Anne-James Chaton, Andy Moor, Thurston Moore : Heretics (Unsounds, 2016)
En 2014, Anne-James Chaton, Andy Moor et Thurston Moore passèrent quelques jours ensemble, à Saint-Nazaire. C’est ce qu’un film, Journal d’Hérésie de Benoît Bourreau, raconte. Au moment où celui-ci se termine (28 janvier 2015), les musiciens s’apprêtent à monter sur la scène du Théâtre de la ville pour donner un concert qu’un disque, Heretics, « rejouera » ensuite en studio.
Cette distinction faite entre le work-in-progress et la livraison de la commande – du concert, on n’entendra rien et on ne verra rien d’autre que cette photo glissée dans la chemise de carton qui renferme un CD, un DVD et un livret – est la première belle idée du projet. Ecrit à des degrés divers par Chaton, Moor & Moore, et arrangé autour de cet Érétik (Chaton / Moor) qui donna son nom à l’association, le cahier de poésie se laissera lire, certes, mais gagnera beaucoup au soutien de la musique à laquelle il est associé.
Après Transfer, Chaton et Moor poursuivent donc leur association au son de motifs que le second peut tirer de son répertoire (on reconnaît ainsi quelques motifs de Marker) ou de phrases à faire tourner sur lesquelles Moore semble tomber à peine a-t-il effleuré les cordes de sa guitare – c’est en tout cas l’impression que donne le film. En guise d’hérétiques, voici évoquées les figures de Burroughs, du Caravage, de Sade ou de Johnny Rotten – auxquelles ajouter quelques noms extraits des Respirations et brèves rencontres de Bernard Heidsieck.
Ainsi Chaton égrène-t-il une nouvelle liste au gré de laquelle les hérétiques du monde entier s’unissent et s’entrechoquent quand les interventions des guitaristes font ici naître des harmoniques, servent là une mécanique entêtante, agitent ailleurs un médiator en espérant tomber sur la note « adéquate ». Malgré ses réussites, c'est là le hic d’Heretics : si le film intéresse, le disque, au bout de quatre ou cinq plages, traîne rapidement en longueur. En conséquence, c’est au work-in-progress qu'il documente que l’on applaudira d'abord.
Anne-James Chaton, Andy Moor, Thurston Moore : Heretics
Unsounds
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
CD + DVD : 01/ Ce que je sais 02/ Clair obscur 03/ Erétik 04/ Casino rabelaisien 05/ Dull Jack 06/ The Things That Belong to William 07/ Heidsieck’s Chords 08/ Coquins Coquettes et Cocus 09/ Poetry Must Be Made By All 10/ Le songe de Ludwig 11/ Concoctions
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Bernard Heidsieck : Poésie Action (a.p.r.e.s., 2015) / Les Tapuscrits (Les Presses du Réel, 2013)
Dans un coffret rouge : un livre et un film. De quoi faire, et aborder Bernard Heidsieck (1928-2014) sans pour autant pouvoir (et surtout avoir à) en résumer l’activité, ni l’importance. Un présupposé quand même : la poésie d’Heidsieck se lit à voix haute et, dans le meilleur des cas, s’entend.
Un poète qui travaille dans la banque – après tout, il y en a eu d’autres : gratte-papiers, assureurs, ambassadeurs… A l’écoute de Stockhausen (il citera aussi Webern et Boulez), Heidsieck se dit que la poésie a pris un retard qu’il est plus que temps de rattraper. C’est alors une affaire de pouls et de battements : derrière DADA et (aussi) Pound, inspiré par l’usage qu’ont fait du magnétophone Gysin, Burroughs, Giorno… et puis par l’écoute d’un disque médical, Stethoscopic Heart Record, Heidsieck travaille à « mettre le poème debout ».
C’est un beau portrait que signent là Anne-Laure Chamboissier, Philippe Franck et Gilles Coudert, en rapprochant extraits de lectures et entretiens avec quelques-uns de ses proches (sa compagne, John Giorno, Jean-Jacques Lebel…). Bernard Blistène, lui, se souvient d’une conversation au cours de laquelle Heidsieck évoqua ses Poèmes-Partitions : à la question « vous voulez dire que le poème n’existe à ce moment pour vous que lorsqu’il est publiquement retransmis ? », le poète répond alors : « Absolument ! »
A défaut de les entendre, on pourra lire – avec les Biopsies (1966-1969) et les Passe-Partout qu’elles deviendront (1969-1980) – ces Poèmes-Partitions dans les Tapuscrits que publient Les presses du réel. L’ouvrage est monumental, qui renferme les fac-similés de cent-vingt poèmes qui, sans cesse, jouent avec, par et dans le son : chutes de « a », traînées de « u », histoires filantes, alphabets réorganisés, collages fragiles, constellations ramassées, topographies sonores, merveilleux soliloques ou collection de respirations (Kurt Schwitters, Antonin Artaud, Charles Reznikoff, Ghérasim Luca, Arno Schmidt…), et encore, le bruit que fait le whisky que l’on verse.
L’expérience textuelle est sérieuse, qui, tout en cherchant à libérer le poème du papier, joue avec sa mise en page : lettres, mots, lignes, interlignes, paragraphes… Et lorsqu’il déclame, celui qui est parvenu à faire sortir le poème de la page cherche à « donner à voir le texte entendu » : la lecture est devenue musique. Celle de Bernard Heidsieck – que l’on peut d’ailleurs entendre sur disques aux éditions Al Dante – est « inexplicable », dit Olivier Cadiot. C’est le mot juste.
Poésie Action. Variations sur Bernard Heidsieck (a.p.r.e.s. / Les Presses du Réel)
Edition : 2015.
Livre + DVD : Poésie Action. Variations sur Bernard Heidsieck
Bernard Heidsieck : Les Tapuscrits. Poèmes-Partitions, Biopsies, Passe-Partout (Les Presses du réel)
Edition : 2013.
Livre : Les tapuscrits. Poèmes-Partitions, Biopsies, Passe-Partout
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
The Ex : And So Say All of Us (Ex, 2015)
Une longue file d’attente, dans le froid : c’est un DVD, et aussi l’Angleterre. The Ex y joue, au Café Oto, à l’occasion d’un anniversaire particulier (trente-trois années et quatre mois d’existence), qu’il célébra aussi au Bimhuis – un aperçu ici : At Bimhuis (1991-2015).
A Londres, c’est une fête dont on peine à compter les invités – autant de satellites qui pourront, comme Steve Beresford et Wolter Wierbos, John Butcher et Tony Buck ou encore ce Clarinet Summit que forment Ken Vandermark, Xavier Charles et Ab Baars, improviser à distance. Pour le groupe, c’est surtout l’occasion – avec son Brass Unboud, notamment – de modifier quelques-uns de ses refrains : That’s Not A Virus, State of Shock, Theme from Konono No. 2…
Le montage est vif (Seán Zissou à la manœuvre), qui est à l’image du groupe et rend assez bien sa méthode : régénérer, par la récréation, un art exaltant de libre création.
The Ex : And So Say All of Us - 33 1/3 Festival. Live at Café Oto (Ex)
Edition : 2015.
DVD : 01/ Addis Hum 02/ That’s Not a Virus 03/ Maybe I Was the Pilot 04/ Mats Gustafsson & Andy & Terrie 05/ Ken Vandermark 06/ Steve Beresford & Wolter Wierbos 07/ D’ouest en est 08/ Gondar 09/ Hidegen Fujnak a Szelek 10/ Lale Guma 11/ Xavier Charles & Terrie 12/ John Butcher & Tony Buck 13/ Ab Baars, Xavier Charles, Ken Vandermark 14/ John Butcher & Tony Buck 15/ State of Shock 16/ Eoleyo 17/ Theme from Konono No. 2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Anne-James Chaton, Andy Moor : Transfer (Unsound, 2011-2012)
Voici les quatre quarante-cinq tours de la « série » Transfer édités. Alors de quoi retourne cette collaboration d’Andy Moor et d’Anne-James Chaton ? D'une affaire de poésie et de musique non pas mises en chanson mais qui, sous un thème arrêté pour chacun de vinyles (Departures, Princess in a Car, Flying Machines, Inbound/Outbound), servent ensemble des obsessions que les deux hommes ont en commun : pour l’événement et l’information, l’espace et le temps (un point sur la carte et une brèche-issue de secours), la nouveauté et la répétition, la réalité et la fiction…
Télégraphique, clinique ou sévère, la voix de Chaton scande des histoires au rythme de vers-séquences (faces de Princess in a Car, qui racontent respectivement Lady Diana et Grace Kelly avec un sens de la dramaturgie assez habile pour nous intéresser à ces sujets rebattus), énumère coordonnées géographiques, dates et codes temporels (Dernière minute), renouvelle l’inventaire à la Prévert en empruntant à Leonard de Vinci (Sul Volo) ou le témoignage à la Reznikoff (Not Guilty), dresse un constat par l’échec d’un monde de progrès (Une histoire de l’aviation)…
A la guitare électrique et à la programmation, Moor enveloppe les mots – qu’une voix parallèle peut soudain traduire en anglais, allemand, portugais…) – pour mieux les endormir et enfin opérer : le décor du drame qui se joue est fait d’accords brefs, de cordes crachant ou d’arpèges rapides, aussi de battements sourds, de collages concrets et de prises de guitare renversées. Faite de tensions multiples (et motivantes), la musique accueille la preuve désincarnée comme l’information sèche avec une faveur égale. La poésie dite y gagne où la musique nerveuse trouve un sens peu commun. A entendre donc…
Andy Moor, Anne-James Chaton : Transfer (Unsounds)
Edition : 2011, 2012.
45 Tours : Transfer 1 (Departures) : A/ Dernière minute B/ D’Ouest en Est – Transfer 2 (Princess in a Car) : A/ Princess in a Mercedes Class S 280 B/ Princess in a Rover P6 3500S 28 – Transfer 3 (Flying Machines) : A/ Une histoire de l’aviation B/ Sul Volo – Transfer 4 (Inbound/Outbound) : A/ Metro B/ Not Guilty
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Anne-James Chaton : Événements 09 (Raster-Noton, 2011)
Ma première rencontre discographique avec Anne-James Chaton fait à jamais partie de ces heures qui bouleversent les certitudes musicales. Associé à l’incontournable Carsten Nicolai, aka alva noto, c’était sur l’essentiel Unitxt du producteur allemand, le poète français donnait une impulsion réellement fantastique aux documents du quotidien (billets d’avion, adresses, relevés de cartes de crédit) – qu’il scandait, c’est le mot, de son fascinant timbre grave et robotique. Portant à son paroxysme le concept de littérature pauvre, l’artiste né en 1971 à Besançon trace un sillon particulièrement original et novateur – take that, Grand Corps Malade ! – qui rappelle par instants la toujours étonnante collaboration entre Michel Houellebecq et Bertrand Burgalat, en un registre évidemment plus moderne et technoïde.
Véritable déclinaison de la riche actualité de l’année 2009 – les historiens du vingt-deuxième siècle le remercieront pour ce parfait résumé – Evénements 09 passe en revue les grands faits de l’époque (l’investiture de Barack Obama, la mort de Michael Jackson ou les élections afghanes). Passant outre le risque de l’aridité ou de la redite, Chaton imprime un rythme scotchant à chacun de ses neuf événements, ponctuant d’un flow hyper-rapide et obsédant des beats répétitifs jusqu’à rendre maboul. Tout en lisant les titres des journaux (dont Le Monde, on entend clairement le nom de son fondateur Hubert Beuve-Méry), l’installateur sonore hexagonal fournit, une fois de plus qui n’est jamais de trop, un des disques inoubliables de l’an 2011. Le printemps de Téhéran, Le printemps de Téhéran,, Le printemps de Téhéran…
Anne-James Chaton : Événements 09 (Raster-Noton)
Edition : 2011.
CD : 1/ Événement N° 20 2/ Événement N° 21 3/ Événement N° 22 4/ Événement N° 23 5/ Événement N° 24 6/ Événement N° 25 7/ Événement N° 26 8/ Événement N° 27 9/ Événement N° 28 10/ Barack Obama 11/ Sème Le Trouble 12/ Le Printemps De Téhéran 13/ Pop Is Dead 14/ De L’Empire 15/ Pina Bausch 16/ Avoir Peur 17/ Taliban 18/ Sommet De Pittsburgh
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli