Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Sun Ra Arkestra : Live in Ulm 1992 (Leo, 2014)

sun ra arkestra live in ulm 1992

En 1992, il ne reste à Sun Ra que quelques mois à vivre. L’Arkestra pose son vaisseau à Ulm et Herman Poole Blunt ressemble étrangement à l’homme-lion, cette statuette en ivoire de mammouth vieille de 40 000 ans, exhumée précisément près de la ville d’Ulm. L’Arkestra d’aujourd’hui est cabossé. Il ne possède plus les transes d’antan. John Gilmore n’est pas du voyage, Marshall Allen convulse sans conviction, Sun Ra vagabonde en chorus laborieux.

Mais cet Arkestra ne s’avoue pas vaincu. Le trompette d’Ahmed Abdullah joue haut et serré, le trombone de Tyrone Hill est flamboyant au possible, la guitare de Bruce Edwards dévisse à vitesse hyprasonique, Buster Smith demeure un sacré batteur (Love in Outer Space). Et quand, dans le deuxième CD, la machine s’emballe et retrouve le joyeux bordel des origines, quand le chant devient danse et bastringue foutraque, quand le vieux DX7 du maître pose quelques accords déraisonnables, l’on retrouve quelques-unes des essentielles vertus de l’Arkestra. Faut-il vous en faire l’énumération ?

Sun Ra Arkestra : Live in Ulm 1992 (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1992. Edition : 2014.
2 CD : CD1 : 01/ Ankhnaton 02/ The Mayan Temples 03/ El Is a Sound of Joy 04/ Fate in a Pleasant Mood 05/ Hocus Pocus 06/ Love in Outer Space 07/ Nameless One N° 2 08/ Prelude to a Kiss 09/ Theme of the Stargazers – CD2 : 01/ Unidentified 02/ Lights on a Satellite 03/ The Shadow World 04/ Space Is the Place 05/ They’ll Come Back 06/ Destination Unknown 07/ Calling Planet Earth 08/ The Forest of No Return
Luc Bouquet © Le son du grisli

john coltrane luc bouquet lenka lente



Sun Ra + Ayéaton : Space, Interiors & Exteriors 1972 (Picture Box, 2013) / Sun Ra : Jazz Session (ORTF, 1972)

john corbett sun ra & ayé aton

Passés quelques clichés de Sun Ra en grand apparat (à l’occasion du tournage de Space is the Place), le livre Space, Interiors & Exteriors revient sur les peintures dont Ayé Aton (né Robert Underwood) recouvrit les murs de la demeure du pianiste en 1972 à Germatown en Pennsylvanie.

Si Sun Ra quitte Chicago pour New York un an après qu’Ayé Aton ait fait le chemin inverse (nous sommes en 1960), les deux hommes se téléphoneront quasi quotidiennement par la suite jusqu’à collaborer enfin : composition de la couverture d’Extensions Out ; second ouvrage édité de la poésie de Sun Ra, brefs passages d’Ayé Aton en Arkestra ; surtout : élaboration des fresques murales d’une demeure assez vaste pour accueillir la « galaxie » Sun Ra – ainsi pouvons-nous jeter un œil à la chambre du maître, à celles de John Gilmore, Marshall Allen

Sur le conseil du propriétaire des lieux, l’artiste dessine des astres et des pyramides, des visions du Cosmos ou de plus simples formes géométriques qu’il remplit de couleurs vives. Si la peinture d’Ayé Aton – qui jouera aussi de percussions pour Joseph Jarman ou Fred Anderson – mélange sans grande intensité figuration décorative (Maurice Denis) et peinture abstraite (Michel Seuphor), le livre documente en tout cas d’une belle manière l’influence qu’eut Sun Ra sur ses troupes.  

John Corbett : Sun Ra + Ayéaton : Space, Interiors & Exteriors 1972 (Picture Box)
Edition : 2013.
Livre : Sun Ra + Ayéaton : Space, Interiors & Exteriors 1972
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Tirée des archives de l’INA, cette Jazz Session tournée la même année 1972 – que diffusera ce 6 février 2014 la chaîne Mezzo – montre Sun Ra et son Intergalactic Arkestra évoluant dans les studios de l’ORTF. Au son, l’art est proche de celui à entendre sur What Planet Is This? ou Concerts for the Comet Kohoutek et demande Discipline. A l’image, voir évoluer le couple que forment Sun Ra et June Tyson, suivre le mouvement des danseurs, attester l’application féroce des souffleurs Allen, Patrick et Gilmore, et se perdre dans les plans rapprochés que Bernard Lion fit des nombreux instruments de percussions.

Sun Ra and his Intergalactic Arkestra : Jazz Session (INA / Mezzo)
Enregistrement : 8 janvier 1972. Rediffusion : 6 février 2014.
Film : réalisé et produit par Bernard Lion et Henri Renaud.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Sun Ra : Cosmo Earth Fantasy (Art Yard, 2012)

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Ce qu’Art Yard édite sous le nom de Cosmo Earth Fantasy est un fourre-tout qui célèbre l’univers éclaté de Sun Ra. Musiciens et chorale engoncés en vaisseaux de carton et d’aluminium chantent là le jazz libre, l’expérimentation sonore, l’illustration à usage chorégraphique…

Des enregistrements datés de 1967 à 1974, de répétitions et prestations mêlant danse et musique : nouvelles strange strings en ouverture, explorations de l’intérieur des instruments (piano, premier de tous), joutes auxquelles se livrent Hohner clavinet et hautbois de Marshall Allen, tambours remontés et percussions frénétiques qui défont sur leur passage les réunions opportunes des gestes que l’on imagine aux danseurs et d’une musique directive (claques de Danny Ray Thomson et Atakatune, voix d’Eddie Thomas et Akh Tal Ebah), abstraite (Sun Ra en double éclaireur), répétitive (voix de June Tyson), romantique même (John Gilmore au saxophone ténor). A huit, l’(Astro Infinity) Arkestra sonne un retour au jazz frisant hard bop ; réduit à quatre, il soumet le meneur, Gilmore, Ronnie Boykins et Thomas Hunter, à la mélodie d’Autumn in New York.

C’est ensuite un enregistrement (Saturn) de concert, daté de 1975. « We ran the Cosmos, my brothers and I » : d’hallucinations collectives en surenchères vocales, la formation s’adonne à un théâtre musical plus anecdotique. Ce n’est l’affaire que de dix minutes, et encore, à relativiser seulement.

Sun Ra and His Astro Infinity Arkestra : Cosmo Earth Fantasy (Art Yard / Orkhêstra International)
Edition : 2012.
CD : 01/ Cosmo Earth Fantasy 02/ Love Is For Always 03/ The Song Of Drums 04/ The World Of Africa 05/ What's New 06/ Wanderlust 07/ Jukin' 08/ Autumn In New York 09/ Space Is The Place, We Roam The Cosmos
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Sun Ra: Art On Saturn (Fantagraphics, 2022)

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Certes, le son du grisli n'est plus, mais quoi ? De temps à autre, le son du zombie vous rappellera à son bon souvenir, en plus de dresser un bilan comptable : 10 occurences Sun Ra dans l'anthologie le son du grisli... 

Un sourire (photo de Sun Ra en contre-plongée) suivi d’une explication d’Irwin Chusid : « Il ne s’agit pas là d’un livre sur Sun Ra ni sur sa musique, mais sur « l’emballage » (packaging). Plus précisément, sur la façon qu’eut Sun Ra d’emballer sa propre musique. » Voici ouverte la porte qui mène à l’art de Saturn Records, El Saturn ou encore Saturn Research, étiquettes sous lesquelles Herman Poole Blount autoproduisit (en petites quantités) quelques soixante-dix albums.

Le premier disque estampillé Saturn, nous rappelle ici John Corbett, fut néanmoins un 45 tours. Nous sommes dans les années 1950 et, avec son manager Alton Abraham – qui ne quittera jamais Chicago, contrairement au musicien qui s’installera, avec son Arkestra, à New York puis Philadelphie –, Sun Ra commence à diffuser sa musique en autodidacte. Ainsi lui faut-il donc « emballer ».

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Le format du livre est, forcément, celui d’un 33 tours : y sont reproduites – images pour certaines heureusement restaurées par Barbara Economon – les pochettes imprimées (recto et verso, deux albums par page) puis les couvertures faites maison (pleine page). Parce que les albums à qui elles donnent une « identité » (visuelle, au moins) ont depuis été reproduits (Discipline 27-II, Strange Strings, Super-Sonic Jazz, Secret Of the Sun… qui, respectivement, profitent des travaux de Leroy Butler, Charles Shabacon, Claude Dangerfield et Chris Hall), la seconde partie surprend et intéresse davantage.

D’autant que Marshall Allen précise : « Les couvertures étaient l’œuvre du groupe. Chacun de ses musiciens en a faites, au même titre que Sun Ra, qui en a réalisé beaucoup. » Alors, anonymes, les travaux défilent : dessins automatiques, informations travaillées, abstractions astrales, collages iconoclastes ou portraits du maître rehaussés de couleurs (les feutres passent de main en main, certains trahissant l’usage acharné qu’on en a fait)… Sous l’effet d’hallucinations cinétiques et de quelques vents contraires, c’est, sur pochettes et macarons, l’érection d’un panthéon hybride où s’entrechoquent instruments, planètes et visions solaires, mais aussi navettes, orbites, pyramides (que gardent Thot et Anubis), codes enfouis ou figures géométriques échappant à toute logique…, et dont Sun Ra est le dieu suprême.

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Vendus les soirs de concert ou via mailorders avant que Glenn Jones, dont le livre recueille le précieux témoignage, et son Rounder Records ne s’occupent plus « sérieusement » de leur distribution, les disques Saturn sont désormais des objets rares que certains collectionneurs acceptent encore de montrer : Mats Gustafsson et une dizaine d’autres auront ainsi permis l’édification de cette somme saturnienne.

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Irwin Chusid, Chris Reisman : Sun Ra: Art On Saturn. The Album Covert Art Of Sun Ra’s Saturn Label
Fantagraphics. 220 pages.
Edition : 2022
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Joseph Ghosn : Sun Ra. Palmiers et pyramides (Le Mot et le Reste, 2014)

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Dans un français que pourrait ô combien lui envier Guillaume Musso – pour sa simplicité, ses raccourcis terribles, ses fautes grammaticales et lourdeurs (« pas un instant ces gens-là ne semblent pas sérieux », « un groupe né à Chicago qui existe depuis au moins le milieu des années 50 », etc.) –, Joseph Ghosn a signé un petit livre sur Sun Ra. « Petit » est, précisons-le, à prendre dans tous les sens du terme : un sous-titre « à la » Sébastien Tellier (Palmiers et Pyramides) et la nécessité vitale ressentie par quelques poseurs incultes l’y engageaient sans doute.

En guise de portrait, un pot-pourri d’une quarantaine de pages qui mêle approximations historiques (en 1956, Sun Ra jouait « dans la continuité du hard bop » comme « Miles Davis ou John Coltrane » ; heureusement, le conditionnel existe), affirmations à l’emporte-pièce (l’Arkestra serait le « dernier grand orchestre de jazz » ; pour avoir interprété un morceau de musique tiré d’un film que Nat King Cole aura repris avant lui, on soupçonnera Sun Ra d’être fasciné par Hollywood ; quant à Coltrane, lorsqu’il salue après un concert la prestation de John Gilmore, le voici encaissant cette délirante appréciation de l’auteur : Gilmore jouant, je cite, « comme Coltrane tentait de le faire et tenterait de le faire jusqu’à la fin de ses jours, cherchant un idiome qui se démarquerait de la tradition, allant vers quelque chose d’à la fois plus sensible, énergique, spontané et spirituel. » Ouch.

Tout ça fait déjà beaucoup, mais notre affaire est loin d’être pliée. Car, si l’on ne peut douter de l’honnêteté de l’intérêt que Ghosn porte à tout ce qui brille (ou à ce qui, au moins, « fait original »), pourquoi applaudir au rituel d’un Arkestra déclinant qui défile entre les tables d’un restaurant à la fin des années 1990 ou s’émerveiller au moindre emploi d’un instrument rare (trautonium sur Electronics, boîte à rythmes sur Disco 3000) ? Mû par le « tout sensation », et enhardi par quelques recherches Discogs / INA / Wikipédia, le goût de Ghosn pour la curiosité accouche là d’une curieuse biographie, que se disputent sottises et phrases vides de sens. D’anecdotes en broutilles, l’auteur passe donc à côté de son sujet (si tant est que ce sujet n’est pas, en fait, sa propre personne), quand il ne lui marche pas tout bonnement dessus. A coup de digressions nombrilistes (souvenirs de lycée, absurdes affinités musicales…) notamment.

A titre personnel, je me moque de savoir par quel truchement tel ou tel auteur a pu, un jour ou l’autre, tomber sur l’objet de ses désirs qui lui permettra de démontrer au monde sa profonde nullité. Me voici, ceci étant, surpris d’apprendre que l’Arkestra, ce « groupe si atypique », « sait maîtriser la tradition avec un brio extrême. Comme pour mieux s’en moquer, s’en départir. » A l’auteur qui aurait aimé l’interroger sur le sujet, j’ose espérer que le Sun Ra en question aurait eu l’audace de retourner une claque intergalactique…

Aussi intergalactique, en tout cas, que les poncifs qui se succèdent dans ce livre – la musique de Sun Ra est bel et bien « venue d’ailleurs », « moderne et exotique », « improbable » (toujours moins que ce même livre), « extra-terrestre »… En ces termes, tout est dit, soit : très peu de choses (si ce n’est rien). Quid des premiers écrits de Sun Ra, de sa poésie revendicative, de l’influence – voire, de l’emprise – qu’il exerça sur ses troupes… ? Certes, il était plus essentiel de parler des « hommages » rendus au musicien par quelques projets récents (UNKLE, Zombie Zombie, Lady Gaga…).

Suite au minable portrait, une discographie sélective – soixante-dix pages cette fois, à l’introduction desquelles l’auteur ne dit plus « je » mais « nous ». Là, des formules creuses et des accroches à suspens, des approximations encore, du vide toujours... Journalisme. Et pour qui aura espéré se consoler à la lecture de la bibliographie : peine perdue. Une quinzaine de références (dont une bonne moitié abordant le sujet Sun Ra de très loin seulement : ouvrages de Carles et Comolli, Kofsky (on ne sait pourquoi changé ici en « Stofsky »), Bardin, Corbett ou Caux…). Aux curieux véritables, voici de vrais conseils de lecture :

CAMPBELL, Robert, The Earthly Recordings of Sun Ra, Cadence, 1994.
KAPLAN, Marc, The Last Temptation of Sun Ra, Xlibris, 2011.
PEKAR, Harvey, Sun Ra, Vendetta, 2005.
SINCLAIR, John, Sun Ra: Interviews & Essays, Headpress, 2010.
SUN RA, The Wisdom of Sun Ra - Sun Ra's Polemical Broadsheets and Streetcorner Leaflets, Chicago Press, 2006.
SUN RA, This Planet Is Doomed, Kicks, 2013.
SZWED, John, Space is the Place: The Lives and Times of Sun Ra, Mojo, 2000.
TCHIEMESSOM, Aurélien, Sun Ra : un noir dans le cosmos, L’Harmattan, 2005.
ZERR, Sybille, Picture Infinity: Marshall Allen and the Sun Ra Arkestra, Zerr, 2011.
 
Pardon maintenant, le papier est un peu long – une heure d’écriture, guère plus (on l’espère) que le temps qu’il fallut à Ghosn pour pondre la chose incriminée – mais finira sur une note positive : pour ce traité de « palmiers et pyramides », la catastrophe économique n’est pas à craindre : au royaume des poseurs, les derniers seront les premiers. 

Joseph Ghosn : Sun Ra. Palmiers et pyramides (Le Mot et le Reste)
Edition : 2014.
Livre : Sun Ra. Palmiers et pyramides.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Sun Ra : Nuits de la Fondation Maeght (Shandar, 1971)

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Ce texte est extrait du deuxième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

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Sun Ra dans le sud de la France, à la Fondation Maeght, représente une utopie en marche – création magique et rite initiatique opposés aux mythes blancs. C’est aussi un combat de chaque seconde contre l’aliénation inhérente au blanchiment culturel occidental – un exorcisme et un envoûtement galvanisés par l’appropriation d’éléments jusque-là étrangers au jazz, voire étrangers les uns aux autres.

Sun Ra à la Fondation, c’est aussi la Grande Musique Noire en marche, son versant « intergalactique » de l’aveu même de Sun Ra, construit à partir d’unissons habités, de stridences et de chants « gospelisants », véritable rencontre de la tradition et d’un sacré d’essence particulière, sorte de mystique sans religion où l’électronique trouve aussi sa place – clavioline & Moog au milieu des corps dansant une Afrique fantasmée sous forme de gesticulations brutes, non chorégraphiées, improvisées.

Sun Ra ces soirs-là, c’est un spectacle total, gestuel, visuel et auditif. Un spectacle déambulatoire d’un réalisme jouissif. Une agitation dont le plaisir est offert en partage, au diapason de polyrythmies archaïques distillant un sentiment de déferlement intermittent.

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Les Nuits du Ra au Pays des Cigales dessinent une fresque ludique sans véritable continuité, une fresque paraissant animée d’un perpétuel bruissement prêt à éclater la scène, à force que les musiciens l’arpentent tels des derviches tourneurs : les souffleurs de l’Arkestra jouent en marchant, en dansant, excèdent le rapport à l’instrument, forts d’une débauche théâtrale de lumières et de costumes ; chez Sun Ra, musique et danses circulent de manière autonome, sans jamais s’arrimer dans de quelconques formes préétablies.

A la Fondation, à l’instar d’un La Monte Young au même endroit, c’est une durée sans limites que campent Sun Ra et les siens, en n’installant ni véritable début ni véritable fin lors des deux prestations de l’ensemble, comme s’il ne s’était finalement agi, en guise d’offrande, que d’un moment d’une musique participant d’un dessein plus vaste, pour ne pas dire éternel – on le sait, chez Sun Ra, Space is the Place

Ceux qui ont fréquenté Sun Ra savent aussi que la liberté chez lui se gagne à force de discipline, seule condition possiblement génératrice de potentialités nouvelles et propres à sublimer toute célébration de l’instant. Sun Ra n’a ainsi eu de cesse de tester l’endurance de ses musiciens, cherchant à développer chez eux des capacités hors-normes, et plus précisément de celles nécessaires à l’installation de climats pouvant durer plusieurs heures d’affilée. Sauf que ces longues plages ne se présentent jamais monolithiques, dénuées qu’elles sont de cette homogénéité que remettent constamment en cause, à la Fondation notamment, de surprenants solos de Moog bouleversants toute notion d’équilibre orchestral.

La Musique-Mouvement de l’Arkestra, cette « Astronomy Infinty Music », ne possède rien de bassement politique : elle éveille les consciences au-delà de la simple colère et de la contestation souvent inhérentes à la New Thing à la même époque. « L’air est musique, la musique est puissance » clame Sun Ra en écho à la « force guérissant l’univers » chère au cœur d’Ayler. Et comme chez ce dernier – tout comme dans les spirituals aussi – la communication avec l’Univers et les Esprits est exaltée.

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Les membres de l’Arkestra, chez Maeght, improvisent collectivement et à pleine puissance, sans confusion aucune, réunis par un ensemble d’interdépendances d’ordre spatiotemporel. Trois ans auparavant, ce même orchestre célébrait la Nature à Central Park, à New York. En cet été 1970, plutôt que la célébration de la Nature, l’immobilité d’une certaine infinitude s’avère être le sens de la quête : l’Arkestra reflète alors toutes les combinaisons libres du bonheur et de la beauté, incarnant le véhicule chargé de transmettre l’impression d’être « vitalement vivant », coordonnant les esprits en quête d’un monde meilleur, « en une approche intelligente d’un futur vivant » comme le déclare alors Sun Ra.

L’Arkestra de 1970 propose une synthèse, travaille la mémoire collective dans un exercice d’universalité. La question qu’il pose est la suivante : si nous sommes venus ici de nulle part, pourquoi ne pourrions-nous aller ailleurs ?

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The Sun Ra Arkestra : Points on a Space Age (MVD, 2009)

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A bout de souffles et en manque patent de meneur malgré les efforts de Marshall Allen, l’Arkestra continue le voyage. Ce dont atteste Points On A Space Age, film que réalisait récemment Ephraim Asili.

Comme le soulignait il y a peu un Jean Dezert ayant, quelques heures durant, quitté Liège pour Londres (Cafe Oto Is the Place) : on n’est pas dupe et on sait que le groupe n’attire plus à lui parce qu'il parvient à inventer encore. Alors, on regarde défiler les images : l’Arkestra poussif en représentation dans une lugubre salle de messe pentecôtiste, quelques archives en noir et blanc montrant Sun Ra en gourou – « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » –, soit, partout : un now (lugubre) and then (regrettable) en conséquence peu enthousiasmant. Et puis, rempli qu’il est d’anciennes figures, voire de vieilles présences que quelques programmateurs font encore danser, le film pose la question de la place de la jeunesse dans « tout ça » : peut-elle être encore admirative ? Puisque non, doit-elle alors se montrer respectueuse ou avoir à tolérer de se sentir gênée ?

Ephraim Asili : Points on a Space Age (MVD / Orkhêstra International)
Edition : 2009.
DVD : Points On A Space Age
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Sun Ra : Featuring Pharoah Sanders and Black Harold (ESP, 2009)

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Afin de célébrer le passage de l’année 1964 à l’année 1965, Sun Ra et son Arkestra – assez rare, celui-ci, puisqu’on y trouve Pharoah Sanders en lieu et place de John Gilmore, alors parti tourner en compagnie d’Art Blakey – prenait place dans une manifestation organisée par la Jazz Composers Guild de Bill Dixon.

Auprès du pianiste, trouver aussi les saxophonistes Marshall Allen et Pat Patrick, les contrebassistes Ronnie Boykins et Alan Silva, les percussionnistes Clifford Jarvis et Jimmy Johnson, enfin, et la liste n’en sera pas pour autant moins incomplète, le flûtiste Black Harold (Harold Murray). Sorti à l’origine sur Saturn Records – et aujourd’hui augmenté de six pièces –, l’enregistrement démarre au son de solos timides et d’un tout percussif qui augure de la suite.

Délurée, celle-ci : entre la reprise de We Travel The Spaceways et The Voice of Pan aux flûtes forcément débordantes, trouver un free jazz plus vindicatif encore que celui qui aura fait la réputation de Sun Ra : Sanders éructant sur ce Rocket Number 9 à la découpe déjà singulière, rivalité des vents sur The Now Tomorrow, sur lequel Black Harold parvient quand même à faire entendre une mélodie délicate. En guise de conclusion, le mouvement lent instigué au piano, et beaucoup de flûtes encore : Space Mates au bout d’une odyssée grandiose.

Sun Ra : Featuring Pharoah Sanders and Black Harold (ESP / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1964. Réédition : 2009.
CD : 01/ Cosmic Interpretations 02/ The Other World 03/ The Second Stop is Jupiter 04/ The Now Tomorrow 05/ Discipline 9 06/ Gods On A Safari 07/ The World Shadow 08/ Rocket Number 09/ The Voice Of Pan 10/ Dawn Over Israel 11/ Space Mates
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

Archives Sun Ra


Sun Ra: Strange Strings (Atavistic - 2007)

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Réédition d’un album enregistré en 1966 et publié sur le propre label de Sun Ra, Strange Strings revient sur la rencontre entre l’Arkestra et d’hétéroclites instruments à cordes.

Hétéroclites, parce qu’aussi bien glanés en pays étrangers que sortis des claviers électroniques du leader, et arrachant au petit bonheur leurs combinaisons instables : Ronnie Boykins suivant à la viole l’allure éléphantesque de Worlds Approaching malgré les perturbations des saxophones de Pat Patrick, Marshall Allen et John Gilmore ; archets extirpant des plaintes longues et aigues sur l’accompagnement aléatoire d’une section rythmique perturbée (Strings Strange).

Expérimental, l’enregistrement l’est peut-être plus encore qu’aucun autre de Sun Ra, et se voit forcément refuser le titre d’introduction idéale à l’œuvre du pianiste. Mais celui-ci a-t-il encore besoin d’être découvert ? Et ne faut-il pas baser toute réédition sur tel ou tel aspect de sa musique qui aurait pu échapper à l’initié ? La secte des connaisseurs prend alors acte de la réédition de l’excellent Strange Strings, augmenté de Door Squeak, morceau sur lequel Sun Ra convainc Ronnie Boykins de l'intérêt de dialoguer avec une porte.

CD: 01/ Worlds Approaching 02/ Strings Strange 03/ Strange Strings 04/ Door Squeak

Sun Ra - Strange Strings - 2007 (réédition) - Atavistic. Distribution Orkhêstra International.


Sun Ra: Springtime in Chicago (Leo Records - 2006)

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Publié dans la série “Golden Years of New Jazz” du label Leo Records, Springtime in Chicago revient sur un concert donné par L’Arkestra le 25 septembre 1978, à Chicago.

A la tête d’une quinzaine de musiciens, Sun Ra improvise d’abord une impression africaine et entêtante, avant de laisser June Tyson à l’interprétation a capella d’un Springtime in Chicago qui finira par disparaître sous le pandémonium défendu par la totalité des instruments à vent. Et l’ensemble d’évoluer à l’image de cette succession, au gré des tourmentes fomentées par le free d’un big band euphorique (Discipline 27, Next Stop Mars) et de ritournelles certes plus calmes, mais hallucinées.

Au nombre de celles-ci, quelques retours vers un swing des origines (du Big John’ Special de Fletcher Anderson à King Porter Stomp), des refrains enthousiastes portés en groupe (Second Stop is Jupiter, Space is the Place, Enlightenment), ou d’autres combinaisons singulières de bop, rythm’n’blues et boogie (Somewhere Over The Rainbow, Yeah Man !).

Ici ou là, des interventions individuelles remarquables: invocations de l’orgue de Sun Ra sur The Shadow World, charges prodigieuses des saxophonistes John Gilmore et Marshall Allen (Calling Planet Earth) ou dissonances chastes des trompettistes Eddie Gale, Walter Miller et Michael Ray (Body and Soul, Yeah Man !).

Perturbé et insouciant, Sun Ra compte sur les surprises d’un chaos jubilatoire permis par la relativité des conséquences d’un tel voyage : concert foisonnant porté haut, simplement pour irradier plus intensément.

CD1: 01/ Untitled improvisation 02/ Springtime in Chicago 03/ Astro black 04/ The world is waiting for the sunrise 05/ Discipline 27 06/ The shadow world 07/ Yeah man! 08/ Queer notions - CD2: 01/ Big John's special 02/ Somewhere over the rainbow 03/ Lights on a satellite 04/ Body and soul 05/ King Porter stomp 06/ Second stop is Jupiter 07/ Space is the place 08/ Enlightenment 09/ Next stop Mars 10/ Calling Planet Earth

The Sun Ra Arkestra - Springtime in Chicago - 2006 - Leo Records. Distribution Orkhêstra International.



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