Annette Krebs, Anthea Caddy, Magda Mayas : Thread (Another Timbre, 2012) / Magda Mayas, Anthea Cady : Schatten (Dromos, 2011)
Rôdée, l’association Magda Mayas (piano) / Anthea Caddy (violoncelle) est ici augmentée d’Annette Krebs (guitare préparée, objets…) – rôdée aussi, la paire que celle-ci forme avec Caddy. Sur disque, la rencontre est faite d’acoustique surtout – instruments piqués au vif, rumeurs balançant entre deux notes, bourdons rivalisant avec une voix radiophonique – et d’un peu d’électronique.
L’abstraction, que l’on peut dire constructiviste, gagne au fil des minutes en déséquilibre et ce déséquilibre fait justement son charme : sifflements-trajectoires, chansons captés sur larsen, gimmick de piano accompagnant le renoncement d’un grave de guitare : toutes propositions timides, inquiètes presque de leur avenir, plutôt que de fières expressions amassées. Au nombre des musiques indicibles, le trio Krebs / Caddy / Mayas a ajouté sa pierre de taille à l’édifice, et son copeau de bois et son morceau d’onde.
Annette Krebs, Anthea Caddy, Magda Mayas : Thread (Another Timbre)
Enregistrement : 2008-2009. Edition : 2012.
CD : 01/ Sands 02/ Shore
Guillaume Belhomme © le son du grisli
L’ombre (Schatten) portée de Magda Mayas et d’Anthea Caddy adopte la forme d’un appareil à sons irrités : ses cordes tremblent sous les frottements, sa caisse de résonance laisse flotter en elle des râles, son bois respire au son de notes fines et allongées. A la fin, les effets de perturbations dansent sur grincements : c’est là qu’arrive Schatten, là que Mayas et Caddy voulaient en venir.
Magda Mayas, Anthea Cady : Schatten (Dromos)
Edition : 2011.
CD-R : 01/ Lucidity 02/ In the Shadows Lay 03/ Shatter
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Magda Mayas
Deux enregistrements de Spill (Stokholm Syndrome sur Al Maslakh et Fluoresce sur Monotype) et deux autres en compagnie d’Anthea Caddy (en duo ou trio dans lequel prend place Annette Krebs) font l’actualité de la pianiste Magda Mayas. Soit : la presque moitié d’une discographie en devenir et à recommander aussi pour ses références enregistrées avec Christine Abdelnour…
... Je ne me souviens pas vraiment de mon premier souvenir de musique. Ca pourrait être mon frère et ma sœur jouant de la musique à la maison, ou les passages avec ma mère au théâtre, qu’elle fréquentait pour jouer dans l’orchestre symphonique.
Où était-ce ? A Münster.
A quel instrument as-tu débuté ? Au violon. Mes parents sont tous les deux musiciens classique, ils jouent du violon et de l’alto, ce qui m’a sans doute influencé un peu… Mon frère et ma sœur jouaient de beaucoup d’instruments différents à la maison, j’ai grandi avec ça et je pense que j’ai voulu m’y mettre à mon tour. A l’âge de huit ans, je suis passée au piano, le violon n’était en fait pas vraiment mon truc…
En plus du piano, tu joues aujourd’hui du clavinet… Le clavinet (ou pianet) dont je joue est un clavier électrique qui date des années 1960. Il comporte des cordes et des tubes métalliques, c'est dire qu’il ne peut se substituer au piano, c’est un instrument totalement différent... Je peux néanmoins le préparer : je l’ouvre, vais voir dans les cordes et, comme il est amplifié, cela me permet de jouer plus fort, plus bruyamment, d’utiliser un matériau sonore plus « viscéral ». Cela sonne d’ailleurs plus comme une guitare ou une basse électrique. Je vois cet instrument comme une extension de mon langage musical en général plus que comme une extension de ce que je peux faire au piano.
Comment es-tu passée du classique à l’improvisation ? Si j’ai abordé la musique par le classique, à 15 ans, j’ai commencé à m’intéresser à l’improvisation et au jazz au point de me mettre ensuite au piano jazz. Je tenais beaucoup à apprendre comment improviser afin de ne plus être dépendante de la chose écrite, composée. Je pense avoir surtout écouté du jazz à cette époque. J’ai commencé à improviser au piano essentiellement. Et puis, quand je me suis mis à m’intéresser au jazz, au free jazz et un peu plus tard à la musique contemporaine, j’ai commencé à chercher par moi-même de nouvelles sonorités. Ensuite, j’ai ressenti à quel point il est important de jouer et d’improviser librement avec d’autres musiciens et d’autres instruments. Cela m’a amené à développer mon propre vocabulaire, je pense, en essayant d’imiter ou en goûtant les sons que d’autres musiciens pouvaient sortir et en voyant ce que, de mon côté, je pouvais faire à l’intérieur du piano.
Des musiciens t’ont-ils montré la voie, ou même joué une influence sur ton développement ? Je ne peux pas vraiment dire qu’il y eut un ou deux musiciens qui ait pu me servir d’exemple ou m’ait influencé. Je crois que cela faisait parti d’un tout, l’environnement, les gens que je rencontrais, ce genre de choses… Ceci étant, je garde un souvenir fort d’un concert de Cecil Taylor auquel j’ai assisté à l’âge de 16 ans : cela m’a vraiment impressionné et même retourné l’esprit. Tout était incroyable : une telle énergie et une telle dévotion à la musique, je n’avais jamais rien expérimenté de tel.
Quelle différence fais-tu désormais entre improviser en solo et improviser en groupe ? J’aime autant l’un que l’autre. Souvent je trouve qu’il est plus stimulant de jouer en solo, dans la mesure où il faut apporter soi-même tout le matériau, où l’on ne donne pas dans la conversation et que l’on ne réagit pas au matériau sonore d’un partenaire. D’un autre côté, cela permet de fouiller une idée, de la développer jusqu’à son terme sans prendre d’autres directions. Beaucoup de choses rentrent en compte, récemment j’ai beaucoup aimé jouer en solo, commencer à jouer sans le moindre plan pour réagir ensuite spontanément à la moindre pulsion qui pouvait m’arriver. Peut-être est-il quand même plus difficile de se surprendre en jouant en solo, je ne sais pas…
Prenons le duo que tu formes avec Christine Abdelnour et le trio qui te lie à Anthea Caddy et Annette Krebs : ton expression est-elle différente d’une association à l’autre ? Ces deux formations sont assez différentes. Je pense que toute collaboration charrie sa propre esthétique, ce qui est bénéfique. Si le travail du trio est assez organique, je pense que nous nous complétons assez bien l’une l’autre, il y a certes moins d’univers sonores qui s’y chevauchent mais la structure y gagne en diversité, avec tous ces contrepoints qui en naissent. Cela vient pour une bonne part du fait que je joue en duo avec Anthea depuis très longtemps, et qu’elle-même joue avec Annette depuis longtemps, signant ensemble des installations, etc. Pour ce qui est de Christine, son univers sonore et le mien, nos langages, s’imbriquent, se chevauchent le plus souvent. Nous réagissons l’une à l’autre assez rapidement, à tel point qu’il m’arrive souvent d’ignorer qui, d’elle ou de moi, a joué tel son. Notre musique est très entrelacée, et naturelle, tandis qu’avec Andrea tout est un peu plus structuré, son matériau sonore est assez différent du mien, mais je pense que leur rapprochement marche très bien parce que nous avons un sens commun du timing et de la structure dont nous n’avons même pas à nous entretenir avant de jouer.
Parmi tes collaborations, quelles sont ceux que tu qualifierais de « majeures » ? Je dirais Spill, mon duo avec Tony Buck, qui joue depuis 2003. Nous venons de sortir notre troisième album, Fluoresce, sur Monotype. Et puis mon duo avec Christine Abdelnour. Ce sont en tout cas les plus anciens de mes projets.
Penses-tu que le disque parvient à bien rendre compte de tes travaux ? Je pense que les CD sont une bonne possibilité d’apprécier cette musique. Cela dépend de ce que l’on cherche, le disque n’a pas à capturer l’atmosphère du concert, ce sont là deux choses différentes.
Quand décides-tu qu’un enregistrement concert est apte à passer sur disque ? Il est possible de faire différentes choses sur un enregistrement, comme travailler davantage comme un compositeur, aménager des parties enregistrées, enregistrer sur plusieurs pistes, etc. Mais parfois il se trouve que l’enregistrement d’un concert est d’excellente qualité et fait sens musicalement. Alors je suis heureuse de le voir publier.
Magda Mayas, propos recueillis en octobre 2012.
Photographie © Peter Gannushkin.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Echtzeitmusik Berlin (Wolke Verlag, 2011)
Au milieu des années 1990, un mot s’est imposé pour désigner la musique d’une scène née quelques années plus tôt à Berlin, qui hésitait jusque-là à se dire improvisée, expérimentale, libre ou nouvelle – plus tard, réductionniste. A ce mot, à cette musique et à cette scène, un livre est aujourd’hui consacré : Echtzeitmusik Berlin.
Cette scène est diverse, sa musique donc multiple ; ce mot n’est d'ailleurs pas apprécié de tous les musiciens qu’on y attache. Qu’importe, puisqu’il s’agit ici, sous prétexte d’éclairage stylistique, de revenir sur le parcours de nombre de ses représentants et pour eux d’expliquer de quoi retourne leur pratique musicale. C’est ce que font Andrea Neumann, Margareth Kammerer, Annette Krebs, Kai Fagaschinski, Burkhard Beins, Christoph Kurzmann, Ekkehard Ehlers, Axel Dörner, Franz Hautzinger, Werner Dafeldecker, Ignaz Schick, Robin Hayward…
A propos de l’étiquette, tous n’ont pas le même avis (Hayward met en garde contre l’idiome réductionniste, Hautzinger accepte le terme Echtzeitmusik sans se satisfaire d’aucune définition, Ehlers prend de la hauteur et brille par sa sagacité…). Des réflexions poussées, des retours en arrière et même de sérieuses tables rondes, posent le problème dans tous les sens – des voisins et amis abondent qui proposent quelques pistes : Sven Ake-Johansson, Toshimaru Nakamura, Rhodri Davies... A force, sont bien mis au jour des points essentiels : volonté de « sonner électronique » en usant d’instruments classiques ou intérêt revendiqué pour le silence. Et puis voici que Krebs précise « quiet volume » quand Schick conseille « play it loud ». La scène est irréconciliable, si elle est celle d’une époque et d’un lieu ; sa musique seule est d’importance.
Burkhard Beins, Christian Kesten, Gisela Nauck, Andrea Neumann (Ed.) : Echtzeitmusik Berlin. Selbstbestimmung einer szene / Self-defining a scene (Wolke Verlag / Metamkine)
Edition : 2011.
Livre
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sven-Ake Johansson, Annette Krebs : Peashot (Olof Bright, 2011)
La rencontre frôle la demi-heure. Elle est celle d’Annette Krebs (guitare, électronique) et de Sven-Ake Johansson (percussions).
En trois temps qui pourraient être confondus, Peashot raconte l’entente improvisée d’un percussionniste affûté et d’une guitariste négligeant son instrument pour opposer des sons préenregistrés ou créés sur l’instant à quelques-uns des bruits du monde qu'elle accueille sur ondes radio. Ainsi, des coups défaits de mailloche ou d’agacement des balais répondent à un rire d’enfant, à une note bouclée de guitare, à quelques craquements, à un drone court.
Il faut insister sur ce « court » : Krebs n’abusant jamais du temps dont elle aurait le droit de disposer, mais revoyant sans cesse les façons d’agencer ses éléments de langage. Johansson, lui non plus plus, ne donne dans la redite : il s’agite en abstrait concentré ou en rythmicien délicat. Le seul capable de reparaître est le silence : puisque Krebs et Johansson inventent autant dans le dire que dans le laisser-faire.
Sven-Ake Johansson, Annette Krebs : Peashot (Olof Bright / Metamkine)
Enregistrement : 23 avril 2009. Edition : 2011.
CD : 01/ Speaking 02/ Radio 03/ Throwing
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Rhodri Davies, Cornelius Cardew, John Tilbury, Soldercup, Annette Krebs, Angharad Davies, David Toop, Lee Patterson
Cornelius Cardew : Works 1960-70 (+3dB, 2010)
En compagnie du pianiste John Tilbury et du contrebassiste Michael Francis Duch, Rhodri Davies rendait hommage aux compositions écrites par Cornelius Cardew entre 1960 et 1970 – époque charnière, écrit Duch, qui vit Cardew passer d’une pratique (composition contemporaine) à une autre (improvisation libre). D’Autumn 60 à The Great Learning, le trio arrange des notes brèves en bouquets indéterminés, les augmentant de silences nombreux. Se pliant avec invention au jeu de la relecture in(dé)finie, Davies, Tilbury et Duch, manient l’aléatoire et l’intransigeant pour signer enfin des danses délicieuses sur musique amnésique : soit, de l’oubli chorégraphié.
Soldercup : Soldercup (Fourier Transform, 2010)
Sous le nom de Soldercup, Rhodri Davies et Louisa Hendrikien Martin font oeuvre d’un abstrait chic. Sur le vinyle du même nom, sont ainsi convoqués craquements, chuintements, sifflements, parasites et larsens, et actionnées d’énigmatiques autant qu’irrésistibles boîtes à musique. Sur la seconde face, la formule diffère un peu : cordes détendues subtilement agencées dont le battement d’un coeur animal éloignera le chant.
Various Artists : Brave New Wales (Fourier Transform, 2010)
Sur le même label, une compilation célèbre en trois disques un paquet d’Ecossais agissant en tous domaines expérimentaux (improvisation, electronica, rock, noise, poésie sonore…). En duo avec Angharad Davies, Rhodri Davies se fait là une place au son de Live at St. Giles In The Fields, enregistré à Londres en 2005. L’électricité environne le duo qui délimite ici des zones d’attente inquiète dans lesquelles developper dix minutes d’abstraction miniature.
Annette Krebs, Rhodri Davies : Kravis Rhonn Project (Another Timbre, 2009)
Trois mouvements d’une poésie sonore constructiviste font Kravis Rhonn Project, que le harpiste enregistra en 2008 à Berlin auprès d’Annette Krebs (guitare, objets, tapes). Là, des voix enregistrées se mesurent sur piste d’obstacles (bourdon, larsens, signal radio…) tandis que les instruments à cordes se font discrets jusque dans leurs répétitions. Au terme de la rencontre, les voix sont emportées par une mécanique tournant sur un air de manège que se disputent charme et mystère.
Rhodri Davies, David Toop, Lee Patterson : Wunderkammern (Another Timbre, 2010)
Quelques jours encore, et le même label proposera Wunderkammern, enregistrement né de la rencontre de Davies, Lee Patterson et David Toop. On sait le goût de ce-dernier pour la musique de gamelan et l'ambient et c'est par là que va voir le trio : cordes défaites et larsens, bourdons multiples et chantant, interventions multiples presque tout autant d'instruments fondus – seule une flûte de bois peinera à convaincre. Les berceuses sont ici faites d'oscillations et l'abstraction est d'extraction rare.
Phosphor : Phosphor II (Potlatch, 2009)
Avec ce second album de Phosphor, le label Potlatch donne une nouvelle marque du suivi qu’il exerce fidèlement auprès de « ses » artistes – il faut dire également que la première galette (P501, 2001) du groupe berlinois pâtissait d’un son terne et que le présent enregistrement répare cet inconvénient : Burkhard Beins (percussion, objets, etc.), Axel Dörner (trompette, electronics), Robin Hayward (tuba), Annette Krebs (guitare, objets, etc.), Andrea Neumann (intérieur de piano, table de mixage), Michael Renkel (guitare, ordinateur) et Ignaz Schick (tourne-disque, objets, archets) ont gravé ces six pièces (qui prennent la suite des six mouvements du précédent opus) dans d’excellentes conditions.
Et cela concourt beaucoup à l’adhésion de l’auditeur : l’espace d’écoute se voit redimensionné par les structures portantes soufflées, grenues, lissées ou pulvérulentes qui émanent de l’instrumentarium du groupe ; mécaniques ou organiques, électriques ou acoustiques, les sonorités, dans leur « jeu », déploient des mondes poétiques, déposent des mégalithes complexes – et quelques vignettes dont les riches textures et dynamiques sont assez éloignées de l’emprise urbaine du primo-réductionnisme.
Phosphor : Phosphor II (Potlatch / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2006. Edition : 2009
CD : 01/ P7 02/ P8 03/ P9 04/ P10 05/ P11 06/ P12
Guillaume Tarche © Le son du grisli