Claude Delcloo : Africanasia (BYG Actuel, 1969)
Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié aux éditions Lenka lente.
Lutte contre le racisme, anti-impérialisme, féminisme et liberté sexuelle étaient à l’ordre du jour de « l’esprit de mai » continuant à flotter par chez nous en 1969. De nombreux musiciens avaient déjà relayé le Free Jazz d’Ornette Coleman en France : Barney Wilen, François Tusques, Jef Gilson, Michel Portal. La jazzosphère se faisait écho des avant-gardes, s’interrogeait. Et Claude Delcloo, batteur et fondateur de la première mouture d’Actuel (une sorte de fanzine avant que Jean-François Bizot n’allonge un gros paquet de billets et n’en fasse le titre légendaire que tout le monde sait désormais), représentait l’une des figures majeures (et hyperactives) de cette effervescence locale, mais dont le rayonnement – perdurant encore – se révéla – au bout du compte – international.
A ses côtés, afin d’animer la série culte « Actuel » du label BYG : Jean Georgakarakos, Jean-Luc Young, Fernand Boruso. D’autres maisons de disques également sises à Paris, dont America piloté par Pierre Jaubert, profiteront des nombreux musiciens américains présents sur notre territoire. Des figures emblématiques du free enregistreront ainsi dans la capitale, et parmi elles l’Art Ensemble of Chicago, Sunny Murray, Don Cherry, Dave Burrell, Alan Silva. Pour les seconder, souvent, quelques Français dont les sous-estimés Beb Guérin et Claude Delcloo, qui, ensemble, formeront régulièrement une rythmique captivante – derrière Arthur Jones par exemple, ou au sein du Full Moon Ensemble, avec ou sans Archie Shepp.
En 1971, Jazz Magazine s’attardait sur quelques jeunes musiciens français constituant l’avant-garde montante : les Jef Sicard, Gérard Coppéré, Georges Locatelli, Joseph Dejean. C'est-à-dire tous ces gens avec qui Claude Delcloo s’entendait, et qui incarnaient le noyau dur d’un mouvement free associant des influences venues du monde entier, de la musique contemporaine et du rock ; des musiciens que l’on pouvait alors entendre au sein du Dharma Quintet, du Cohelmec Ensemble, de Total Issue.
Deux balises importantes pour Claude Delcloo : une formation jazz assurée dans le New Orleans (d’où une grande admiration pour le batteur Zutty Singleton) ; et la découverte de l’avant-garde sous la houlette du compositeur Patrick Greussay. Puis tout un kaléidoscope d’influences variées, des batteurs surtout (instrument oblige) dont Baby Dodds, Max Roach, Roy Haynes, Art Blakey, Tony Williams, Elvin Jones, et, plus qu’aucun autre : Milford Graves. On est tenté d’ajouter Sunny Murray à la liste, celui-ci étant incontestablement avec Claude Delcloo l’un des tambours majeurs des sessions BYG.
Quelle motivation à enregistrer Africanasia ? Claude Delcloo, à l’époque : « Cette pièce rassemble, par le titre qui lui a été donné, par la synthèse, par la musique que nous avons produite, les influences les plus importantes de la « Nouvelle Musique ». En effet j’ai ordonné cette composition de façon à lui conférer une couleur asiatique (mélodiquement) et africaine (rythmiquement). Basé sur un leitmotiv très simple, revenant régulièrement au cours des improvisations, dans le but de servir de tremplin aux solistes, Africanasia prend un caractère obsessionnel très prononcé. » C’est effectivement le cas…
A cette structure simple s’attelèrent trois flûtistes (Kenneth Terroade, Joseph Jarman, Roscoe Mitchell), un saxophoniste alto (Arthur Jones), trois percussionnistes (Clifford Thornton, Malachi Favors, Earl Freeman), et Claude Delcloo, à la batterie. Entendre Clifford Thornton aux congas est une surprise, même s’il en a joué auparavant dans l’orchestre de Sun Ra ; et quant à Malachi Favors, il excelle ici au log drum.
On sera aussi surpris de la présence de trois des membres de l’Art Ensemble of Chicago, quand on sait ce que finira par en dire Claude Delcloo à Alain Gerber pour Jazz Magazine : « Je trouve ridicule d’assimiler la musique à une quelconque idéologie politique. Je défie n’importe qui de déceler un message à travers l’improvisation d’un musicien dont il ne connaît pas les idées. A chacun sa manière de faire le trottoir. (…) Mais l’Art Ensemble of Chicago et Frank Wright sont tombés sur un public, qui, à tort, les a tout de suite assimilés au mouvement Black Power. Ils ont vu que cela pouvait rapporter commercialement, et maintenant, ils finissent par se prendre à leur propre jeu. Qu’on se dise bien qu’aux U.S.A. ils se sentiraient lamentables et honteux devant un type des Black Panthers ! Je connais un musicien authentiquement engagé, c’est Clifford Thorton, que je respecte infiniment. Sa position politique est nette, réfléchie et définitive, mais il ne juge pas utile de s’en servir pour sa publicité. » A chacun de se faire une opinion. Le free jazz n’a certes pas toujours été affaire d’engagement – encore que ? On peut aussi légitimement se demander quelle mouche avait piqué Claude Delcloo ce jour-là ? Heureusement rien de tout ceci ne les empêcha d’enregistrer ensemble en 1969.
De tous, comme à l’accoutumée, c’est le trop discret Arthur Jones qui tire son épingle du jeu. Sur son instrument on le rapprochera de Marion Brown et Jackie McLean, ce qui tombe bien, puisqu’avec ce dernier, Claude Delcloo se sentait en sympathie. Sous un calme relatif la tension couve toujours chez Arthur Jones, également entendu en compagnie de Jacques Coursil, ou en duo avec Archie Shepp sur Bijou. A la même époque, avec Beb Guérin et Claude Delcloo, Arthur Jones devait graver un intense, fiévreux et lyrique Scorpio.