Virginia Genta, Mette Rasmussen, John Edwards, Chris Corsano : Bâle, 28 août 2014
Transporté à Bâle, une fois n’est pas coutume, le festival Météo. Au Sud, sur les bords du Rhin, une soirée changeante, dans tous les sens du terme : deux duos stériles (chacun à sa façon) contre Joke Lanz (set brillant, empirisme et visite d’atelier évoqués – certes brièvement – ici) et un quartette mixte.
Carte blanche à Chris Corsano : le groupe est aussi composé de Virginia Genta (souffleuse et moitié d’un Jooklo Duo remarqué sur disques auprès de Bill Nace ou C. Spencer Yeh), Mette Rasmussen (saxophone) et John Edwards (partenaire de Corsano sur A Glancing Blow auprès d’Evan Parker et sur l’indispensable Tsktsking). Quelques soupçons (craintes, voire), alors : de free réchauffé, de mignonne parité, de formation subtile promettant de « souffler » le chaud et le froid.
Or, sur scène, le rideau tombe et emporte (presque) toute l’histoire du free jazz : de Dewey Redman à Mats Gustafsson – les saxophonistes ont le souffle pour (solide, celui de Genta, qui mêle à sa science de l’insistance une esbroufe charmante ; plus fragile, celui de Rasmussen, l’Ayler y côtoyant l’appeau), la section rythmique l’expérience. Un « free » jazz sans revendication, certes, sans plus rien à craindre de son auditoire non plus, mais terriblement agissant. Quelques bémols, bien sûr : dans ces « plages » inspirées par un Afrique que l’on fantasmera sans doute toujours ou ces relans de Roland Kirk qui font que l’on patiente entre deux soulèvements.
Les dernières minutes iront au son d’une atmosphère qui oppose hommes et femmes : les premiers jouant des coudes, presque en duo, laissant leurs partenaires sans véritables attaches. Avec l’heure, le quartette s’est donc désuni – manque d’expérience de la paire féminine ou élan d’un duo d’hommes rompu à l’art de dire fort et longtemps ? –, mais les quatre en question auront intéressé ensemble ou séparément : à suivre, donc, Genta, Rasmussen.
John Edwards, Chris Corsano, Virginia Genta, Mette Rasmussen : Bâle, Festival Météo, 28 août 2014.
Photos : Sébasien Bozon, pour le blog de Météo.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Cassettes expéditives : Hheva, Andreas Brandal, Talweg, Vomir, Sloth, Josselin Arhiman
Hheva : Drenched in the Mist of Sleep (Diazepam, 2014)
Voilà pour moi tout d’abord du travail bien rustre : dégager la cassette de sa gangue de cuir (de cuir, vraiment ?) ficelée façon paquet grand-mère. Cela fait, offrons une oreille attentive au projet maltais de musique « post-industrielle », Hheva : grosse basse, des percussions à la Z’EV et des vocals dans le fond. Le post-indus, ce serait donc de l’indus ambientique… Pourquoi pas.
Andreas Brandal : Then the Strangest Things Happened (Stunned, 2011)
Or voilàtipa qu’Andreas Brandal sème le doute : son synthé analogique, sensible aux vibrations, diffuse une autre ambient sur laquelle le monsieur tapera fort. Chocs ferreux, sifflets, surprises de toutes espèces, Brandal ne ménage ni son auditeur ni ses instruments, dans un délire sonore que l’on qualifiera de vangoghien.
Andreas Brandal : Turning Point (Tranquility Tapes, 2012)
Et quand ce n’est pas Van Gogh qui nous inspire le Brandal, c’est William Friedkin. Peut-on parler d’ambient pour la sorte de B.O.de film de frousse qu'est Turning Point ? Une loop et un clavier minimaliste suffisent à m’hypnotiser et les bribes de mélodies pop nous cachent ce qui nous attend : la frousse, donc, d’une ambient toute kampushienne (autrement dit : élevée en cave).
Talweg : - (Anarcho Freaks, 2014)
Pourtant, des caves, j’en ai fréquentées, parfois contraint et forcé moi aussi. Et en frousse, je m’y connais – dois-je balancer les noms de Substance Mort & Hate Supreme ? Alors, je retrouve mon minotaure : vite fait (la bande n’est pas longue) mais bien fait. En face A, la batterie assène et les voix donnent fort, accordées sur un même diapason hirsute. En face B, deux autres morceaux se répondent (le second se nourrirait peut être même du premier, dont il renverserait les pistes ?) dans un genre folk gothique : poignant !
Vomir / Sloth : Split (Sloth, 2014)
Vomir et Sloth (de l'Ohio) ont-ils choisi le format cassette pour s’essayer au grabuge sur platine ? Mais des platines utilisent-ils seulement ? Si « que de questions ! », c’est que leur split les pose. Car Sloth donne dans un harsh noise qu’on imagine le fruit de la rencontre d’un saphir sautillant et d’un vinyle 156 tours gondolé, et que si Vomir c'est à force de tourner sur un 16,5 tours rayé. Le pire, c’est que ça marche : la cassette n’arrête pas d'autoreverser.
Josselin Arhiman : Grains de table (Hum, 2013)
Dans le vomi(r), j’ai trouvé des grains de table ! Josselin Arhiman (normalement pianiste) ne donne pas que dans le piano (& pas que dans le jeu de mots non plus)... Mais en plus dans des jeux de construction électronique qui vibrionnent, dronent, scient, assaillent, à vous de choisir. Toujours ludiques, pas toujours hostiles, ces Grains de table valent qu’on y jette nos portugaises (qu’elles soient, après l’écoute de cette salve de cassettes, entablées ou non).
Matana Robert, Sam Shalabi, Nicolas Caloia : Feldspar (Tour de Bras, 2014)
Souffle sablé et phrasé jazz, grain filou : voici Matana Roberts. Cordes insistantes, denrées métalliques et traits rigides : voici Sam Shalabi. Walking bass empoisonnée, archet droit et poison rythmique : voici Nicolas Caloia.
On pourra s’étonner des excès atmosphériques du trio. On regrettera cette interaction déjouée, ce calme jamais vraiment rompu. On questionnera ce jazz incongru, cette distorsion des matières. On s’étonnera de l’un cherchant et de l’autre percutant. Et l’on ne comprendra jamais vraiment l’indifférence du troisième. Alors, l’on écoutera de nouveau. Et l’on comprendra. On comprendra que l’effort n’est pas uniquement dans l’écoute, dans le renvoi à l’autre, dans les dialogues ânonnés, bredouillés. On comprendra que les virginales glaises se méritent, ne se donnent jamais facilement. Et on ne les remerciera jamais assez de les avoir cherchées, recherchées. Et ici, trouvées.
Matana Roberts, Sam Shalabi, Nicolas Galoia : Feldspar (Tour de Bras)
Enregistrement : 2011. Edition : 2014.
CD : 01/ Orpiment 02/ Spinel 03/ Galena 04/ Anatase 05/ Opal 06/ Cinnabar 07/ Feldspar
Luc Bouquet © Le son du grisli
Roro Perrot : Ultra Shit Folk (AudioArts, 2014)
New York, le 11 septembre (2014),
Mon cher Roro, qu’est-ce que tu (oui, je te putoie) veux de plus ? Que je rabâche, ou même que je radote ? Que je m’en prenne à ton art de la guitare sale, de la décimation socialo-sonore, du verbe craché ? Advienne que pourri…
Voilà donc : la première piste et sa voix du côté obscur de la force en impose. Deux minutes d’un message imbitable et irrésistible, mais après… Après, le héro(ro)s semble bien fatigué, bien qu’il ne joue que sur deux pistes (guitare classique / voix & guitare électrique). Ça tourne en rond vingt minutes de (trop) long. Les grognements, d’accord, mais les accords qui sautent d’une case à l’autre, ça non… Le Perrot aurait-il trouvé son chemin de soiffard sur une suite d’accords barrés ? Dîtes-moi que non !
Heureusement qu’à cette deuxième piste incriminée deux autres font la nique. C’est que la gratte (c'est de l'argot) est désormais électrique et qu’on y hendrixe ou merzbowize sans savoir-faire et que la voix te gerbouille des bonnes nustracks capables de réveiller un mort (de soif, encore). Et en plus de quoi j’entends de la batterie (d’accord, une batterie convalescente). C’est ce qui doit expliquer l’ « ultra » de ce shit rock jouissif (à partir du moment où il est… électrique).
Roro Perrot : Ultra Shit Folk (AudioArts)
Edition : 2014.
CDR : 01/ Track #1 02/ Track #2 03/ Track #3 04/ track #4 05/ track #5
Pierre Cécile © Le son du grisli
ILIOS : Nedifinebla Esenco (Antifrost, 2013)
Sous les effets d’un souffle épais et tenace, ILIOS arrangeait récemment Nedifinebla Esenco. A l’intérieur, de résistantes déflagrations sonores prêtes à avaler tout intrus approchant.
A l’auditeur, ensuite, de reconnaître la nature des intrus en question. D’autant qu’avec verve et doigté, ILIOS brouille les cartes le long d’un parcours à respecter au bruit (parfois au silence) près : rumeurs de machines imposantes (Spirito Sen Nomo), cris saisis au vol et précipités en cascade (La Ponto Kiu Transiras La Abismo), graves instables et tremblants (La Farja Nubo Kiu Flugas En La Krepusko). C’est alors l’entrée en salle d’opération (ou chantier) bruitiste : les coups portés sont divers et un grand orgue rehausse un drame dont la chorégraphie commandera un subtil décrescendo. Imparable.
ILIOS : Nedifinebla Esenco (Antifrost)
Enregistrement : 2008-2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Spirito Sen Nomo 02/ La Ponto Kiu Transiras La Abismo 03/ La Farja Nubo Kiu Flugas En La Krepusko
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Peter van Huffel’s Gorilla Mask : Bite My Blues (Clean Feed, 2014)
Et Zu, un peu de trash ! Mais à la différence des bruyants italiens, la sportivité n’est pas le seul domaine de nos trois gorilles masqués (Peter van Huffel, Roland Fidezius, Rudi Fischerlehner). Ainsi, entendra-t-on un altiste aylériser son souffle ou un bassiste électrique jazzer en solo. Oui, la terre brûlée n’est pas leur unique domaine : il faut compter sur cet altiste obstiné, têtu, tenace et ne faisant jaillir le cri que dans l’absolue nécessité. Il faut compter sur ce bassiste dévissant le bruit pour lui offrir quelques soutes salvatrices. Il faut compter sur ce batteur pour délivrer les métriques du genre.
Mais il faut aussi que le trash se sache. Ainsi, l’obligation d’enserrer le cercle, de convoquer pelleteuse et bétonneuse, d’activer lyrisme vicié et crachats soniques seront respectés à la lettre. Rien d’anormal donc. Vous reprendrez bien un peu de trash ?
Peter van Huffel’s Gorilla Mask : Bite My Blues (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Chained 02/ What?! 03/ Skunk 04/ Bite My Blues 05/ Broken Flower 06/ Fast & Flurious 07/ Z
Luc Bouquet © Le son du grisli
Taiga Remains : Works for Cassette (Helen Scarsdale Agency, 2014)
Si les sorties du label The Helen Scarsdale Agency nous parviennent à doses homéopathiques, le souvenir vivace de quelques disques bien torchés (dont le Kreiselwelle de irr. app. (ext.) en 2009) fait toujours ressortir le fol espoir d’une découverte majeure.Si Works for Cassette d'Alex Cobb, alias Taiga Remains,ne révolutionnera rien, il serait bien ridicule de laisser de côté son apparente inoffensivité.
Taillée sur mesure pour les thuriféraires de la William Basinski connection, l’œuvre de l’homme de Cincinnati imprime un évident savoir-faire, qui rime totalement avec talent et conviction. Tel un tailleur de soundscapes hypnotiques où les drones sereins explorent le calme apparent du paysage pour mieux sublimer ses angoisses, Cobb multiplie les contre-champs et les détours, tout en restant fidèle à un schéma conducteur très au-delà des tristes langueurs monotones du quotidien. Oui, monsieur.
Taiga Remains : Works For Cassette (Helen Scarsdale Agency)
Edition : 2014.
LP : A1/ Sup Pralad A2/ There's Nothing A3/ Skin, Leaves B1/ Winter Tai-Tung B2/ Spring Shan-Lin-Shi
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Antoine Chessex : Multiple (Musica Moderna, 2014)
Témoignant qu’Antoine Chessex osa un jour récent la multiplication des saxophones, Multiple atteste aussi les effets de la méthode sur ses recherches sonores.
En trois temps, l’épreuve en question réaffirme un goût certain pour le minimalisme : pressés, les premiers (et déjà nombreux) instruments chercheraient ainsi à s’accorder sur une tonalité estampillée Terry Riley. Peine perdue, la ronde d’aigus et de bourdonnements instables (certes de plus en plus imposants) évoquera les quinze souffles de Dickie Landry.
Mais les dits bourdonnements quittent maintenant les pistes : les saxophones aigus – et un semblant de voix qui semble s’y être glissé – façonne un drone qui en engendrera d’autres : voici donc revue la formule. Calmée, l’allure de Multiple n’en est pas apaisée pour autant : extinction progressive des souffles. Un ténor inspecte la zone : il est bien le dernier des saxophones multiples. Retour à l’ordre, non pas à la normale.
Antoine Chessex : Multiple (Musica Moderna)
Enregistrement : 2012-2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Multiple
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sarah Peebles : Delicate Paths (Unsounds, 2014)
A la question « qu’est-ce que le shō ? », je répondrais d’abord « un instrument de musique », ensuite « un orgue à bouche japonais (quand même venu de Chine) cher au gagaku » et pour finir « l’instrument de prédilection de la Canadienne Sarah Peebles (elle compose et improvise) qui l’a étudié au Japon ». La vie n’est-elle pas bien faite ? Le ci-devant CD, Delicate Paths, est justement un disque de Sarah Peebles !
Pour faire vite et grossier (quoi de plus normal pour un Occidental devant décrire n’importe quelle curiosité d’Orient ?), la sonorité du shō est proche de celles du mélodica ou de l’harmonica. Qu’elle improvise en solo (en 2007), joue live avec Evan Parker et le guitariste Nilan Perera (2009) ou explore des ragas avec la chanteuse Suba Sankaran, Peebles ne s’éloigne pas de la réalité sonore de son instrument. Son originalité se trouve ailleurs. Dans l’exploration des harmoniques, par exemple, et dans les interférences qu’elle créé avec ses partenaires. En solo, elle invente une musique d’Eastern mélancolique tandis qu’avec Parker et Perera, elle tisse des atmosphères plus ambiguës.
Mais c’est oublier que Peebles peut aussi tordre le coup à son shō. Si cela n’arrive qu’une fois, la pièce électroacoustique qu’est In the Canopy (Part 1) marque le coup, et de quelle manière ! Traits fugaces tirés sur une brise nocturne (voilà l’image qu’il me fallait). Nous pouvons donc conclure, à l’écoute de cette « musique pour shō », que Sarah Peebles est, à plus d‘un titre, shōdement recommandée (voilà la conclusion qu’il me fallait).
Sarah Peebles : Delicate Paths. Music for Shō (Unsounds)
Enregistrement : 2007-2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Resinous Fold 7 (for Smoke) 02/ Delicate Path (Murasaki) 03/ Resinous Fold 6 (for Trigona) 04/ Delicate Path (Lime) 06/ Resinous Fold 2 (for Bamboo) 06/ Delicate Path (Sandalwood) 07/ In the Canopy (Part 1) 08/ Resinous Fold 2+4+3 (for Malachite, Bronze & Cerumen)
Pierre Cécile © Le son du grisli
Michael Edwards : For Rei As A Doe (Aural Terrains, 2014)
J’ai éprouvé un penchant pour la couverture du CD For Rei As A Doe, presque une amitié. La végétation ocre plie et les angles qu’elle forme sont cassés par des droites verticales composées sur ordinateur. On pourrait y voir la métaphore de cette composition « for piano and computer » de Michael Edwards, interprétée par Karen Schistek.
Les références seront-elles maintenant toujours les mêmes ? Est-ce ce que Feldman, Cardew, Tilbury font désormais, et pour toujours, la loi ? Leurs fantômes s’échappent des enceintes mais Edwards a l’intention de leur tenir compagnie. Son ordinateur est un brumisateur de particules qui, lui, fait écho à Penderecki, Scelsi ou Stockhausen. C’est d’ailleurs pour cela que l’on suit le piano de Schistek d’un bout à l’autre de la pièce (quarante minutes, pas une seconde de plus). Et si l’on apprend que celle-ci a en fait été écrite pour Rei Nakamura, Schistek la porte avec une irrésistible nonchalance. J’ai éprouvé pour elle aussi une amitié, parce qu’en l’absence de son dédicataire, elle ne devait, et ne pouvait (selon mon estimation), que faire mieux que lui.
Michael Edwards : For Rei As A Doe (Aural Terrains)
Enregistrement : 2014.
CD : 01/ For Rei As A Doe
Héctor Cabrero © Le son du grisli