ermke distribue samples et field recordings. Et la forêt de percussions mène à une salle des machines que jouxte un jardin où paissent quelques bêtes à rumeurs.
Passé à l’harmonium – Beins au synthétiseur et à l’électronique –, Abrahams entame la seconde improvisation : c’est, vingt-cinq minutes durant, un bourdon passé en entonnoir qu’érodent en plus des enregistrements de terrain et qu’agressent l’activité humaine. Plus habile peut-être, la seconde improvisation l’emporte sur la première, par les façons qu’elle a de retoucher ses habitudes et de contredire nos attentes.
Chris Abrahams, Burkhard Beins, Andrea Ermke
Tree (extrait)
Tree : Tree (Musica Moderna)
Enregistrement : décembre 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ 32:22 02/ 25:48
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Festival Météo 2018 : Mulhouse, du 21 au 25 août 2018
Le festival Météo vient de se terminer à Mulhouse. Moments choisis, et passage en revue des (cinq) bonnes raisons de fréquenter cet événement.
POUR ENTENDRE DE GRANDS ENSEMBLES QUI NETTOIENT LES OREILLES
Le vaste espace scénique de la salle modulaire de la Filature est empli d’un bric-à-brac insensé. Ils sont 24, les musiciens actuels du Splitter Orchester, qui vont prendre place sous nos yeux. Ce n’est pas une mince affaire d’organiser un tel déplacement. Il faut bien l’envergure d’un festival comme Météo pour offrir cette occasion. Cet ensemble, basé à Berlin, est composé d’instrumentistes et de plusieurs machinistes ou électroniciens. Deux batteries, aux deux extrémités du plateau. Des tables avec des machines parfois bizarres. Des platines vinyles. Un cadre de piano. Et aussi, plus classiquement, des cuivres, des bois, des cordes, un piano, des percussions. Mais pas de saxophone.
Le Splitter est là pour deux concerts, deux jours de suite. Le premier est le résultat d’une résidence de création dans le cadre du festival, une composition de Jean-Luc Guionnet. Ça commence tout ténu. Marta Zaparolli promène parmi ses camarades un vieil enregistreur à cassettes. Elle saisit des sons, des textures. C’est tout doux, et puis blam ! Un bruit sec, violent, on ne l’a pas vu venir. C’est un coup de ceinturon en cuir, à toute volée, sur une grosse caisse d’une des batteries. Il y a des silences, des respirations, de courtes phrases musicales de textures terriblement riches et variées. Et blam ! La brutalité d’un ceinturon sur une batterie. Burkhard Beins ira même jusqu’à balancer au sol une valise métallique, qu’il tenait à bout de bras au-dessus de la tête. Il y a du contraste, et infiniment de retenue dans l’expression musicale. Si peu de notes alors que les musiciens sont aussi nombreux sur scène ? Une fois qu’on a accepté l’idée (et en sachant que le lendemain on réentendra le Splitter), on peut se laisser aller à l’écoute, renonçant à attendre plus de démonstration de virtuosité. La musique devient alors hypnotique, et l’écoute un exercice méditatif. La virtuosité des musiciens du Splitter se situe dans l’affolante combinaison de matières sonores dont ils sont capables.
Ce fut un deuxième bonheur de les retrouver le lendemain, dans un programme bien différent : une grande improvisation collective d’une heure. Oui, à 24, sans chef, simplement grâce à l’écoute de chacun et à cette passionnante palette sonore collective (24 musiciens, ça fait combien de duos possibles, de trios, de quartettes, etc. ? Y a-t-il un mathématicien dans la salle ?). Ça frotte, ça bruisse, ça respire, ça crisse, ça caresse, c’est d’une intelligence musicale complètement folle, aussi bien dans l’intensité que dans la retenue. Ce collectif est un éblouissement. Il est irracontable ? Diable merci, il sera écoutable ! Surveillez les programmes de France Musique. Anne Montaron a enregistré cinq concerts durant le festival, dont celui-ci. La date de diffusion, dans son émission « À l’improviste » n’est pas encore connue, ce sera sans doute début novembre.
Le Splitter n’était pas le seul grand orchestre invité par Météo. Nous avons aussi partagé la joie de jouer de Système Friche II, qui est la reconstitution du premier Système Friche. Sous la direction tantôt de Jacques Di Donato, tantôt de Xavier Charles, ils sont une quinzaine, allégrement réunis dans une liberté festive et débridée. Un régal.
POUR LES PETITES FORMES, A LA CHAPELLE SAINT-JEAN
À 12 h 30, la chapelle Saint-Jean accueille, dans sa lumière dorée, des concerts en solo ou duo qui font la part belle aux recherches sonores autour d’un instrument et aux explorations parfois les plus extrêmes. Cette année, nous avons successivement entendu le trompettiste (amplifié) Peter Evans dans une démonstration extrêmement époustouflante, ne laissant aucun répit à l’auditeur. Hurlements de moteurs d’une écurie de Formule 1, fracas d’un engin de travaux publics, il vous fait tout ça juste avec sa trompette. Presque plus de gymnastique que de musique.
Toute autre ambiance le lendemain, avec le solo de contrebasse de Pascal Niggenkemper, qui triture le son de son instrument à l’aide d’accessoires tels que abat-jour en aluminium, pince crocodile, petit tambourin, chaînette métallique. Ce pourrait être anecdotique. C’est totalement musical et construit, jouant de la maîtrise et de l’aléatoire. Délicieux.
Le violoniste Jon Rose a habilement dialogué avec lui-même : son solo, construit en réponse à des archives de sa propre musique, offre une belle complexité du propos musical.
Quatrième et dernier concert à Saint-Jean, le duo Robin Hayward / Jean-Luc Guionnet. Le premier possède une pratique du tuba tout à fait exceptionnelle. Jouant de micro-intervalles, il fait tourner ses phrases musicales en une longue montée, aux résonances subtiles, le souffle se faisant matière. Ça vous prend à la gorge tellement c’est fin et subtil. La suite en duo avec le saxophoniste, s’est jouée dans la plus grande écoute et concentration.
POUR LES AUDACES INDUS AUX FRICHES DMC
La vaste usine DMC n’est plus utilisée dans son entièreté pour la fabrication des cotons à broder. De grands espaces ont été délaissés par l’activité industrielle. Météo y avait organisé, pendant plusieurs années, de très beaux concerts et performances. Puis les normes permettant l’accueil du public se sont durcies, et l’accès s’est trouvé interdit. Une association, Motoco, a investi les lieux, qui se sont remplis d’ateliers d’artistes, et les spectacles y sont à nouveau possibles.
Gros coup de cœur pour le solo de la flûtiste Nicole Mitchell. Elle joue avec les belles résonances de ce vaste lieu, conçu pour le travail et non la musique, elle fait gémir son instrument, y percute son souffle, démonte sa flûte, l’utilise par morceaux, puis revient à un jeu classique, sans jamais perdre le fil de sa phrase intensément musicale et cohérente. Le dialogue de la saxophoniste danoise Mette Rasmussen et de la vocaliste suédoise, née en Éthiopie, Sofia Jernberg était aussi très riche et complice, inventif et cohérent.
POUR ENTENDRE LES LEGENDES POINTUES OU EN MARGE
Le poète, rappeur, écrivain et acteur Saul Williams, légende vivante pour tout un public, a littéralement porté le concert d’ouverture du festival. Il était l’invité du quartet de David Murray, il s’en est révélé l’âme vibrante.
Le public jazz ne connaît pas forcément This Heat, dissous en 1982, considéré comme un groupe culte par les amateurs de rock expérimental. Deux de ses fondateurs sont présents dans ce qui n’est pas une refondation du groupe initial, et qui s’appelle avec une belle ironie This is not This Heat. C’est eux qui ont clôturé le festival : hymne, énergie, hommage, fureur punk, grande musicalité, un feu d’artifice. Deux des créateurs du groupe initial sont dans This is not… : le multi-instrumentiste et chanteur (spectaculairement barbu) Charles Bullen, et l’incroyable batteur et chanteur Charles Hayward, à l’énergie cosmique et au sourire flamboyant. Il porte This is not This Heat avec une infinie vigueur chaleureuse.
On a aussi adoré l’entendre, la veille, en duo de batteries avec Tony Buck, un dialogue complice, fin, jouissif, énergique et respectueux entre les deux musiciens. Les regards qu’ils s’échangeaient et la lumière de leurs visages en disaient long sur leur euphorie musicale partagée (ce partage ne s’est pas toujours entendu dans certains des concerts que nous préférons passer sous silence).
POUR DECOUVRIR DES INCONNUS
Un dernier mot, puisqu’il faut choisir et conclure, sur l’étonnant duo indonésien Senyawa. Wukir Suryadi joue d’une collection d’instruments à cordes parfaitement inconnus ici, amplifiés comme de terribles guitares électriques, et à l’esthétique ouvertement phallique. Il utilise parfois un archet échevelé, aux crins en bataille. Nous sommes en pleine sauvagerie. Et c’est sans parler du chanteur, Rully Shabara, au look de bandit sibérien (je ne m’y connais pas du tout en matière de bandits indonésiens), torse nu sous sa veste, tatouage en évidence, grosses scarifications, bagouses de mafiosi, qui vous hurle ses chansons avec une fureur surjouée, usant de deux micros dont l’un trafique sa voix dans des infrabasses aux sonorités mongoles. Il termine le set survolté avec un grand sourire et un bisou sur le micro. C’était du théâtre. Et de l’excellente musique.
Anne Kiesel © Le son du grisli
Burkhard Beins, Lucio Capece, Martin Küchen, Paul Vogel : Fracture Mechanics (Mikroton, 2017)
La rencontre date d’octobre 2014 : une radio étudiante de Lubiana (89.3 FM) recevait et enregistrait Burkhard Beins (caisse claire et objets, cithare sous EBbow et oscillateurs), Lucio Capece (saxophones soprano, enceintes sans fil et préparations), Martin Küchen (saxophone ténor, flute, radio et iPod) et son compagnon de Chip Shop Music Paul Vogel (je cite : « air from another planet contained in terrestrial glassware »). Elle paraît aujourd’hui sous le titre Fracture Mechanics.
Sur les quatre pièces du disque, les musiciens vont au son d’une improvisation (forcément) électroacoustique qui fait grand cas du ou des rythmes. Ainsi l’auditeur y pénètre-t-il au son de conversations ayant précédé cette prestation « on air » avant de faire face aux premiers graves de percussions diverses – on ne saura que rarement si la « percussion » enregistrée répond à l’agacement d’un instrument ou à celui d’un objet « quelconque ». Certes, l’environnement reste électronique mais les saxophones n’en démordent pas : une place leur est réservée dans ces labyrinthes de rythmes minuscules. Alors tiennent-ils une note quelques secondes durant ou en répètent une autre comme pour ramener le groupe à la raison : la musique n’est-elle qu’une suite de parasites tremblants ? de rythmes individuels que l’on se passe sous le manteau ? de raclements d’objets ou de craquements radio ?
D’une enceinte, perce soudain une voix d’un autre âge, c’est-à-dire d’un autre art musical : elle offre un supplément d’âme à l’exercice électroacoustique partagé par quatre habitués du genre. Leur association, en plus d’être rare, est épatante.
Burkhard Beins, Lucio Capece, Martin Küchen, Paul Vogel : Fracture Mechanics
Mikroton / Metamkine
Edition : Octobre 2014. Edition : 2017.
CD : 01/ Transubstantiation 02/ Pebble Snatch 03/ Pendentive 04/ Transmogrification
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Burkhard Beins, Jason Kahn, Z'EV : 26 avril 2014 à Nantes
Drum & Percussion Madness!! est un marathon particulier, qui nécessite passage de témoin, organisé sur trois jours à Nantes par l'association APO-33. Trois jours de claques et, ce samedi, un triangle à sommets imposants : Burkhard Beins, Jason Kahn et Z'EV. Eux trois ne se toisent ni ne s'évaluent, mais s'écoutent, en différents (même si rapprochés) endroits de la Plateforme Intermédia de La Fabrique.
Au centre, Burkhard Beins envisage d'abord le rythme en élément de surface : brossant, polissant, appliquant ses mouvements circulaires à la notion de temps qui passe tout en faisant chanter ses caisses claires sur le passage d'un objet de métal ou d'un bloc de polystyrène. L'art est concentré, recueilli même, dans les pas duquel devra dire celui de Jason Kahn. A gauche, lui entamera son improvisation avec l'air de s'échauffer. La frappe est sèche, les baguettes interrogent chaque centimètre de batterie ; Kahn semble battre la breloque dans l'espoir de tomber enfin sur une musique d'attente jusqu'au moment où tout bascule, cet instant à partir duquel les résonances révéleront l'importance de tous les coups qui les ont précédées et dont elles ont nourri leur refrain. A droite, dans une cage ouverte de percussions suspendues, Z'EV peut alors interroger peau et disques de métal. A l'aveugle, il grattera aussi l'intérieur d'une boîte jusqu'à l'âme qu'on est bien forcé de lui reconnaître. Trois façons, donc, de battre et le fer et la mesure, qui valent bien que l'on décerne à Drum & Percussion Madness!! son troisième point d'exclamation.
Burkhard Beins, Jason Kahn, Z'EV, Nantes, APO33, festival Drum & Percussion Madness!!
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Polwechsel : Traces of Wood (HatOLOGY, 2013)
Sans plus de souffle – même si le violoncelle singe parfois l’orgue –, Polwechsel enregistrait en mars 2010 et janvier 2011 ce Traces of Wood ayant valeur de tournant : « Faire moins de bruit, c’était se taire », explique Michael Moser. Alors, Polwechsel passe commande à ses quatre éléments de partitions qu’il fleurira d’improvisations.
Sur Adapt/Oppose, Burkhard Beins fait des archets l’instrument principal (sur contrebasse, violoncelle et cymbales), qui lentement vont ensemble avant de se répondre, comme d’une vallée à l’autre et sur peaux frottées : les combinaisons sonores, minuscules, forment un corps fragile qui basculera pour démontrer son adhérence. Les archets seront distants, sur l’ouverture de Grain Beinding #1, de Moser. La composition est plus nette, dramatique au fond, qui peu à peu focalise les quatre voix avec un art plus fabriqué.
Nia Rain Circuit, respecte, lui, les courants usages de son auteur, Martin Brandlmayr. La pièce échapperait pourtant au répertoire de Trapist ou de Radian pour jouer de nombreuses pauses et de redirections tranchées avant de convoquer des archets unanimes sur les résonances d’un vibraphone. Les coordonnées de l’endroit du monde où Werner Dafeldecker enregistra le blizzard qu’il injecte à sa composition donnent à celle-ci son titre : S 64°14’’ W 56°37’’. Plus effacé, mais perturbé d'autant, le groupe lutte contre les éléments à coups d’éclats et de drones qui laissent en effet des traces. Trois, au moins. Et tenaces.
Polwechsel : Traces of Wood (HatOLOGY)
Enregistrement : 2010-2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Adapt/Oppose 02/ Grain Bending #1 03/ Nia Rain Circuit 04/ S 64°14’’ W 56°37’’
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Echtzeitmusik Berlin (Wolke Verlag, 2011)
Au milieu des années 1990, un mot s’est imposé pour désigner la musique d’une scène née quelques années plus tôt à Berlin, qui hésitait jusque-là à se dire improvisée, expérimentale, libre ou nouvelle – plus tard, réductionniste. A ce mot, à cette musique et à cette scène, un livre est aujourd’hui consacré : Echtzeitmusik Berlin.
Cette scène est diverse, sa musique donc multiple ; ce mot n’est d'ailleurs pas apprécié de tous les musiciens qu’on y attache. Qu’importe, puisqu’il s’agit ici, sous prétexte d’éclairage stylistique, de revenir sur le parcours de nombre de ses représentants et pour eux d’expliquer de quoi retourne leur pratique musicale. C’est ce que font Andrea Neumann, Margareth Kammerer, Annette Krebs, Kai Fagaschinski, Burkhard Beins, Christoph Kurzmann, Ekkehard Ehlers, Axel Dörner, Franz Hautzinger, Werner Dafeldecker, Ignaz Schick, Robin Hayward…
A propos de l’étiquette, tous n’ont pas le même avis (Hayward met en garde contre l’idiome réductionniste, Hautzinger accepte le terme Echtzeitmusik sans se satisfaire d’aucune définition, Ehlers prend de la hauteur et brille par sa sagacité…). Des réflexions poussées, des retours en arrière et même de sérieuses tables rondes, posent le problème dans tous les sens – des voisins et amis abondent qui proposent quelques pistes : Sven Ake-Johansson, Toshimaru Nakamura, Rhodri Davies... A force, sont bien mis au jour des points essentiels : volonté de « sonner électronique » en usant d’instruments classiques ou intérêt revendiqué pour le silence. Et puis voici que Krebs précise « quiet volume » quand Schick conseille « play it loud ». La scène est irréconciliable, si elle est celle d’une époque et d’un lieu ; sa musique seule est d’importance.
Burkhard Beins, Christian Kesten, Gisela Nauck, Andrea Neumann (Ed.) : Echtzeitmusik Berlin. Selbstbestimmung einer szene / Self-defining a scene (Wolke Verlag / Metamkine)
Edition : 2011.
Livre
Guillaume Belhomme © Le son du grisli