Bobby Bradford/Frode Gjerstad Quartet : Silver Cornet (Nessa, 2014) / Frank Rosaly : Cicada Music (Delmark, 2013)
Depuis l’arrivée en 1987 de Bobby Bradford en Detail – trio John Stevens / Frode Gjerstad / Johnny Dyani qui en deviendra Detail Plus –, Bradford et Gjerstad n’ont cessé de se retrouver dans d’autres conditions : récemment dans le Circulasione Totale Orchestra du second ou en formations réduites qui les associent à Ingebrigt Håker Flaten et Paal Nilssen-Love.
Après Kampen, Silver Cornet documente donc la longue collaboration en changeant quelque peu la formule : l’absence, au printemps dernier alors que le quartette tournait aux Etats-Unis, de Nilssen-Love permettant à Frank Rosaly – sur invitation du contrebassiste qu’il côtoie notamment dans le Rempis Percussion Quartet – de jouer pour la première fois avec Bradford et Gjerstad. Et même, de donner un autre allant au quartette qu’ils emmènent ensemble : le swing modeste mais la frappe précise, Rosaly travaille la sonorité en batteur inquiet de sonorités déconcertantes. Qui plus est, son application convient à l’idée que se fait sans doute Håker Flaten d’une section rythmique, ici duo capable d’accompagner les souffleurs les plus turbulents tout en glissant dans son jeu quelques motifs qu’un solo n’aurait peut-être pas mieux mis en valeur.
Assurés, Bradford et Gjerstad retournent alors à ce jazz « hésitant entre un bop poussé dans ses derniers retranchements (en date) et les phrases brèves d’un free commis d’office » pour regonfler l’improvisation qu’ils ont toujours – et exclusivement – servie ensemble. Après quoi le cornettiste pourra conclure : On n’a toujours pas trouvé de nom pour ce genre de musique. (…) Souvent, les gens me demandent « est-ce que c’est du jazz ? », ce à quoi je réponds : « en tout cas, ce n’est pas du classique… Si vous avez une autre idée...»
Bradford/Gjerstad Quartet : Silver Cornet (Nessa / Orkhêstra International)
Enregistrement : 30 mars 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Silver Cornet Tells 02/ A Story about You 03/ And Me, Me and You
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Les quelques secondes de la berceuse exaltée d’Adrian n’y feront rien : Cicada Music, nouvel ouvrage de Frank Rosaly, malgré la qualité éprouvée des musiciens du sextette (Jason Stein, Jason Roebke, Keefe Jackson, James Falzone, Jason Adasiewicz), ne se montre que rébarbatif, sans invention... Certes l’envie d’y aller, mais un retour aux mêmes choses : bop de contrebande, électroacoustique paresseuse…
Frank Rosaly : Cicada Music (Delmark)
Enregistrement : 2008-2011. Edition : 2013.
CD : 01/ The Dark 02/ Wet Feet Splashing 03/ Yards 04/ Babies 05/ Adrian 06/ Driven 07/ Tragically Positive 08/ Bedbugs 09/ Typophile/Apples 10/ Credits
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Rosalind Hall : Carriage the Voice (Avant Whatever, 2014)
Rosalind Hall et moi, nous n’avions jusqu’ici pas été présentés. Or, l’ « ici » c’est Carriage of the Voice ; et l’ « ici », c’est déjà demain. OK, ce ne sont là que des extraits de concerts (ou de performances), me direz-vous… Oui, mais lesquelles (performances, d’où le féminin…).
Le nombre de souffles qu’on y trouve… et presque autant de notes avec ça. Hall a un faible pour les graves et elle ne peut pas le nier longtemps. Son (ses ?) saxophone(s) (avais-je mentionné son instrument de prédilection ?) le dit sur tous les tons : bien sûr pas dans la note (trop conventionnel !) mais dans la mélodie quand même… Par procuration, c’est-à-dire dans le raccourci, la voix involontaire, l’intervalle, l’écho… Chanter avant la note, chanter avant le saxophone (même)… Pas étonnant que Rosalind Hill ait trouvé refuge sur Avant Whatever.
Rosalind Hall : Carriage the Voice (Avant Whatever)
Enregistrement : Mai 2013. Edition : 2014.
Téléchargement : 01/ Carriage of the Voice 02/ A Chain of Suspensions
Pierre Cécile © Le son du grisli
Luc Ex : Assemblée (Red Note, 2014) / Ab Baars : Give No Quarter (Evil Rabbit, 2013)
Fait d’extraits de concerts donnés en France l’année dernière, Assemblée célèbre en quelque sorte sur disque dur les premiers pas (L’assemblage) d’une association du même nom, emmenée par Luc Ex. Aux côtés du bassiste, trouver Ingrid Laubrock (saxophones ténor et soprano), Ab Baars (saxophone ténor, clarinette, shakuhachi) et Hamid Drake (batterie).
Comme hier (Nantes, 22 novembre 2013), « l’entrée en matière est engageante, les saxophones nerveux », dont les interventions semble vouloir échapper à l’allure de compacts modules rythmiques (Zajj Siht Is, reflet de question et grande chevauchée que la basse tient en bride). Comme hier, aussi, ce parti pris d’une « retenue (ou d’une agitation toute… apathique) » qui vire souvent, sur disque, à une tranquillité molle, et donc peu contrariante. Que viendra bousculer quand même Primates Travel by Train, dont la formule tient du rapprochement entre composition serrée et agissement irréfléchi : voilà l’hymne que devrait choisir cette Assemblée en formation.
Luc Ex : Assemblée (Red Note / Instant Jazz)
Edition : 2013. Enregistrement : 2014.
CD : 01/ L’assemblage 02/ The Unexpected Death of A Fortune-Teller 03/ Zajj Siht Si 04/ Lost ‘Sol’ 05/ When the Demiurge Looks the Mirror 06/ Expanding for Aye 07/ Primates Travel by Train 08/ The Road 09/ Mutated Square Dance
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Il faut entendre la fougue avec laquelle Meinrad Kneer porte Anacrusis, morceau qui ouvre cet enregistrement du trio qu’il forme avec Ab Baars et le batteur Bill Elgart. En Aylérien détaché, Baars manie le saxophone avec une force qui gagne l’entier disque – si ce n’est ses plages où il passe au shakuhachi et à la clarinette – et en font un indispensable de la discographie du souffleur.
Ab Baars, Meinrad Kneer, Bill Elgart : Give No Quarter (Evil Rabbit)
Enregistrement : 9 octobre 2011. Edition 2013.
CD : 01/ Anacrusis 02/ Eyrus 03/ Give No Quarter 04/ Zephyrus 05/ Late Preamble 06/ Song for Our Predecessors 07/ Sêcific Gravity 08/ Notus 09/ Logical Consistency 10/ Tale of the Bewildered Bee 11/ Complementary Progress 12/ Fundamental Ambush 13/ Boreas
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Daniel Menche : Marriage of Metals (Editions Mego, 2013)
La première face, c’est une sorte de tonalité de téléphone qui passe en boucle alors que (ce qui semble être) des guitares se font de plus en plus présentes. Menche a encore frappé, se dit-on : faire du beau bruit avec tout ce qui lui passe sous les doigts… en l’occurrence, des gongs de gamelan.
Pas des guitares, donc ! N’empêche que Menche branche ses percussions sur un effet fuzz que ne renierait pas la plus tordante des pédales. Et mine de rien, ce sont deux javanaises qu’il a écrites avec ce système : une qui sature et s’entortille lentement autour de ses fréquences et l’autre qui vous endort sur un crescendo de distorsions tout en vous faisant craindre le choc du réveil (or, ce sera un larsen diplomate). Surprenant.
Daniel Menche : Marriage of Metals (Editions Mego / Metamkine)
LP : A/ Marriage of Metals 1 B/ Marriage of Metals
Enregistrement : 2013. Edition : 2013.
Pierre Cécile © Le son du grisli
Jason Kahn : Noema (Editions, 2014)
Les quelques mois qu'a duré le séjour nippon de Jason Kahn en 2012 semblent avoir donné plusieurs occasions de documenter les activités représentatives des centres d'intérêt du musicien : en trio avec Tetuzi Akiyama & Toshimaru Nakamura (ihj / ftarri) ou Takahiro Yamamoto & Takuji Naka (Yugue), en duo avec Tim Olive (Two Sunrise), en contemplateur écrivant (In Place : Daitoku-ji and Shibuya Crosssing), mais aussi en promeneur écoutant, micro à la main...
Bien différente des Fields ou des Songs for Nicolas Ross des années 2000, la collection – regroupée sur deux luxueux vinyles – qui témoigne de ces déambulations se compose de trente-sept vignettes (moins des haïkus que des capsules) intelligemment agencées et finement gravées : carrousel de sirènes ; tintements ; beats, bips et bribes de voix ; coups de vent chargés de lambeaux de musique (religieuse ou commerciale) ; suzumushi buzzant ; flux de la mousson et du trafic urbain... La brièveté de ces instantanés qui se déposent et forment mosaïque peut surprendre ; elle demande une attention particulière, kaléidoscopique, minutieuse ou flottante.
Soigneusement rédigés pour le livret, les petits textes accompagnant les pièces sonores leur confèrent la perspective personnelle, touchante, qui les transforme ; contextes, circonstances et pensées ainsi induites donnent une belle épaisseur à l'ensemble. Et c'est là, dans cette combinaison, cette interaction des mots et des sons, que Kahn élève l'élégant catalogue au rang de journal : et intime et vraiment partageable.
Jason Kahn : Noema (Editions)
Enregistrement : juillet-octobre 2012. Édition : 2014.
2LP : A1/ Warning Tone A2/ Temple Dance A3/ Checkout A4/ Haunted House A5/ Winds Away A6/ Sporting A7/ Musician A8/ 100 Yen A9/ Shopping Arcacde – B1/ Kids B2/ Outside Karaoke B3/ Hara B4/ Kyoto Station B5/ Big Ship B6/ Parlor B7/ For Alms B8/ Fire Warning B9/ Flea Market 10/ Ghost Pond – C1/ Sender C2/ Summer Phase C3/ Shopping C4/ Kamogawa C5/ Temple Ground C6/ Daybreak C7/ Footstep C8/ Enryaku-ji C9/ Little Shrine – D1/ Shimogama D2/ Rains D3/ Underground D4/ Above D5/ Coffee Shop D6/ Announcement D7/ Night Out D8/ Sword Fight D9/ Casting Wish
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Arto Lindsay : Encyclopedia of Arto (Northern Spy, 2014) / Arto Lindsay, Paal Nilssen-Love : Scarcity (PNL, 2014)
Bien sûr, ça fait drôle de retrouver des morceaux que l’on connaît (par cœur pour certains) dans le désordre, chamboulés par le devoir de compilation. Un CD, un seul, concasse donc Arto Lindsay – qui en fait s’est auto-concassé puisqu’il est l'homme qui a choisi les morceaux qui résument son répertoire enregistré entre 1996 et 2004. Un CD, un seul, rapproche des morceaux d’uber-pop née sur les cendres de la No Wave aux effluves do brazil. Parfois la production manque de tact ou de retenue, mais la force de Lindsay ce sont plus ses idées que la façon dont il les arrange.
Le CD qui accompagne ce Best-Of va dans le sens de ce que j’avance. C’est même là que l’on trouvera l’intérêt de cette sortie Northern Spy, dans cette performance solo captée (la vidéo tourne, notamment ci-dessous) au Pete Candy’s Store de New York, le 8 mai 2012. L’occasion pour Lindsay de donner de grands coups de guitare / voix dans le corpus-fourmilière (grossi par des reprises de MPB).
Griffant ses accords réduits, jappant avec panache, repoussant la note à plus tard, gribouillant un noise ludique (comme sur la fin de The Prize), Lindsay retrouve son ADN DNA et réinvente en interprète casseur son corpus de compositeur. Pour que l’auditeur trouve ses repères, il faudra qu’il connaisse le bonhomme ou apprenne à le connaître… voilà donc le but de l’Encyclopédia of Arto : qu’à la fin, tout le monde s’y retrouve !
Arto Lindsay : Encyclopedia of Arto (Northern Spy / Souffle Continu)
Enregistrement : 1996-2012. Edition : 2014.
2 CD / 2 LP : 01/ Skies 02/ Simply Are 03/ Illuminated 04/ The Prize 05/ Personagem 06/ Child Prodigy 07/ Ridiculously Deep 08/ Complicity 09/ Invoke 10/ Reentry 11/ Combustie 12/ Ondina – 13/ The Prize 14/ Privacy 15/ Pony 16/ Erotic City 17/ Invoke 18/ Maneiras 19/ O Mais Belo dos Belos 20/ Garden Wall of Guitar 21/ Illuminated 22/ Simply Beautiful 23/ Estação Derradeira 24/ Wall of Guitar
Pierre Cécile © Le son du grisli
La rencontre entre Arto Lindsay et Paal Nilssen-Love date du 2 juillet 2013 – d'autres que celle-ci se sont faites entendre depuis (ci-dessous, à Moers). En concert à Rio, le duo arrangea sur l’instant une frappe nerveuse et une guitare revêche, en somme deux approches faites pour s’entendre. Scarcity, de documenter un échange débridé, souvent raide, que les exclamations de Lindsay transforment presque en recueil de chansons bruitistes.
Arto Lindsay, Paal Nilssen-Love : Scarcity (PNL / Souffle Continu)
Enregistrement : 2 juillet 2013. Edition : 2014.
LP : A/ Scarcely B/ Scarcely 2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Teho Teardo, Blixa Bargeld : Still Smiling (Specula, 2013)
On regrettera d’abord le parti-pris « variété » de cette rencontre entre Teho Teardo et Blixa Bargeld, d’autant que l’un et l’autre ne sont, il faut le reconnaître, que peu coutumiers du parti-pris en question.
En italien, anglais et puis allemand, les deux hommes poussent la chansonnette romantique et jongle avec les références (Paolo Conte, Tindersticks ou Tiger Lillies, et ce Balanescu Quartet qui parfois les influence en plus de les accompagner en studio) avec un équilibre précaire. C’est d’ailleurs à la formation de Balanescu (ainsi qu'à la violoniste Elena De Stabile) qu’on devra les heureux moments du disque, sur quelque ballade tourmentée qui change de l’art pompier incapable d’étincelles dont se sont satisfaits ensemble Teardo et Bargeld.
Teho Teardo, Blixa Bargeld : Still Smiling (Specula)
Edition : 2013.
CD / 2 LP : 01/ Mi Scusi 02/ Come Up and See Me 03/ Axolotl 04/ Buntmetalldiebe 05/ Still Smiling 06/ Alone with the Moon 07/ What If…? 08/ Nocturnalie 09/ Nur Zur Erinnerung 10/ Konjunktiv II 11/ Negroni 12/ Nocturnalia 13/ A Quiet Life 14/ Defenestrazioni
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sudden Infant : Wölfli’s Nightmare (Voodoo Rhythm, 2014)
Que la brut(al)e existence d'Adolf Wölfli ait inspiré Joke Lanz n’a rien de surprenant. Il y a en effet de quoi faire en piochant dans l’enfance de l’artiste (abandonné par son père), ses visions et son long enfermement. Pour mieux se balader dans le « cauchemar », JK a invité deux de ses compatriotes : le bassiste Christian Weber et le batteur Alexandre Babel.
En cette compagnie, on retrouve du plaisir à se plonger dans les textes des « chansons ». Car c’est une histoire terrible que nous raconte avec autorité Sudden Infant… Celle d’un enfant qui rêve d’être conducteur de grue pour toucher le ciel et qui… (mais dois-je dévoiler la fin ?). Voilà en tout cas un disque-livre qui vous met le frisson (je veux dire : vous l’injecte direct !). Comme toujours dans la veine indus / noise, Joke Lanz excelle, et ici il signe une performance où les claques pleuvent, les coups se répètent et leurs répétitions vous saignent à blanc. Bien sûr, ce sang est noir, puisque c’est le sang du cauchemar.
Sudden Infant : Wölfli’s Nightmare (Voodoo Rhythm)
Edition : 2014.
CD / LP : 01/ Wölfli’s Nightmare 02/ Hold Me – Prawn Version 03/ Crane Boy II – Electric Version 04/ Father 05/ Kiss 06/ Endless Night 07/ Sleep Little Death 08/ Girl 09/ Human Fly 10/ Crane Boy I – Acoustic Version 11/ Tandoori Chicken Scooter IV 12/ Stairs
Pierre Cécile © Le son du grisli
Le 20 octobre prochain, Sudden Infant donnera un concert à Paris, Espace B. Avant lui, auront joué Zad Coquart et Hasar de Doria.
Interview de John Eckhardt
Si les projets qui l’animent sont nombreux – en plus d’être divers –, John Eckhardt n’en est pas moins capable de les peaufiner : ainsi en est-il de Forests, brillant ouvrage de contrebasse seule, qui confirme tout le bien que l’on avait plus tôt pensé de Xylobiont. En conversation, le musicien laisse entendre que d’autres ramifications sont à attendre, puisque, chez lui, l’arbre dont on fait les contrebasses cache la forêt. [ENGLISH VERSION]
… A la fin des années 1970 et au début des années 1980 en Allemagne, les cassettes audio étaient en vogue auprès des enfants, et incroyablement bien produites. Les plus grands acteurs de théâtre y racontaient des histoires pour lesquelles des musiques avaient spécialement été composées ; elles ont été parmi les premières que j’ai eu conscience d’entendre. Je me souviens encore des plus infimes détails et de la couleur d’or brun du tapis sur lequel je pu les écouter pendant des heures, à plat ventre. Je me souviens aussi de ma mère assise de temps à autre à notre blanc piano droit, jouant et chantant, c’était magnifique et mélancolique.
Dès que j’ai à peu près su mon alphabet, j’ai commencé à commander des vinyles par correspondance. Je n’avais que six ans quand j’ai commencé à utiliser l’argent de poche que mes parents me donnaient pour assouvir mon goût pour la musique ; à cette époque, la new wave allemande (Neue Deutsche Welle) commençait à exploser. Ce fut un univers musical extrêmement intéressant, même sur un plan international, parfois très bizarre aussi, qui a duré quelque chose comme cinq ans et dont l’influence peut encore être ressentie aujourd’hui. Mon premier disque, dans le genre, a été Der Kommissar de Falco, une sorte de rap en allemand avec un fort accent autrichien sur un rythme assez tranquille. Je crois que Falco est mort dans un accident de voiture en République Dominicaine.
Quand as-tu commencé à jouer d’un instrument, et pourquoi ? Quel instrument était-ce ? Comme je l’ai dit, à six ans déjà, j’étais accroc à la musique. Nous avons, ma sœur et moi, pris des leçons de piano enfants, mais nos parents n’étaient pas très stricts et nous pouvions négocier avec nos professeurs ce que nous tenions à jouer. En ce qui me concerne, c’était des choses assez classiques, du genre boogie woogie, ce qui m’a occupé quelques années. Mais ça a eu du bon, surtout ces lignes de basse répétitives à la main gauche ! Finalement, comme ma sœur et moi n’étions pas plus intéressés que ça par le piano, les leçons ont été annulées et le piano revendu à l’occasion d’un déménagement. Pendant un temps, que j’ai pas mal occupé à faire du sport, mon activité musicale s’est limitée à ma soif insatiable d’écoute et d’exploration musicales. Quelques années plus tard, au lycée, j’ai emprunté une guitare à l’un de mes amis. J’ai vraiment aimé gratouiller là-dessus et me suis dit que ce serait pas mal d’avoir mon propre instrument et de prendre quelques leçons. A cette époque, j’écoutais des groupes avec des basses assez présentes, comme Fugazi (Repeater) ou Red Hot Chili Peppers (de Freaky Styley à Blood Sugar Sex Magic), et j’ai pensé qu’il serait plus intéressant pour moi de choisir la basse.
Mon premier professeur m’a beaucoup influencé et encouragé ; j’ai commencé à improviser avec des groupes du coin, de jazz fusion et de funk, ce qui a donné la pire des choses que l’on pouvait entendre à l’instrument. Mais la basse m’avait ravi et j’ai commencé à envisager une carrière musicale. Afin d’élargir un peu mon champ d’action, mon professeur m’a conseillé de passer à la contrebasse. J’ai alors reçu ma première contrebasse et ça y était, j’étais complètement mordu.
Grâce aux disques que j’empruntais chaque semaine à mon professeur de basse électrique, je me suis ouvert au jazz. Dans le même temps, j’ai commencé à prendre des leçons auprès d’un contrebassiste de jazz qui m’a convaincu de passer du temps à apprendre au moins les bases du jeu classique ainsi que les fondements techniques. Une fois encore, je me trouvais exposé à quelque chose de nouveau dans lequel j’allais m’immerger et que j’allais adorer apprendre. Je me suis entraîné un peu et ai commencé à me rendre à des jam sessions locales. Deux ans plus tard, lorsqu’il a été temps pour moi d’appliquer et de choisir un enseignement plus académique, j’ai hésité jusqu’au bout entre classique et jazz. J’ai pensé qu’il valait mieux choisir l’enseignement le plus difficile afin de me forger des bases solides, ce qui ne m’empêcherait pas de revenir au jazz par la suite. Mais ça n’a pas été le cas.
Quelles étaient tes influences musicales à cette époque ? A chaque instant et à chaque période de ma vie, il y a eu un genre de musique qui m’a plus ou moins passionné, d’une manière ou d’une autre. C’était souvent de la musique moderne. J’ai par exemple eu la chance de pouvoir écouter la new wave allemande au moment de son apparition, du speed metal quand sont sortis Master of Puppets et Reign in Blood, du hip hop quand Public Enemy a publié It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back et Gang Starr Step in the Arena, je suis allé à ma première soirée jungle au moment même où elle débarquait d’Angleterre en 1993, etc. Avec le recul, je me dis que chaque découverte musicale a été pour moi un moment porteur. Et même si c’est souvent difficile, je suis satisfait de voir que la vie professionnelle que j’ai su m’arranger reflète et s’accommode assez bien de ce besoin de liberté et de développement.
En un sens, la vraie diversité et la curiosité sont des enjeux à la fois difficiles et porteurs. C’est une remise en question, personnelle en premier lieu, d’aller voir plus loin que le bout de ton nez, dans un monde vieux de plusieurs millions d’années mais qui vit en ce moment une intense période de disparition massive d’espèces. C’est en gros le fruit de la logique de l’efficacité capitaliste, qui étouffe la variété de la nature. L’art et la musique ne font pas exception.
Comment décrirais-tu la musique que tu joues aujourd’hui ? Différents projets t’animent, d’ailleurs… Je pense que beaucoup de ma musique a à voir avec la formule « basse, espace & temps » et pourrait être décrite comme un mélange personnel d’écoute de demain et d’écoute datant de l’âge de pierre. Ce qui m’intéresse, c’est de rapprocher la sophistication artistique et un certain archaïsme dans la façon de faire les choses. Une des bases importantes de mon expression, le geste artistique qui m’intéresse, est en lien étroit avec l’acte contemplatif que l’on trouve dans l’observation sensuelle – plus qu’elle n’est liée à l’architecture ou à l’expression spontanée.
Quel rôle l’espace joue-t-il dans cette formule, « basse, espace & temps », dont tu parles ? De quelle façon influence-t-il ton jeu ? Ce qu’il y a d’agréable quand on joue différents genres de musique (par exemple du baroque et du dub), c’est qu’il nous est possible d’apprendre comme sont diverses les priorités en jeu, qui font tel ou tel genre de musique et dont découlent les formes sonores qui le distinguent d’un autre genre de musique. Une musique pour « basse, espace & temps » est, pour moi, à la fois physique et spectral, contemplatif et archaïque. Elle consacrera forcément moins d’énergie à délivrer un message « direct » à l’auditeur (une mélodie, par exemple, ou des décisions de composition) qu’à révéler des atmosphères et différents flux de temps. Elle dirige l’attention sur l’espace en prenant soin de ne pas seulement l’occuper à force de gestes constructifs et expressifs.
Un projet tel que Forests fait-il écho au Soundscape de R. Murray Schafer ? Je ne cherche pas à renier le souvenir de l’atmosphère des forêts d’aujourd’hui, qui peut affleurer de temps à autre – ce qui ne surprendra pas beaucoup, à partir du moment où tu t’intéresses à la contemplation musical des éléments écologiques, géologiques et d’évolution, à l’œuvre dans les forêts. Mais le « soundscape » en tant que tel n’est pas d’une première importance dans Forests, ni une inspiration, et je ne pense pas qu’il y en a tant que ça sur ce disque. Mon intérêt se trouve plutôt dans l’abstraction, dans l’exploration et la propagation des éléments que ces fonctions évolutives peuvent apporter à la musique.
Ce n’est d’ailleurs même pas pour le seul plaisir de faire de la musique. En différents points, je m’envisage comme quelqu’un qui souffre de synesthésie, sans en avoir vraiment les symptômes – par exemple, la couleur violette peut m’apparaître quand j’entends un accord en bémol mineur. Pour moi, la valeur d’une proposition artistique croît souvent avec sa compatibilité avec d’autres états d’être ou de faire – avec sa capacité à former des analogies, qui permettent d’apprendre, de comprendre, de creuser et de découvrir de nouveaux horizons.
Cependant, il y a une exception notable qui semble échapper à certains auditeurs dans un premier temps (notamment à cause d’un fondu enchaîné) : les dernières minutes de Forests consistent en des field recordings provenant de la forêt de Staksund, captés par un micro placé à l’intérieur de mon instrument. Il y avait beaucoup de vent ce jour-là, et la seule chose que j’ai faite a été d’installer le micro et d’enregistrer le vent dans les cordes. Je crois que les gens ont du mal à croire que le son des cordes n’est dû qu’au vent et non pas à mon jeu. Alors que je n’ai fait que tenir mon instrument !
Quelle est l’histoire de ton disque précédent, Xylobiont. Comment Evan Parker a-t-il « eu vent » de cet enregistrement ? J’ai réalisé ces enregistrements pour moi et moi seul, je ne pensais pas vraiment à en faire un disque mais plutôt à rassembler des idées pour un disque à venir. A l’automne 2007, j’ai travaillé à l’organisation d’une pièce de théâtre musical au Palais des Festivals de Dresde. J’étais là pour trois semaines et j’ai décidé d’utiliser au mieux le temps dont je disposais entre les répétitions dans l’espoir de rentrer à la maison avec des idées neuves. Chaque soir, je cherchais un endroit où allumer mon enregistreur portable et écoutais ensuite ces enregistrements, notant ce qu’il y avait là-dedans à exploiter ou à jeter, et je recommençais le lendemain.
Comme je trouve le travail d’Evan Parker en solo très inspirant, notamment dans la dynamique de son approche instrumentale, j’ai pensé qu’il serait intéressant de jouer comme en retour, en résonance, de son œuvre. J’ai obtenu son contact d’un partenaire que nous avions en commun. Parker m’a remercié de mon idée tout en me signifiant qu’il ne pourrait pas écouter mes travaux avant plusieurs mois. Ce temps a passé et, avec la distance avec laquelle j’envisageais désormais l’entier processus d’enregistrement, je suis arrivé à la conclusion que, en dépit de quelques lacunes inhérentes à la spontanéité du projet, il valait mieux publier ces enregistrements tel qu’ils étaient – plutôt que de me rendre en studio pour essayer de les jouer « mieux » ou pour profiter d’une parfaite configuration technologique.
Quand j’ai réécrit à Parker, une sorte de note de rappel, je lui ai fait savoir que je tenais à publier cette musique telle qu’elle était, sans penser qu’il le ferait lui-même, mais le lui suggérant néanmoins tout en lui demandant s’il n’avait pas des contacts à me suggérer. Il s’est avéré qu’il venait juste d’écouter mes enregistrements (dans le même temps que mon interprétation de Theraps de Xenakis – publié sur Xenakis Music for Strings, ndlr.) et m’a dit qu’il serait heureux de les sortir sur son propre label. J’étais aux anges.
Ecoutes-tu beaucoup de musique improvisée – la question se pose, d’autant que tu interviens dans le Crossbows de Barre Phillips ? Ma rencontre avec Barre découle davantage d’une évidence de « contrebassiste créatif ». Il a beaucoup encouragé mon travail, de diverses façons, et il a été un formidable soutien durant ces cinq années où j’ai travaillé à Forests. Et puis, Barre Phillips, quand même ! Il est à l’origine de tellement de choses avec lesquelles nous, contrebassistes créatifs, jouons encore aujourd’hui. Je suis ravi de faire en quelque sorte partie de son univers, et de ce projet Crossbows qu’il a imaginé. J’ai donc pu le rencontrer, en présence d’autres jeunes contrebassistes de talent que je ne connaissais pas personnellement, tout ça chez lui, dans cet endroit de rêve qu’il habite en Provence.
La musique improvisée est une part importante, et naturelle, de ce que je fais et de beaucoup de ce qui m’intéresse aujourd’hui. J’en ai surtout beaucoup écouté à l’époque où j’ai découvert un univers musical où l’improvisation est capitale.
Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’une improvisation réussie doit être parfaite et donc je ne ressens pas l’envie d’en écouter – ce, même avant l’apparition de toute cette variété de musiques improvisées ces dernières décennies. Ça me rappelle un peu ma relation à John Cage – découvrir son univers a été une vraie révélation qui a influencé mon cheminement jusqu’à aujourd’hui. Mais arrivé à un point, mon envie d’écouter les exemples donnés de son approche spécifique et de leur potentiel s’est peu à peu évanoui. J’ai vécu la même chose avec la musique très écrite. En définitive, je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose d’en écouter moins aujourd’hui.
Si elles représentent fondamentalement deux choses opposées, la composition et l’improvisation sont les deux frontières de ma pratique musicale. Aujourd’hui, j’aime écouter et faire de la musique qui trouve d’elle-même sa place entre ces deux pôles : des mélanges complexes de détermination et d’improvisation, une musique dont il est difficile de connaître la recette. Je crois apprécier le mystère qui entoure le degré d’improvisation et de composition à trouver dans une pièce.
Et puis, je joue aussi de la musique contemporaine, souvent, et dans son acception la plus large. Au moment de mettre un disque, en ce moment, plus que sur une musique strictement composée ou strictement improvisée, mon choix se portera sur Akkord, des enregistrements de musique d’Afrique de l’Ouest, Popol Vuh ou un Tribe Called Quest des années 1990.
Revenons alors à tes autres projets musicaux… A cause de l’intérêt que je porte aux différentes facettes de la culture du Sound System, à différentes sortes de musique électronique et aussi, depuis quelque temps, au Krautrock, revenir à la basse électrique a été une nécessité. J’ai pas mal travaillé à Forresta, un projet qui respecte les idées dont je parlais avec simplement une basse électrique et de l’électronique. Les possibilités sont quasi infinies et je pourrais passer des années à composer des pièces toujours nouvelles. Cela apporte un contraste appréciable au jeu à la contrebasse, où les possibilités sont finalement souvent assez pauvres en termes d’implication physique et de volume. Avec Forresta, c’est tout le contraire : en ce moment, mon jeu est le plus souvent minimal, même si je joue à un volume assez fort, dans les graves, ce qui révèle des fréquences fabuleuses à-côté desquelles je n’aurais pas aimé passé au terme de la vingtaine d’années que j’ai passée sur cette terre en tant que bassiste.
Concernant mon idéal d’expérimentation et mon envie d’en apprendre toujours d’avantage, j’ai aussi trouvé très motivant le fait de travailler sur un instrument que je ne maîtrise pas si bien d’un point de vue technique ou académique. A la basse électrique, ma musique est moins technique et je peux m’entraîner avec une certaine fraîcheur, due aussi au rôle qu’y joue le processus électronique – chose qui s’avère certes aussi assez technique en soi, d’autant que les pédales d’effets m’obligent à utiliser mes pieds.
La plus grande expérience que Forresta m’a permise s’est faite sur Visual Bassic, ma collaboration avec la projectionniste Katrin Bethge. Nous avons une même approche synesthésique de nos arts respectifs et étions mutuellement fasciné par notre façon de dialoguer avec le médium de l’autre. Ça a été l’une des rares fois où nous avons pu, l’un comme l’autre, et de façon constante, faire quelque chose qui soit en phase avec nos attentes, que ce soit individuellement ou ensemble, ce qui a eu pour conséquence de multiplier nos possibilités bien au-delà de ce que l’on pouvait attendre de la somme de nos deux engagements. Cette collaboration a aussi permis de nombreux développements et de profiter d’idées toujours nouvelles, et je crois que je pourrais poursuivre longtemps cette expérience sans m’en lasser.
Tout au long de ma vie d’adulte, j’ai fréquenté les clubs (de jungle, drumm and bass, dubstep, dancehall…), et le projet que j’ai appelé Fatwires combine cette basse électrique préparée avec les rythmes que je créé. Toutefois, comme je tenais à mettre la dernière main à Forests en priorité, j’ai dû sacrifier pas mal de temps à ce travail d’exploration et je dois dire que je suis assez impatient de m’y remettre. Ceci dit, à la même époque, j’ai aussi noué des liens étroits avec le batteur Eric Schafer, qui habite Berlin. Nous sommes comme deux corps se partageant un même cerveau quand il s’agit d’envisager la basse et la batterie, et il faudra que je consacre aussi une intense énergie à nourrir nos futures collaborations.
En dehors de ces projets solos et de ces collaborations étroites, j’ai toujours travaillé avec des dizaines de musiciens et de groupes venus de toutes les extrémités du spectre musical d’aujourd’hui, classique et jazz compris. Si je goûte cette diversité stylistique, l’interprétation de la musique contemporaine en orchestre forme sans doute l’une des bases de mon activité professionnelle. Cette scène reste encore en marge de la culture classique allemande, comparée à une culture plus alternative ou au langage de l’improvisation apparenté au jazz. Si la « nouvelle musique » demande une pratique instrumentale de haut niveau, ses conditions sont généralement plus adaptées à des personnes comme moi, qui n’ont rien appris d’autre que la musique pour pouvoir assurer leur quotidien, et tiennent encore à faire quelque chose d’intéressant. Bien sûr, cela suppose un enseignement classique, la nécessité de lire beaucoup de musique et de pouvoir faire montre d’efficacité assez rapidement.
Cela fait donc pas mal de projets de groupes. Avec d’ambitieux projets solo comme Forests, je regrette de n’avoir pu m’investir dans de nouvelles et plus personnelles collaborations. Le travail de composition a de nombreux atouts et des aspects fascinants, mais tend aussi à être plus institutionnalisé, un peu plus technique et moins créatif, surtout quand on tient à ses propres exigences en terme d’avant-garde et d’indépendance, et après l’avoir fait pendant plusieurs années. Voilà donc : j’ai plein d’idées en prévision de nouveaux projets, avec de nouvelles personnes, et dès que j’aurais emballé et expédié ma dernière boîte de mousse (Forests, ndlr), je vais m’y ruer !
John Eckhardt, propos recueillis en septembre 2014.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Thomas Stiegler, Hannes Seidl : Das Wetter In Offenbach (Edition Wandelweiser, 2014)
La vue que dessinent Thomas Stiegler et Hannes Seidl d’Offenbach-sur-le-Main tient dans un espace clos. En fait, c’est une surface, une surface circulaire, d’une quarantaine de minutes. Beaucoup de bruits d’Offenbach sont groupés là, sur ce CD, autour d’une ligne électronique multiple, doublée, secouée, brisée.
Souvent sur son parcours on tremble pour elle. Les ondes sinus peuvent se cacher derrière elle, les enregistrements de terrain (des oiseaux, des pas, de la soupe radiodiffusées, de drôles d’engins…) se poser sur elle… notre envie de musique peut la perturber aussi. Mais la ligne tient la distance, elle fait son ouvrage de quadrillage, elle réduit la ville d’Offenbach à sa portion climatique, atypique.
Thomas Stiegler, Hannes Seidl : Das Wetter In Offenbach (Edition Wandelweiser)
Enregistrement : 2009-2010. Edition : 2014.
CD : 01/ Das Wetter in Offenbach
Héctor Cabrero © Le son du grisli