Sunny Murray : Sunshine (BYG Actuel, 1969)
Flower Trane : un fracas de cymbales. Continu, le fracas. Un fiel d’inquiétudes. L’obsession d’un ténor. Un scrupule dans la chaussure. Un crescendo de tumultes. Toujours le fracas des cymbales. Toujours (Sunny Murray, Lester Bowie, Archie Shepp, Kenneth Terroade, Alan Silva, Dave Burrell, Malachi Favors)
Real : un trio (Kenneth Terroade, Alan Silva, Sunny Murray). Un ténor en pression maximale. Le vif et le convulsif. Les funérailles du lisse.
Red Cross : un riff d’école maternelle. Un divan d’épingles. Des hurlements en faveur de Sade. La cicatrice sondée (Sunny Murray, Arthur Jones, Roscoe Mitchell, Kenneth Terroade, Dave Burrell, Malachi Favors). Sunny Murray 1969 : l’insurrection qui était.
Sunny Murray : Sunshine (BYG Actuel / Sunspot)
Enregistrement : 1969. Réédition : 2002.
CD : 01/ Flower Trane 02/ Real 03/ Red Cross
Luc Bouquet © Le son du grisli
Bill Dixon : The Complete Remastered Recordings on Soul Note (CAM, 2010)
Neuf fois Bill Dixon : The Complete Remastered Recordings on (Black Saint &) Soul Note réunit les albums enregistrés par le trompettiste et pianiste, pour le label italien entre 1980 et 1998.
Après avoir inventé auprès de Cecil Taylor et Archie Shepp puis au Cellar Café de New York, Dixon remit donc à plat – influence sur le musicien du peintre qu’il était aussi ? – les reliefs vertigineux du premier free. Pour objectif : l’horizon, ligne sur laquelle il n'est pas interdit de faire naître d’autres reliefs. La réécoute de ces neuf disques – pour les citer tous et dans l’ordre chronologique : Bill Dixon in Italy (Volumes I et II), November 1981, Thoughts, Son of Sisyphus, Vade Mecum (Volumes I et II) et Papyrus (Volumes I et II) – dresse un portrait nébuleux de l’artiste en Sisyphe ayant assez d’idées pour transformer chaque nouvel enregistrement en expérience de nouveautés.
En formations différentes, Dixon remet ainsi son métier sur l’ouvrage au son d'échanges qui, lorsqu’ils ne se limitent pas à de courts dialogues défaits, adoptent les contours d’un lyrisme traînant voire y accrochent chacune des notes auxquels ils donnent naissance. Dans l’invention et l’indolence, Dixon profite en plus d’autres souffles que le sien : tuba de John Buckingham (Son of Sisyphus), trompette d’Arthur Brooks (Bill Dixon in Italy), saxophones de Marco Eneidi (Thoughts) pour n'en citer que trois. Autre élément d’horizontalité, l’archet auquel Dixon fait souvent confiance lorsqu’il s’agit de composer de grands pans d’atmosphères soumises à dépression : la contrebasse d’Alan Silva, chaotique, au début des années 1980 ; celles de Mario Pavone, Peter Kowald et William Parker (triple archet de Thoughts) ; celle encore de Barry Guy sur Vade Mecum. Enfin Tony Oxley, qui fit peu à peu pencher la balance en faveur du rythme, et apparition qui commanda une autre fois à Dixon de subtilement changer d’angle de création.
Bill Dixon : The Complete Remastered Recordings on Soul Note (CAM / Amazon)
Enregistrement : 1980-1998. Edition : 2010.
9 CD : Bill Dixon in Italy I, Bill Dixon in Italy II, November 1981, Thoughts, Son of Sisyphus, Vade Mecum I, Vade Mecum II, Papyrus I, Papyrus II
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jacques Coursil : Trail of Tears (Emarcy, 2010)
« Je joue les choses pour que les gens réentendent le bruit du monde. Je joue le cri du monde. Je ne l’ai pas inventé : je suis l’écho de ça. Et je pense que quand on entend le cri du monde, on se reconnaît assez bien dans ma musique. »
Entre 1965 et 1975, Jacques Coursil vit et joue à New York, en pleine effervescence free jazz. Puis il se retire du monde de la musique pour revenir à ses autres passions : la linguistique et la poésie, et s’installe en Martinique. En 2005, le trompettiste décide de relayer à nouveau ce « cri du monde » et Trail of Tears est le troisième disque du revenant. Si le précédent, Clameurs, se faisait l’écho des luttes des esclaves pour la liberté et l’affirmation de la négritude, celui-ci évoque le combat perdu des indiens d’Amérique. Le disque se clôt sur un sidérant Tahlequah, capitale de la nation Cherokee, « sentier des larmes » qui fut le théâtre en 1838 de la déportation de 16000 indiens de Géorgie en Oklahoma, dont 4 000 périrent en route.
Outre la préoccupation de Coursil pour les peuples sacrifiés, ce disque semble concentrer tout l’art du trompettiste. Ce qui marque tout d’abord, c’est sa technique : respiration circulaire, coups de langue, son embrumé dans la lignée d’un Miles Davis, qui concourent à imposer une voix singulière, sans réelle ascendance, ni descendance. Ici, deux groupes sont convoqués. Le premier inclut des musiciens déjà présents sur Clameurs, Jeff Baillard (claviers et arrangements) et Alex Bernard (contrebasse), et développe une musique ample et étale, sur laquelle la trompette de Coursil se pose puis glisse avec majesté. La deuxième formation n’est pas sans rappeler les débuts agités et new yorkais du musicien, et nous offre la présence des grands vétérans Sunny Murray (batterie) et Alan Silva (contrebasse) : la musique y est plus accidentée et sinueuse.
Toute destinée humaine comprend moments de paix et de plénitude comme crises, incertitudes et chaos ; la narration musicale de Jacques Coursil est à l’avenant. Dans les moments de sérénité, la menace guette cependant et c’est au cœur du chaos que l’apaisement surgit soudain. C’est un grand disque que nous offre Jacques Coursil, dont la respiration intime se règle sur le pouls du monde.
Jacques Coursil : Trail of Tears (Emarcy / Amazon)
Edition : 2010.
CD : 01/ Nunna Daul Sunyi 02/ Tagaloo, Georgia 03/ Tahlequah, Oklahoma 04/ The Removal (Act I) 05/ The Removal (Act II) 06/ Gorée 07/ The Middle Passage
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Sun Ra : Featuring Pharoah Sanders and Black Harold (ESP, 2009)
Afin de célébrer le passage de l’année 1964 à l’année 1965, Sun Ra et son Arkestra – assez rare, celui-ci, puisqu’on y trouve Pharoah Sanders en lieu et place de John Gilmore, alors parti tourner en compagnie d’Art Blakey – prenait place dans une manifestation organisée par la Jazz Composers Guild de Bill Dixon.
Auprès du pianiste, trouver aussi les saxophonistes Marshall Allen et Pat Patrick, les contrebassistes Ronnie Boykins et Alan Silva, les percussionnistes Clifford Jarvis et Jimmy Johnson, enfin, et la liste n’en sera pas pour autant moins incomplète, le flûtiste Black Harold (Harold Murray). Sorti à l’origine sur Saturn Records – et aujourd’hui augmenté de six pièces –, l’enregistrement démarre au son de solos timides et d’un tout percussif qui augure de la suite.
Délurée, celle-ci : entre la reprise de We Travel The Spaceways et The Voice of Pan aux flûtes forcément débordantes, trouver un free jazz plus vindicatif encore que celui qui aura fait la réputation de Sun Ra : Sanders éructant sur ce Rocket Number 9 à la découpe déjà singulière, rivalité des vents sur The Now Tomorrow, sur lequel Black Harold parvient quand même à faire entendre une mélodie délicate. En guise de conclusion, le mouvement lent instigué au piano, et beaucoup de flûtes encore : Space Mates au bout d’une odyssée grandiose.
Sun Ra : Featuring Pharoah Sanders and Black Harold (ESP / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1964. Réédition : 2009.
CD : 01/ Cosmic Interpretations 02/ The Other World 03/ The Second Stop is Jupiter 04/ The Now Tomorrow 05/ Discipline 9 06/ Gods On A Safari 07/ The World Shadow 08/ Rocket Number 09/ The Voice Of Pan 10/ Dawn Over Israel 11/ Space Mates
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sunny Murray : Sunny Murray (ESP, 2007)
Sorti par ESP en 1966, voici Sunny Murray réédité. Sur lequel on entend, entre deux extraits d’interview, évoluer une formation rare, composée de Jacques Coursil, Jack Graham, Byard Lancaster et Alan Silva.
Lentement, Murray commande d’abord à ses partenaires de porter haut leurs interventions – saxophones gémissant et trompette impérieuse – quand il se charge d’organiser ses cortèges d’accents, enfoncés sous les gestes larges qu’appellent, insatiables, ses imprécations vocales. Convaincus aussi, Coursil, Graham et Lancaster, imbriquent leurs solos exaltés ou rivalisent de morgue pour mieux explorer les possibilités permises par la conduite du batteur.
Déjà déstabilisante, la section rythmique ploie encore sous les interventions de Silva : grand archet organique ou pizzicatos appuyés, qui portent les efforts communs à leur point culminant. Plus qu’indispensable, Sunny Murray.
Sunny Murray : Sunny Murray (ESP / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1966. Réédition : 2007.
CD : 01/ Early History / The New Music 02/ Sunny Murray 03/ Phase 1.2.3.4. 04/ Hilariously 05/ Angels and Devils 06/ Giblet 07/ Recap Session 08/ Musicians and Magic
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Frank Wright: Unity (ESP - 2007)
Enregistré le 1er Juin 1974 au Moers Festival, Unity présente Frank Wright en leader humble d’un quartette explosif, et vient compléter The Complete ESP-Disk’Recordings du saxophoniste, récemment édité.
7 notes de contrebasse répétées par Alan Silva introduisent la première partie du concert. Porté par le piano de Bobby Few, véritable machine à débiter un fonds sonore aussi mélodique que brouillon, Wright part sur les traces de Coltrane, passe sans sourciller des graves aux aigus de son ténor, ânonnant parfois sur le crescendo institué par le batterie de Mohammad Ali.
Arrivé à l’aigu ultime, le leader laisse sa place au trio de ses sidemen: notes réverbérées de piano rappelant Sun Ra perdu en piano bar des débuts du film Space is the Place, cymbales portées toujours plus haut, et excellence du jeu de Silva à l’archet. Unity tient là de ce qui a été fait de plus intense en petits comités défendant free jazz, du niveau de Sonny’s Time Now de Sunny Murray.
Sur la deuxième partie, Ali impose un rythme étrangement latin, batucada bousculée, bientôt investie par Few, exploitant son piano d’un bout à l’autre. Déposant quelques notes graves en réponse aux aigus frénétiques glissés par l’archet de Silva, Wright reprend le dessus et ose un semblant de mélodie reprise ensuite par la piano, pour enfin conclure le set au son expansif d’un barnum fanfaron. L’avant-garde éclairée tenant de la grande illusion : indispensable.
CD: 01/ Unity Part I 02/ Unity Part II
Frank Wright - Unity - 2006 (réédition) - ESP Disk. Distribution Orkhêstra International.
Alan Silva: Take Some Risks (In Situ - 1990)
Contrebassiste averti auprès de Cecil taylor, Albert Ayler ou Frank Wright, Alan Silva est plus encore ce multi instrumentiste rassembleur qui dirigea, dès 1969, le Celestrial Communication Orchestra - ensemble musical idéal dont les membres rivalisaient de charisme sans paraître y toucher (Anthony Braxton, Grachan Moncour III, Malachi Favors, Dave Burrell, Leroy Jenkins, etc.). L’époque des grandes heures du free révolue, Silva pourra revenir aux formations réduites.
Comme ce 23 novembre 1986, à la Galerie parisienne Maximilien Guiol. Introduisant en compagnie du batteur Roger Turner une progression longue et multiforme, Silva trace des parallèles mélodiques avec chacun de ses partenaires - Didier Petit au violoncelle, Bruno Girard au violon, puis Misha Lobko aux clarinettes – avant d’engager le quintette à se laisser plus amplement aller.
Alors, les musiciens traînent le long d’une route non balisée, donnant ici dans la répétition, là dans la cacophonie expiatoire, dérivant entre free jazz, musiques contemporaine et nouvelles. En improvisateurs chevronnés, Silva et Turner mènent à propos un concert qui, sans en prendre les airs, a tout de la délicatesse.
Présente encore davantage sur la deuxième piste, celle-ci, qui accommode savamment les percussions extatiques et les rebonds auxquels s’adonnent les graves de la clarinette basse et de la contrebasse. Le temps d’une fulgurance, concentrée et abrupte. Conclusion distinguée et façon comme une autre de sceller l’évolution gérée ingénieusement.
CD: 01/ 01 02/ 02
Alan Silva - Take Some Risks - 1990 - In Situ. Distribution Orkhêstra International.