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Le son du grisli

4 juin 2010

Interview de Martin Küchen

kuchensli

Puisque l'étrange sélection naturelle opérant sur le son du grisli veut que l'on donne la parole aux plus prolifiques musiciens des genres à y être défendus, au tour de Martin Küchen, saxophoniste entendu récemment en Angles avec le trompettiste Magnus Broo (sur Epileptical West), en trio avec le guitariste Keith Rowe et le saxophoniste Seymour Wright (sur un disque sans-titre), en quartette avec Ernesto Rodrigues (sur Vinter), et même en solo (sur The Lie & the Orphanage)...

... Mon père avait ramené d’un voyage en Tunisie un tambour à main et une flûte en bois dont j’ai joué dès l’âge de 7 ans.  A la même époque, je me souviens aussi être assis, seul dans le salon, battant avec des baguettes de batterie – je ne pourrais pas dire d’où elles venaient, d’ailleurs – les précieux coussins de ma mère posés sur le canapé. Je pouvais faire ce truc quand ma mère dormait, c'est-à-dire quand elle ne pouvait pas soupçonner que je donnais des coups sur ses coussins chéris… J’ai connu d’autres expériences de ce genre : je battais des mains en classe et tapais sur le couvercle d’un banc d’école, la tête à l’envers afin de pouvoir y coller une oreille et ainsi entendre ce son amplifié, incroyable, alors que je continuais à bouger ma main voire quelques doigts seulement… A neuf ans, j’ai commencé avec des amis à faire des cassettes : nous nous tenions près de la table de ping pong au sous-sol et nous chantions un peu ce qui nous passait par la tête, nos « propres » chansons dont les paroles étaient écrites dans un anglais de notre invention. Parfois, il nous arrivait d’avoir une caisse claire pour accompagner nos chants, qui s’apparentaient d’ailleurs souvent plus à des cris…

Des débuts hantés par les percussions, en quelques sorte… Oui, des percussions de toutes sortes : coussins, bancs d’école, cette véritable caisse claire dotée d’une sale petite cymbale. Il y avait aussi un tambour d’aisselle rapporté du Ghana et puis ce tambour tunisien. Ensuite, la flûte dont j’ai parlé plus tôt, qui avait un son fantastique, faible et crachant, dans le genre des flûtes orientales mais avec quelque chose de bien à elle. Je pense d’ailleurs que je suis encore influencé par ce son, surtout lorsque je joue du saxophone alto, mon jeu me rappelle le son de cette flûte... J’ai aussi été très impressionné par les disques que mon frère jouait à la maison sur un petit lecteur de vinyles : The Free Alectric Band de John Hammond, 2000 Light Years from Home des Rolling Stones ou Desolation Boulevard de Sweet – peut-être que ce qui m’intéressait là était davantage l’expérience de l’écoute à travers l’utilisation de cette machine. Ça tenait de la magie ; en fait, c’était de la magie.

Par quel genre de groupes êtes-vous passé en tant que musicien amateur ? A l’âge de 13 ans, en 1980, j’ai formé avec quelques copains un groupe de rock progressif. J’étais le chanteur et je jouais aussi de la flûte avant de passer aussi au saxophone ténor. A cette époque, je prenais aussi des cours d’improvisation et de jazz à la flûte. Nous jouions des standards tirés du Real Book ; je ne jouais jamais d’oreille, ce qui fait que je n’ai jamais vraiment appris aucun des morceaux de ce livre… Et puis, avec d’autres amis, nous avions pris l’habitude d’improviser et nous enregistrions ces improvisations… Nous jouions tout simplement, dans un style proche de celui d’Oregon – sans atteindre bien sûr le niveau des rythmiques compliquées de ce groupe –, un style qu’on pourrait appeler ECM même si nous n’avions jamais encore entendu parler des groupes ECM à cette époque et que nous n’avions aucune idée non plus de ce que signifiait la « free improvisation ».

De quand datent vos premiers enregistrements ? J’ai enregistré en solo en 2001 le très confidentiel Sing with Your Mouth Shut. En 1999, il y a eu aussi Repets Hjärta, un CD-R enregistré avec ma femme, Maria, qui est poète et écrivain. En ce qui concerne le jazz, le premier disque date de 2002 avec Exploding Customer (Live at Glenn Miller Cafe), et puis il y a eu un enregistrement du Martin Küchen Trio (Live at Glenn Miller Cafe) paru sur Ayler Records. Ce même trio joue maintenant sous le nom de Trespass Trio.

Quel rapport entretenez-vous avec la notion de jazz, justement ? Utilisez-vous ce terme pour décrire votre musique ? Oui, je l’utilise. Avec Trespass Trio, Exploding Customer et Angles, il n’y a pas de doute, c’est une sorte de jazz, même si l’on y entend un million d’autres influences. Et puis, à côté de ça, je joue pas mal en qualité de faiseur de son : là, je me base sur des textures et des événements qui interviennent sur l’instant et j’utilise mon instrument de façon plus anti conventionnelle – même si cette pratique tend à devenir la nouvelle convention à la mode ! Je ne vois vraiment pas comment on pourrait qualifier cette musique : « improvisation » n’est pas tout à fait exact, alors « Instant compositions » ou, comme ils disent à Berlin, « Echtzeitmusik » (musique en temps réel), seraient peut-être des propositions plus viables…

Votre pratique fait donc une différence ces deux musiques ? Le jazz, ce sont des morceaux respectant une rythmique bien particulière, un battement et des harmoniques, qu’ils soient simples ou complexes, et avec le free jazz, c’est encore la même chose mais sans s’embarrasser de prédispositions : tout arrive simplement et l’énergie – ou le manque d’énergie – que l’on trouve entre les joueurs est à l’origine de ce qui arrive. Il s’agit donc d’improvisation tout le temps, tout ce qui arrive se fait à l’instant même. Concernant la composition instantanée, en dehors de l’esprit du free jazz, ce qu’on appelait « free improvisation » par le passé, est de moins en moins de la véritable musique improvisée, mais une architecture délicatement réfléchie, qui construit à coups de bruit et de silence quelque chose que l’on ne pouvait pas voir avant – de nos jours, c’est rare que l’on en arrive là en concert, mais lorsque cela arrive, alors c’est merveilleux, là encore de la pure magie !

Martin Küchen, propos recueillis en juin 2010.
Photos © Fergus Kelly
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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