Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Butch Morris : Possible Universe (Nu Bop, 2014)

nutch morris possible universe

Le 29 août 2010 – soit 25 ans après avoir inauguré le concept de « conduction » : méthode personnelle qui est à la direction d’orchestre ce que la composition graphique est à la partition –, Lawrence ‘Butch’ Morris conduisait en Italie un orchestre rare : ses membres (Evan Parker, David Murray, Alan Silva, Harrison Bankhead, Hamid Drake…) capables du crime d’obéir (Han Ryner) comme de celui d’invention  « When you are the interpreter you must have ideas », prévenait Morris.

Loin, si loin, du Kitchen Club, Butch Morris conduisait donc encore : honnêtement, bien sûr ; avec charisme, qui plus est. Serait-ce, maintenant, que le cœur n’y est plus ? Et le chœur, aussi : quelques solos brillent néanmoins – garants qu'ils sont du'ne expression franche – parmi les agréments à l’unisson. Or, les maladresses abondent, comme en parallèle.  

Si le terme de « conduction » était, de Butch Morris, une invention et une promesse, cette 192e annoncée peine à convaincre tant le partage joue de facilités et de confiances accordées – abandonnées, voire – à d’imposants solistes. Manquent la cohérence et le panache, qu’on ira retrouver en Current Trends in Racism in Modern America, Some Order, Long Understood ou Berlin Skyscraper ’95.

Lawrence D. Butch Morris : Possible Universe. Conduction 192 (Nu Bop)
Enregistrement : 29 août 2010. Edition : 2014.
CD : 01-08/ Possible Universe Part 1 - Part 8
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Lucien Johnson, Alan Silva, Makoto Sato : Stinging Nettles (Improvising Beings, 2014)

lucien johnson alan silva masoto sako

Que faire enfin du jazz qui traîne ? Son existence prouvée, trois possibilités : commerce (le plus couru), tradition, création. C’est un choix qu’il faut, semble-t-il, « faire » encore. Alan Silva a jadis démontré qu’il avait, dans la troisième catégorie, des choses à faire entendre. A la contrebasse, le plus souvent ; aux synthétiseurs, selon l’inspiration.  

Est-ce, sur Stinging Nettles, un « retour » à la contrebasse ? Une nécessité ? Qu’importe, même imaginée seulement, la nécessité opère. L’épreuve date de 2006, qui l’expose auprès du saxophoniste ténor Lucien Johnson et du batteur Makoto Sato. Deux doyens pour un seul jeune homme, et voici que ce-dernier se montre capable : sur quelques fondamentaux de free mesuré, d’inventer et de rebondir au-devant d’un archet balayant, sinon d’entendre et de prendre en compte la batterie délicate. Alors – forcément pas commerce –, tradition ou création ? D’autres codes ici : vaillante arrière-garde, mêlant ancienne création et tradition neuve, qu’emmène ce bel archet retrouvé.

écoute le son du grisliLucien Johnson, Alan Silva, Makoto Sato
Pieces of Eight

Lucien Johnson, Alan Silva, Makoto Sato : Stinging Nettles (Improvising Beings)
Enregistrement : novembre 2006. Edition : 2014.
CD : 01/ Stinging Nettles 02/ Abora 03/ Copper Sky 04/ Family Silva 05/ Pieces of Eight 06/ Ice Self 07/ Burnt Fingers 08/ Thyme Nor Reason
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Abdelhaï Bennani Trio : Encounters (JaZt Tapes, 2013)

abdelhaï bennani encounters

Un soir de jazz et d’improvisation. 16 octobre 2000 au Sunset.

Abdelhaï Bennani engage son ténor dans la bataille. Ne convulse pas mais cajole ses graves. Grogne des colères insoupçonnées. Expire quelques râles salés. Chasse on ne sait quel gibier. Se perd puis retrouve le sentier. Ne fait jamais cavalier seul. Alan Silva prend son piano de vitesse. Maintenant l’assombrit. L’égrène plus qu’il ne le comble. Rend l’arpège élégant. Désosse un drôle de synthé. Rivalise avec l’archet de William. Ne fait jamais cavalier seul. William Parker fait gronder sa contrebasse. Expose les racines. Cajole son archet. Tire sur une corde qui jamais ne casse. Ne fait jamais cavalier seul.

Un soir de jazz et d’improvisation. C’est donc encore possible.

Abdelhaï Bennani Trio : Encounters (JaZt Tapes)
Enregistrement : 2000 / Edition : 2013
CD : 01/Encounters #1, #2, #3
Luc Bouquet © Le son du grisli


Tanikawa Takuo : Music for Contemporary Kagura (Improvising Beings, 2013)

tanikawa takuo music for contemporary kagura

La pochette de ce disque est superbe, mais elle ne dit pas au japanophile néophyte de quoi a l’air le kagura… C’est qu’on comprend vite que le kagura n’est pas un instrument, mais bien plus que cela : une musique ! Maintenant, penchons-nous sur le travail de Tanikawa Takuo, musicien qui était apparu sur Crimson Lip avec Alan Silva (sur le même label) et qui s'est mis en tête de remettre le kagura au goût du jour.

A croire que le rite shintoïste (information vérifiée) demande du kagura contemporain. Qu'à cela ne tienne, Tanikawa attrape guitare et koto, et ça commence plutôt bien, avec des cordes à gratter (c'est la première étape de la résurrection) et des basses de synthé qui orientent la musique vers le noise. On applaudira la poigne du contrebassiste sur Music for Contemporary Kagura 2 (Alan Silva) et l’effacement des batteurs (Sabu Toyozumi & Shota Koyoma), en tout cas jusqu'à ce que Tanikawa aille en force dans un solo de guitare et une sorte de fusion psyché. Tout à coup, le « kagura contemporain » retourne vers le futur (les années 70 (du siècle dernier)) : et voilà que le soufflé retombe, et les dieux shintoïstes avec.

Tanikawa Takuo : Music for Contemporary Kagura (Improvising Beings)
Edition : 2013.
CD : 01-05/ Music for Contemporary Kagura 1 – Scene 1-5 06-10/ Music for Contemporary Kagura 2 – Scene 1-5
Pierre Cécile © Le son du grisli


Alan Silva : Paris, Atelier Tampon, 18 mai 2019

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Three Hundred Seasons and Some : 80 ans d’Alan Silva.

Alors qu'une averse trempe Paris, un concert célébrant le quatre-vingtième anniversaire d'Alan Silva se déroule dans une petite salle du 10e arrondissement aux murs ornés de calligraphies chinoises. L'anniversaire du contrebassiste, joueur de synthétiseur, compositeur et enseignant avait en fait eu lieu quelques mois plus tôt, en janvier. Mais les occasions de jouer pour les musiciens tels que lui sont rares, désormais, aux États-Unis ou dans sa France d'adoption.

Silva fit un discours d'introduction enjoué, expliquant que le free jazz avait depuis longtemps été une affaire de petites salles : du Cellar Café de l'Upper West Side new-yorkais où s'était déroulée l'October Revolution de 1964, à la Vieille Grille de Paris, où Silva avait joué quelques années plus tard avec Sunny Murray, durant son premier long séjour en France. Dans le groupe de Murray se trouvaient alors plusieurs musiciens français : Bernard Vitet, Beb Guérin, et François Tusques.

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Ce soir, Tusques était là pour écouter. Tusques et la femme de Silva, Catherine, furent applaudis, une attention que le pianiste semble toujours accueillir avec un air de surprise, comme si... Silva mentionna l'âge et la mort, rappelant les noms de musiciens aux côtés desquels il avait construit sa carrière, maintenant tous disparus : Cecil Taylor, Bill Dixon, Sun Ra.

En 1970, alors que l’impressionnant Celestrial Communication Orchestra secouait la scène de la Maison de l'ORTF, quelque part parmi les neuf cents spectateurs se trouvait un jeune japonais, alors étudiant en littérature française. Makoto Sato n'avait pas encore entrepris de devenir batteur sur les conseils de Don Cherry. Ce soir, il se trouve derrière le kit. Face à lui, Itaru Oki et sa trompette prolongent un travail entamé dans les coffee houses de Tokyo cinquante ans plus tôt. À sa gauche, un musicien beaucoup plus jeune, le français Richard Comte, ajoute une voix nouvelle à l'aide de ses guitares électriques et électro-acoustiques.

Makoto Sato

Depuis environ vingt ans, la préférence de Silva va au synthétiseur plutôt qu'à l'instrument sur lequel il a fait son nom. Silva décline une basse offerte au profit d'un clavier Yamaha. Pour le rappel, le groupe accueille le saxophoniste Georges Gaumont, vétéran du Celestrial époque IACP et membre d'une illustre famille musicale. Un grand nombre d'années d'histoire sont réunies sur scène.

Et la musique, qu’en est-il ? Peut-être qu'un adepte de la philosophie bouddhiste mentionnerait l'impermanence. Passé un certain point, plus rien n’est à prouver. Lorsqu’une musique contient suffisamment pour continuellement se recomposer, fusionner, et générer à nouveau, c'est le signe que l'état de changement continu a été infléchi, et que quelque chose a été accompli. La musique était légère. Bon anniversaire, M. Silva.

Itaru Oki

Pierre Crépon © Le son du grisli
Photographies : Olivier Ledure. Traduction : Cathy Lecocq.
La version originale anglaise de cet article a été publiée dans la revue en ligne Arteidolia.

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Franz Koglmann : Flaps / Opium for Franz (Black Monk, 2019)

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Il fut un temps où Franz Koglmann ne s’embarrassait pas – sans que cela n’ôte rien aux charmes de sa musique – de préciosité : il répétait, voilà tout ; s’y essayait peut-être. Entre musiques classique et contemporaine, jazz et expérimentations, il a d’ailleurs longtemps hésité. Et puis, en 1973, il invita Steve Lacy à jouer avec lui ; en 1976, ce fut au tour de Bill Dixon. Flaps et Opium for Franz, les fruits de ces séances que Koglmann autoproduira sous étiquette Pipe (c’est que le souffleur viennois aspire en pipe) sont aujourd’hui réédités – au début du XXIe siècle, Koglmann en consignait déjà une sélection sur Opium (Between the Lines).

Le 26 avril 1973 à Vienne à la trompette et au bugle, l’Autrichien enregistrait en quartette – Toni Michlmayr (contrebasse), Walter Muhammad Malli (batterie) et Geird Geier (électronique) – augmenté de Steve Lacy. Puisque dédié à Pee Wee Russell, c’est bien de jazz dont parle encore Flaps, le morceau-titre de l’enregistrement. Koglmann et Lacy, à l’unisson, y déposent un court motif que l’électronique de Geier vient bientôt bouleverser. C’est d’ailleurs elle qui met les autres musiciens devant le fait accompli : le « free » d’hier va devoir faire avec la technologie du jour, voire avec les ambitions de demain. Mais pas au point, non plus, de leur faire ravaler tous leurs excès : de tarentelles où les vents refusent de suivre la même ligne (Misera Plebs, Take 1) en frasques imaginées de conserve (Flops), Koglmann emprunte à Lacy bien des airs (ne croirait-on pas Bowery du soprano ?) ; et quand Geier fait son retour, toujours à contre-courant, leurs répliques – celles, aussi, du bel archet de Michlmayr – balaient l’affront dans un fracas terrible.

En 1975 et 1976, Koglmann et Lacy se retrouvent à Paris et à Vienne : de ces nouvelles rencontres, Opium retient un titre enregistré en quartette avec Geier et Michlmayr et deux autres en quintette dans lequel se font entendre le tromboniste Joseph Traindl, le contrebassiste Cesarius Alvim Botelho et le batteur Aldo Romano – bien moins subtil que Malli. Koglmann règle là son pas sur celui de Lacy et Geier se fait moins surprenant.

C’est pourquoi Opium fait surtout effet en première plage, où deux trompettes (Koglmann et Dixon), un saxophone ténor (Steve Horenstein), une contrebasse (Alan Silva) et une batterie (Muhammad Malli) interprètent une composition que Dixon dédia à Koglmann : For Franz. La prise date d’août 1976, elle aurait pu avoir été enregistrée dix ans plus tôt ou encore vingt ans plus tard : les deux trompettistes n’ont que faire de leur époque, ils s’entendent au-delà, le temps de dix-sept minutes, en 1976, soit toute une époque.

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Franz Koglmann : Flaps / Opium for Franz
Black Monk
Réédition : 2019.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Alan Silva Celestrial Communication Orchestra : Seasons (BYG, 1970)

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Ce texte est extrait du troisième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc. 

Les musiciens ont besoin d’espace, qui avouent avoir un faible pour la peinture. C’est le cas d’Alan Silva – qui prit des leçons de composition de Bill Dixon, autre amateur d’images. A la fin des années cinquante, il abandonne la trompette pour la contrebasse, instrument qui dira son appétit de sonorités neuves : en quartette aux côtés de Burton Greene ou dans l’Arkestra de Sun Ra lors de l’October Revolution in Jazz, organisé par la Jazz Composers Guild de Dixon ; ensuite sous la houlette de Cecil Taylor (avec lequel il enregistre Conquistador! et Unit Structures, deux des plus audacieuses références du catalogue Blue Note), celle d’Albert Ayler (Love Cry) ou encore celle d’Archie Shepp (Poem for Malcom).

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En 1968, Silva enregistre pour la première fois en meneur : Skillfullness, sur ESP ; l’année suivante, il s’installe à Paris où, en invitant à le rejoindre expatriés et musiciens de l’endroit, il fomentera le Celestrial Communication Orchestra. Pour BYG, la formation enregistre en 1969 Luna Surface : Anthony Braxton, Archie Shepp, Grachan Moncur III, Leroy Jenkins, Kenneth Terroade, Dave Burrell, Malachi Favors, Bernard Vitet, Claude Delcloo ou encore Beb Guérin y interviennent en rangs serrés, jouant chacun des coudes pour que l’orchestre joue de ses singularités.

Le 29 décembre 1970, jour de l’enregistrement de Seasons à la Maison de l’O.R.T.F., la formation n’est plus la même, mais impressionne autant si ce n’est plus encore : les autres membres de l’Art Ensemble y ayant rejoint Malachi Favors tandis que s’y sont fait une place Steve Lacy, Alan Shorter, Ronnie Beer, Michel Portal, Robin Kenyatta, Jouk Minor, Joachim KühnKent Carter ou encore Jerome Cooper. Eloquente, la liste des musiciens ne dit toutefois pas de quoi retourne Seasons. Les musiciens ont besoin d’espace, qui avouent avoir un faible pour la peinture : c’est ce que démontre Seasons, « Stereophonic Picture » pensée par Silva que BYG transformera en triple trente-trois tours.

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L’idée est celle d’une partition-ruban pour orchestre séditieux. Une composition mise à plat, aussi, que transformeraient les mouvements, improvisés ou non, des saisons. L’ouverture de la pochette révèle quelques positionnements (celle des intervenants, selon un timing donné) ; en miroir, des simplifications couchées sur le papier signalent des assemblages et des solos distribués.  

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A l’écoute, le projet gagne encore en grandiloquence : d’un morceau d’atmosphère qu’il fait tourner à l’archet, Silva sort des motifs engageant les interventions isolées (elles, trajectoires affranchies ou répétitions incitatives). En bande organisée, c’est l’avenir du free jazz qui est ici pensé : davantage d’écarts et de vacarme ou sinon plus de discrétions et de mesure – quelle que soit l’option choisie, Silva travaille les textures sonores : lorsqu’il n’intervient pas à la contrebasse, il passe de sarangi en violon électriques ou s’empare de deux « french electroacoustic instruments » ; des années plus tard, les synthétiseurs lui permettront d’assouvir son goût pour les sons artificiels. Sans cesse, la balance orchestrale penche d’un côté ou de l’autre. Sans cesse, jusqu’à l’ouverture de la cinquième face. Là, Silva commande à Don Moye et Jerome Cooper de battre  le tambour pendant qu’il convoque ses troupes et leur détaille les plans sous l’effet desquels finiront les saisons : la charge est héroïque, l’opération a pour nom « The Thrills ».  La déflagration est terrible, elle est l’effet d’un cataclysme – qui en enfantera d’autres, dont les pères-porteurs auront pour nom Merzbow, Keiji Haino ou encore Otomo Yoshihide (sur Core Anode, celui-ci dirige d’ailleurs un autre orchestre d’importance).

Etourdi sans doute, Silva quittera la maison ronde pour retrouver Sun Ra ou animer Center of the World en compagnie de Frank Wright. Il lui faudra attendre 1977 pour reprendre la tête du Celestrial Communication, et enregistrer avec lui The Shout/Portait from a Small Woman puis Desert Mirage. Les dernières nouvelles de l’orchestre datent d’un concert donné en 2001 à l’Uncool Festival. Dans ses rangs, on remarquait Marshall Allen, Joseph Bowie, Karen Borca, Roy Campbell, Bobby Few, Baikida Carroll, Kidd Jordan, Sabir Mateen, William Parker, Itaru Oki, Steve Swell, Oluyemi Thomas… Le label Eremite fera de l’enregistrement du concert une Treasure Box enfermant quatre disques – les musiciens ont besoin d’espace, qui avouent avoir un faible pour la peinture.

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Sun Ra : Nuits de la Fondation Maeght (Shandar, 1971)

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Ce texte est extrait du deuxième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

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Sun Ra dans le sud de la France, à la Fondation Maeght, représente une utopie en marche – création magique et rite initiatique opposés aux mythes blancs. C’est aussi un combat de chaque seconde contre l’aliénation inhérente au blanchiment culturel occidental – un exorcisme et un envoûtement galvanisés par l’appropriation d’éléments jusque-là étrangers au jazz, voire étrangers les uns aux autres.

Sun Ra à la Fondation, c’est aussi la Grande Musique Noire en marche, son versant « intergalactique » de l’aveu même de Sun Ra, construit à partir d’unissons habités, de stridences et de chants « gospelisants », véritable rencontre de la tradition et d’un sacré d’essence particulière, sorte de mystique sans religion où l’électronique trouve aussi sa place – clavioline & Moog au milieu des corps dansant une Afrique fantasmée sous forme de gesticulations brutes, non chorégraphiées, improvisées.

Sun Ra ces soirs-là, c’est un spectacle total, gestuel, visuel et auditif. Un spectacle déambulatoire d’un réalisme jouissif. Une agitation dont le plaisir est offert en partage, au diapason de polyrythmies archaïques distillant un sentiment de déferlement intermittent.

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Les Nuits du Ra au Pays des Cigales dessinent une fresque ludique sans véritable continuité, une fresque paraissant animée d’un perpétuel bruissement prêt à éclater la scène, à force que les musiciens l’arpentent tels des derviches tourneurs : les souffleurs de l’Arkestra jouent en marchant, en dansant, excèdent le rapport à l’instrument, forts d’une débauche théâtrale de lumières et de costumes ; chez Sun Ra, musique et danses circulent de manière autonome, sans jamais s’arrimer dans de quelconques formes préétablies.

A la Fondation, à l’instar d’un La Monte Young au même endroit, c’est une durée sans limites que campent Sun Ra et les siens, en n’installant ni véritable début ni véritable fin lors des deux prestations de l’ensemble, comme s’il ne s’était finalement agi, en guise d’offrande, que d’un moment d’une musique participant d’un dessein plus vaste, pour ne pas dire éternel – on le sait, chez Sun Ra, Space is the Place

Ceux qui ont fréquenté Sun Ra savent aussi que la liberté chez lui se gagne à force de discipline, seule condition possiblement génératrice de potentialités nouvelles et propres à sublimer toute célébration de l’instant. Sun Ra n’a ainsi eu de cesse de tester l’endurance de ses musiciens, cherchant à développer chez eux des capacités hors-normes, et plus précisément de celles nécessaires à l’installation de climats pouvant durer plusieurs heures d’affilée. Sauf que ces longues plages ne se présentent jamais monolithiques, dénuées qu’elles sont de cette homogénéité que remettent constamment en cause, à la Fondation notamment, de surprenants solos de Moog bouleversants toute notion d’équilibre orchestral.

La Musique-Mouvement de l’Arkestra, cette « Astronomy Infinty Music », ne possède rien de bassement politique : elle éveille les consciences au-delà de la simple colère et de la contestation souvent inhérentes à la New Thing à la même époque. « L’air est musique, la musique est puissance » clame Sun Ra en écho à la « force guérissant l’univers » chère au cœur d’Ayler. Et comme chez ce dernier – tout comme dans les spirituals aussi – la communication avec l’Univers et les Esprits est exaltée.

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Les membres de l’Arkestra, chez Maeght, improvisent collectivement et à pleine puissance, sans confusion aucune, réunis par un ensemble d’interdépendances d’ordre spatiotemporel. Trois ans auparavant, ce même orchestre célébrait la Nature à Central Park, à New York. En cet été 1970, plutôt que la célébration de la Nature, l’immobilité d’une certaine infinitude s’avère être le sens de la quête : l’Arkestra reflète alors toutes les combinaisons libres du bonheur et de la beauté, incarnant le véhicule chargé de transmettre l’impression d’être « vitalement vivant », coordonnant les esprits en quête d’un monde meilleur, « en une approche intelligente d’un futur vivant » comme le déclare alors Sun Ra.

L’Arkestra de 1970 propose une synthèse, travaille la mémoire collective dans un exercice d’universalité. La question qu’il pose est la suivante : si nous sommes venus ici de nulle part, pourquoi ne pourrions-nous aller ailleurs ?

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Alan Silva, Keiko Higuchi : Crimson Lip (Improvising Beings, 2011)

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Une sombre menace imposée par guitare (Takuo Tanikawa) et synthétiseur (Alan Silva) ouvre ce concert japonais d’août 2009. Maintenant, voix (Keiko Higuchi) et contrebasse (Alan Silva) stagnent en des eaux boueuses, opaques. Sans génie sinon que d’être de fins coloristes, Keiko Higuchi (voix) et Sabu Toyozumi (batterie) ne parviennent pas à dissiper les lourds nuages.

Un unisson-menace survient qui déride l’improvisation : piano et batterie s’émancipent en un joyeux désordre d’enchevêtrements et d’enchâssements. La batterie n’est plus seulement coloriste mais s’arme de rythmes lourds et tortueux. Les présentations sont faites, l’improvisation gagne en puissance et profondeur. On écoute et on adhère.

Alan Silva, Keiko Higuchi, Sabu Toyozumi, Takuo Tanikawa : Crimson Lip (Improvising Beings / Orkhêstra International)
Enregistrement : 39 août 2009. Edition : 2011.
CD : 01/ Crimson Lip
Luc Bouquet © Le son du grisli


Jazz à part 2011

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D’une émission radiophonique hebdomadaire – diffusée tous les vendredis par la station HDR, 99.1 sur la bande FM locale – est né l’an dernier, à Rouen, un festival de jazz. Ainsi, une émission de radio et un festival partagent désormais un même nom, Jazz à Part, et une même devise : Free Music for Free People.

En 2010, le festival a programmé le trio Jean-Luc Cappozzo / Jérôme Bourdellon / Nicolas Lelièvre, le contrebassiste Claude Tchamitchian ou encore le guitariste Raymond Boni et le batteur Makoto Sato emmenant le Mamabaray Quartet. Encourageante, l’expérience commanda une suite : la deuxième édition vient d’avoir lieu, le cœur eut lieu le week-end dernier (21 et 22 mai). Plus tôt dans la semaine, un cinéma a diffusé en guise d’appetizers les films The Connection (Jackie McLean et Freddie Redd dans les rôles principaux) et Billy Bang’s Redemption Song tandis que la Galerie du Pôle Image a laissé au duo Ecco Fatto (Emmanuel Lalande et Jean-Paul Buisson) le soin d’improviser sur cadres de pianos.

Au cœur du festival, maintenant. Samedi 21 mai, en fin d’après-midi, Daunik Lazro donna un solo au saxophone baryton à l’Aître Saint-Maclou, ancien cimetière aux colombages ornés de crânes, d’os croisés et d’utiles instruments d’enfouissement. Pour Lazro, pas de Memento Mori cependant, plutôt un rappel recueilli administré à l’auditeur averti comme au passant : « Souviens-toi que tu peux entendre ». Interprétant, le saxophoniste rend hommage à John Coltrane et Albert Ayler. Une question, alors : combien sont-ils, les musiciens capables de mêler leur voix à celle de deux figures pareilles ? Le compte-rendu ne rendra pas de comptes, ne donnera pas d’estimation numéraire et encore moins de noms, mais soulignera que Daunik Lazro est de ceux-là, et des plus justes encore. Improvisant, le saxophoniste déploie par couches successives un témoignage d’exception fait autant de graves tonnants que de souffles blancs, de notes endurantes que de vibrations porteuses, et ce jusqu’au fading derrière lequel l’auditeur comprendra que l’instant est déjà passé, qui contenait un lot d’impressions aussi intenses qu’insaisissables.

Un peu plus tard, sur les quais de Seine, deux duos d’improvisateurs ont accordé l’un après l’autre leurs humeurs vagabondes : Hélène Breschand et Sylvain Kassap, d’un côté, Akosh S. et Gildas Etevenard, de l’autre. A la harpe, à la voix et aux machines, Breschand dessinait une musique de chambre à ogives que Kassap, aux clarinettes, aux flûtes et aux machines lui aussi, envisageait dans le même temps en coloriste. La connivence mit sur pied un théâtre enchanteur : mystère aux croyances discordantes et emmêlées, au langage en conséquence halluciné. Plus terrestre, l’échange d’Akosh S. (saxophone, clarinettes, flûtes, percussions) et Gildas Etevenard (batterie et gardon – instrument à cordes hongrois encaissant aussi bien frappes que pincements) ne fut pas moins efficient. Partenaires réguliers illustrant notamment les chorégraphies de Josef Nadj, les deux hommes composèrent de subtils paysages de rocailles, tentés de se fondre en des cieux béants. Contemplatif et concentré, le duo vagabonda en plaines, décidant ici ou là de tailler un relief à la hache : comme au temps de l’Unit, les belles incartades du ténor sont la marque de son invention abrupte.

D’autres reliefs encore, dimanche 22, au même endroit – le 106, pour être précis. En après-midi, Carlos Zingaro et le batteur Nicolas Lelièvre, familiers, se retrouvaient sur scène en présence de Joëlle Léandre. Deux archets d’exception : celui de la contrebassiste, exubérant, passionné, et même apaisé par moments ; celui du violoniste, volubile, sensible, voire surfin. Toutes cordes combinées avec élégance, que Lelièvre accompagna avec aplomb, cursif et agile, à l’affût pour changer toute intention en frappe opportune. Ensuite vint le temps d’une autre batterie (celle de Makoto Sato) et d’une autre contrebasse imposante (celle d’Alan Silva, qui interviendra aussi au synthétiseur), entre lesquelles se glisseront trompette, bugle et flûtes (ceux d’Itaru Oki). Sur synthétiseur, Silva expérimente en enfant détaché de toutes conventions, dans la joie ou le tumulte, invective ; à la contrebasse, il accompagne et ordonne, profite de l’harmonie de ses partenaires – Sato caressant peaux et cadres, mesurant ses coups comme d’autres réfléchissent en traçant des points d’interrogation, et Oki inventant dans le sillage de Don Cherry des mélodies sublimées par sa profonde exécution. Généreuse est la conclusion de ces quelques jours d’une improvisation en partage. Les promesses ont largement été tenues, jusqu’au respect de cette citation d’Eric Dolphy, phrase-étendard prononcée en guise d’introduction au solo de Lazro à l’Aître Saint-Maclou : « À peine écoutez-vous de la musique que c’est déjà fini, qu’elle est déjà partie, elle est dans l’air. Pas moyen de remettre la main dessus. » D’ailleurs, la redite elle-même ne saurait être consolante : le seul recours reste l’improvisation à suivre, l’instant d’après à inventer dans les limites du possible et de l’irraisonnable. Dès l’année prochaine, Jazz à part devrait y travailler.

Guillaume Belhomme © Mouvement / Le son du grisli



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